Sofia Djama : « Je ne trouve rien de plus médiocre que la bigoterie »

Nous nous sommes rencontrés à Alger, avec Chawki Amari, au début des années 2000, alors que le sang de la décennie précédente n’avait pas séché. Tout de suite, une relation littéraire s’est installée entre nous et la qualité et l’audace des textes de Sofia Djama m’avait frappé. C’était des sortes de petites nouvelles qui charriaient de la révolte et un désir intense de liberté. Puis il y a eu le court-métrage « Mollement » un samedi matin qui n’a eu qu’une projection confidentielle à Alger. Alors lorsque Sofia Djama a surgi avec « Les Bienheureux », ce n’était pas une surprise. On l’attendait  par l’écriture littéraire, elle est arrivée avec le cinéma. Elle raconte bien, à sa manière, sa relation concomitante avec les deux dimensions artistiques.
Depuis le 7 novembre, Sofia Djama fait la tournée des salles de projection de la Cinémathèque algérienne, avec son film, pour rencontrer le public.

 

Un article de notre confrère et ami Brahim Hadj Slimane, publié le 25 novembre dans « Le Soir  d’Algérie » sur Sofia Djama, la grande révélation du cinéma algérien.Il me semble qu’il y a, chez vous, une révolte contre ce que vous appelez la «bigoterie» dans la société algérienne et que vous intégrez dans votre vision de l’islamisme. C’était déjà dans des écrits que j’ai eu le privilège de lire. Est-ce central et comment s’est opéré le traitement par le cinéma ?Je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi le corps de la femme, les libertés individuelles, la singularité, étaient honnis, pris en otage, il faut être sacrément tordu pour adhérer à cette vision du monde.
Je ne trouve rien de plus médiocre que la bigoterie. C’est petit, c’est laid, c’est bête, ça n’a aucun socle idéologique, spirituel, c’est juste un effet de meute, ça remplit le vide, le fregh dans lequel l’Algérie s’enlise peu à peu. La bigoterie c’est de la fainéantise intellectuelle et même religieuse. C’est que cette violence à l’égard de la femme n’est pas le fait unique de l’intégrisme, à mon sens. C’est aussi la conséquences d’archaïsmes bien ancrés chez nous, qui existent et qui ont toujours existé. Il y a une photo qui circule sur les réseaux sociaux relayée par certains mouvements ou des nostalgiques : il s’agit de 3 jeunes femmes en minijupe sur la place des martyrs à Alger, dans les années 70. Cette image m’énerve prodigieusement. Elle est anecdotique, car pour ceux qui la voient, ils pensent que c’était commun de voir des femmes habillées de cette manière dans ce quartier. On a créé un fantasme sur une Algérie des années 70, où les femmes étaient plus libres, indépendantes. A mon avis, ce n’est pas si vrai que ça. Je pense que la longueur des jupes était déjà liée au fait de la mode.
A l’époque, les jupes étaient plus courtes du coup, celles qui choisissaient de s’habiller à l’occidentale devaient s’habiller ainsi, mais je doute qu’elles s’habillaient toutes comme ça. Ma prudence m’amène à penser que c’était une minorité urbaine.  Je ne leur nie pas leur algérianité, mais il ne faut pas dire que c’est un acquis que nous avons perdu. Je pense que la condition de la femme a toujours été très précaire, et l’archaïsme et la bigoterie toujours présents, peut-être moins visibles. Sur bien des points, le code de la famille a légitimé les archaïsmes.

J’ai le souvenir de mon enfance dans les années 90. J’ai grandi en zone urbaine, dans une famille plutôt aisée, mais ça n’a pas empêché certains de mes oncles et tantes de décider du destin de leurs filles : interruption de la scolarité, mariage arrangé… J’ai même une cousine -elle a la trentaine- qui a divorcé et s’est vue obligée de revenir à la maison de ses parents avec son enfant. Elle n’a pas le droit de se maquiller, de sortir en dehors de son travail. Elle n’a pas le droit à une vie sociale, son parcours est chronométré, et tout ça lui est imposé par sa mère !
C’est étrange que cette jeune femme accepte tout cela sans se rebiffer. Moi, ça me sidère. Je crois que j’ai développé une tolérance zéro pour les bigots, le jour où leur médiocrité a fait irruption chez moi, le jour même du décès de mon père. Ça a été d’une violence inouïe. Je me débattais contre eux. En vain.
Je n’avais que ma colère qui, d’habitude, me rend toute puissante, mais face à ce nombre de bigots nous réquisitionnant ma sœur et moi, notre père et par conséquent notre deuil, j’ai eu très mal… Je crois que je me suis totalement sentie impuissante quand j’ai formulé le regret de ne pas avoir de frère qui les affronte et les foute dehors !Êtes-vous d’accord pour voir dans ce film une part d’autobiographie et dans quelle mesure ? On est tenté de vous voir incarnée dans le caractère fort de Feriel, mais vous êtes semée peut-être en Amel et son amertume. En tous les cas, ces deux personnages sont-ils représentatifs des femmes en Algérie ?Oui. Le personnage de Feriel dans son interaction avec le monde, sa personnalité, évidemment, est la plus proche de moi. Je ressemble à Amel, peut-être par certains aspects comme sa tendance à provoquer, mais pas sa désillusion. Je suis certainement plus optimiste qu’Amel. Il y a de ma mère je pense dans Amel, puis d’autres personnes qui faisaient partie de mon entourage.
C’est un peu une palette de différentes personnes que j’ai connues et que j’ai essayé de reproduire. Concernant la représentation, ces personnes existent, je les connais… Elles sont certainement minoritaires, mais au nom de quoi on ne pourrait pas raconter leur histoire, leur donner une existence dans le cinéma ? A force de leur dire qu’elles sont minoritaires, j’ai l’impression qu’on leur nie leur légitimité d’Algériennes. Je trouve ça violent et incompréhensible comme si on leur reprochait d’exister. On les culpabilise parce qu’elles paraissent différentes de l’image convenue de l’Algérien moyen.
Et qu’est-ce que l’Algérien moyen ? Personnellement je ne le connais pas. Montrez-le moi ! C’est tellement réducteur de vouloir concentrer l’Algérien dans une image. Si on fait un film sur une famille de tailleurs de pierre au fin fond de Arris ou de Tkout, est-ce que vous pensez que des gens de mon quartier du Golf, zone totalement urbaine à Alger, vont se sentir représentés ? Non et alors, ce n’est pas grave… Mais pourquoi vouloir absolument une représentation dans laquelle toute l’Algérie va s’identifier ? C’est insultant pour ce pays qui est si grand. Feriel et Nadia, c’est une passation entre deux femmes de deux générations différentes avec deux histoires différentes.
D’ailleurs, c’est ce que j’installe dans la scène de la chambre la seule fois où Feriel rencontre Amel. Mais il ne s’agit pas de nier à ces personnages, et la catégorie sociale qu’ils illustrent, d’être portés à l’écran. Il est juste question ici de relever, sociologiquement, le caractère ultra-minoritaire de ce milieu. Mais vous, vous avez fait le même constat, rétrospectivement, avec les femmes qui portaient la minijupe dans les années 70.D’une autre manière, ne pensez-vous pas que la portée de ce film s’en trouve limitée pour un large public algérien ?La visibilité de mon film sera limité par le nombre de salles existantes en Algérie, et de l’absence d’acquisition de programme télé en Algérie. Mais concernant le public, je ne l’infantilise pas. Ceux qui ne l’aimeront pas auront toutes les bonnes et mauvaises raisons du monde de ne pas l’aimer. Pareillement pour ceux qui l’aimeront. Après tout, c’est ça le cinéma !Que vouliez-vous montrer d’Alger et sous quels visages ?Présenté à Cinemed 2017 en présence de sa réalisatrice, le film a été primé un peu partout dans le monde. Sa jeune actrice Lyna Khoudri a remporté le prix de la meilleure actrice au festival du film de Venise la même année. Sofia Djama est le leader d’une nouvelle génération de cinéastes qui s’emparent sans tabou des questions de leur pays, en miroir de ce que fait Nabil Ayouch au Maroc.Alger est la ville où j’ai grandi et dans laquelle j’ai beaucoup erré avant de pouvoir la connaître et y trouver ma place. Sa situation topographique lui confère une esthétique particulière qui articule et rythme la narration. Flanquée sur une corniche, Alger donne le dos à la mer. Elle inspire de belles métaphores sur l’impuissance, le blocage, l’enfermement, l’échec, mais aussi l’espoir…
Ces métaphores s’expriment par la mer qu’on voit, mais qu’on ne touche pas, par un horizon difficile à distinguer à cause d’un écran de pollution permanent, par une lumière oppressante, par un urbanisme stalinien qui écrase ses habitants, par les vestiges d’une architecture coloniale haussmannienne, mauresque, néo-mauresque, art déco, moderniste école Le Corbusier… Bref dans une cacophonie architecturale qui incarne la relation tumultueuse de l’Algérie avec son Histoire, et par conséquent de nos personnages avec leur histoire intime, et leur parcours émotionnel durant cette nuit.
Alger est le théâtre d’une action qui se déroule par à-coups, où l’histoire se bloque à tout moment, comme un vieux 33 tours rayé qui sauterait régulièrement. Les personnages ont le sentiment qu’une partie de la musique de leur vie leur a échappée, ou pire encore, qu’elle s’est écrite sans eux. Ils arpentent leur ville avec difficulté. Ils sont constamment bloqués par l’étroitesse des rues, par les perspectives qui se ferment aussi brutalement qu’elles se sont ouvertes, par l’urbanisme absurde de la ville.
Sans doute connaissent-ils tous un des autres noms d’Alger : «La Bien Gardée». Autrement dit, celle qui se refuse. Aussi absurdement inaccessible que le château de Kafka.
Je me dis parfois qu’Alger est une ville qu’on aime détester, parce qu’elle est trop grande pour les petites personnes que nous sommes.« Les Bienheureux »se déroule en 2008, à Alger. Un couple fête son vingtième anniversaire de mariage mais le bilan de ces Algériens qui ont vécu la guerre civile entre forces armées et islamistes est amer…

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