Dans l’ordre alphabétique de leur prénom respectif, elles se prénomment Elsa, Florence, Sandrine. Sandrine Arjalies, Florence Cheiron, Elsa de Saignes vivent à New-York depuis peu, pour deux d’entre elles, ou depuis plus longtemps -pour l’autre. C’est Florence, c’est l’expatriée de longue date aux USA. Elles ont entre la fin trentaine et l’entrée dans la quarantaine. Toutes les trois sont mamans de jeunes enfants. Toutes les trois travaillent. Toutes les trois sont liées par une géographie commune : le sud languedocien, Montpellier ou la Grande-Motte. Toutes les trois font partie du réseau Racines Sud-NYC. Toutes les trois ont une vie à raconter. Et toutes les trois ne peuvent être mises à l’étroit dans des cases définies. Pour le moment, je ne peux dire mieux, et voici ce que j’ai dit à la fondatrice de LOKKO, Valérie Hernandez : « Florence, Sandrine, Elsa sont faites du même métal psychologique » . Elle regardera les vidéos des entretiens et me répondra par WhatsApp : « Oui, tu as raison » .
Mes conversations avec elles, sans mon carnet de notes, et les interviews que je menai avec elles, à NYC ou à Montpellier, confirmèrent mon intuition: ce qui peut définir trois caractères qui se retrouvent outre-Atlantique, dans une mégapole dynamisante et épuisante dialectiquement, c’est le désir, la chance que l’on se crée, celle -qui sait ?- que l’on a un peu avec soi. Ce questionnement, je me le pose aussi : moi-même je suis voyageur, j’ai beaucoup de mal à aimer rester sur place ; et je vécus et travaillai deux ans à NYC, comme prof, à la United Nations International School.
Lui, Jérôme, c’est le Président de Racines Sud-NYC que j’ai rencontré grâce à des amis de Brooklyn, où je vivais alors. Jérôme (Casamatta) est « Global Markets, Director -Head of Pension Solutions » au Crédit Suisse wallstreetien. Il en train de passer la main à Sandrine Arjalies. Lui et moi, nous aurons une conversation, sur le trottoir, devant le Beatrice Inn, 285 W 12th St, New York, NY 10014 -quartier : West Village. Un bar en sous-sol. Les escaliers sont au niveau de la rue. Il y a un banc et un panneau pour y lire ce que le bar vend comme boissons. Les adhérentes et adhérents de Racines Sud-NYC s’y rencardèrent finalement. Comme il faut manger ET boire au St Tropez où nous devions, à l’origine, nous retrouver seulement pour boire, Sandrine (Arjalies) alla chercher un endroit où nous pouvons boire seulement. A un coin de rue du St Tropez, elle trouva le Beatrice Inn. Nous en avons pris la direction.
Ce soir du mercredi 27 juin 2018, il pluviote. J’ai un parapluie, Jérôme n’en a pas. Il ne s’est pas changé. Il n’en a pas eu le temps. Qui a le temps à New-York, la Cité ? Je vois donc comment s’habille un mec de son niveau professionnel, chemise, costume, chaussures -comme tout le monde, en plus cher sans doute. Si j’ai bien compris, il gère des fonds de pensions publics et privés. Nous parlerons de ce qui motive l’expatriation, de ce qui motive le départ de la France, de son parcours professionnel qui me paraît prestigieux. Curieux des gens et amateur d’âmes, je lui posais des questions. Il me dira : « Toi, tu es fin psychologue » . Puis quelque chose comme : « Ç’en est presque inquiétant » . Tout le monde est sympa. Tout le monde veut se détendre, a besoin de se détendre -décompresser, avec un verre ou deux, tout en mesurant l’importance de l’autre et/ou en imaginant les portes que cet(te) autre, par sa position, son réseau, peut ouvrir (le business, au sens large, n’est jamais loin). Tant qu’on a un peu de temps libre dans son agenda. Pour ma part, je veux traverser le miroir et percevoir, par la conversation, qui sont ces femmes et ces hommes, ce qui -émotionnellement, intellectuellement- les lie, au-delà d’être des Français vivant et travaillant à New-York. Quelque chose comme un instinct commun regardant le monde, la vie, la réussite selon une grille mentale à peu près partagée ? La ténacité. L’endurance. La certitude qu’il y a un chemin pour elles et eux.Beatrice Inn est un bar que je trouve bien chic : je me regarde, moi et mes grosses chaussures de marche, ma chemise à carreaux, mon éternel sac à dos de lycéen sur les épaules ou pas très loin -cependant, à NYC, who cares ? A New-York, les millionnaires peuvent être habillés comme moi, ce soir-là. On sort sa carte de visite professionnelle. On la donne à son vis-à-vis. On parle de soi, de ce que l’on fait à New-York, de ce que l’on a entrepris. On « réseaute ». NYC, c’est aussi une constellation de contacts qui vous mènent à d’autres constellations de contacts. Ainsi vous pouvez obtenir un débouché, voir un poste vous être proposé, accueillir un(e) partenaire professionnel(le), vous faire connaître, reconnaître, etc. The American way of connecting and doing.
J’avais reçu un courrier de Racines Sud-New-York.
« Notre prochain afterwork de mercredi 27 Juin aura lieu au bar à vin Le St Tropez », 304 West 4 th Street, New York, NY 10014. Je vous donne rendez-vous à 6.30 pm sur place. https://sttropezwinebar.com/
Vous ne connaissez pas encore?
Vous allez adorer !
Ceux qui souhaitent venir (en plus de ceux qui m’ont déjà répondu) peuvent le faire dès maintenant par retour d’email pour s’inscrire.
Chacun paye ses consommations.
Venez partager vos Racines à New-York ! »
19 juillet 2018, tout à l’heure, je rencontrerai Elsa de Saignes. C’est la première que je vais interviewer. Quelques jours plus tard, le rdv avec Florence Cheiron se passera au restaurant Stella 34 Trattoria, 151 W 34th St, New York, NY 10001, dans le bâtiment où règne, sur plusieurs étages et trois ou quatre-cents mètres de long, l’immense magasin Macy’s. 6th floor. Vue sur l’Empire State Building derrière une série d’immenses baies vitrées. Le mois suivant, à Montpellier, j’interrogerai Sandrine Arjalies, sur la Place de la Canourgue.
Elsa de Saignes
Jeudi 19 juillet 2018, NYC
D’abord Elsa, d’abord le Ear Inn. Nous devions nous y retrouver à 11h30. Un message sur mon téléphone : « Coucou Lionel, je suis arrivée au Ear Inn et c’est très/trop sombre. Je te propose de me retrouver tout à côté, dans le lobby de l’hôtel Arlo » . L’adresse : Arlo Soho, 231 Hudson St, New Yok, NY 10013. Je lui réponds :
-« Parfait. Je finis de boire mon chocolat, de charger mon tél et je te retrouve.
–No rush, je suis installée, tranquille, je rêvasse ».
-« Rêver c’est informer l’avenir, Gérald Neveu, poète de très haute tenue » . Ouais, ça ressemble à ça, mes derniers 8 jours à NYC. Il fait très beau. Mon t-shirt a une tache marron. Même après plus de deux ans sur place, je n’ai pas encore pris le coup des New-Yorkais qui, tout en marchant, sont capables de boire du café ou du chocolat chauds, et quand je dis « chauds », je devrais plutôt écrire : « brûlantissimes ». (Pareil pour manger une part de pizza coulante tout en allant d’un point A à un point B. Je reste Français : il me faut une table.) Chez moi, ça se renverse, une boisson chaude / brûlantissime. Ça s’est renversé encore une fois. Rien de grave. Une tâche. Elsa ne la verra pas. Je porte un t-shirt dont la couleur rouge se situe entre le rouge fraise écrasée et le rouge bismarck. Assez sombre, en tout cas, pour masquer la macule sombre. -Mes premiers pas dans le journalisme sérieux (mon portable, mon carnet de notes, mon stylo, les questions) commencèrent de la sorte.
-« Bonjour Elsa ! » Je la retrouve sous une tente de la marque TENTRR, dans le patio de l’hôtel. Nous y préparerons l’interview filmée pendant une heure.
-« Tu veux un café ? -Je veux bien, merci ».
Elle et moi sommes un peu nerveux. Elsa, à l’idée d’être filmée, moi par rapport à tout ce que j’ai à penser et mettre en place pour que nous soyons, elle et moi, détendus. Chacun va aider l’autre à l’être. Être fluides, à l’aise, devant et derrière un micro. En l’occurrence, celui du téléphone portable que je tendrai, à mi-chemin entre elle et moi. J’imagine aussi l’état intérieur d’Elsa, celui qu’auront Florence puis Sandrine. Je me répèterai : « Pense au bon enregistrement du son » . Est-ce que les bruits autour de nous ne sont pas trop forts ? Pas bafouiller. Ecoute les réponses. Sois naturel. Tralalalère. Ce genre.
Arlo Soho, hôtel ****. Juillet. Derrière la verrière, je vois des tables sous de grands et larges parasols, une écrasante majorité de jeunes gens, pas plus de 24 ans, en train de parler ou de faire je ne sais quoi avec leur ordinateur portable. Ceux-là sont très concentrés. D’après les photos que j’ai prises et que je suis en train de regarder à nouveau, pas une lectrice, pas un lecteur en train de lire un bouquin. Il y a des tentes, au nombre de deux. Elles sont vastes et cosy. Un petit air de virée dans le désert jordanien. La température : 34-35°C sans compter l’effet de l’humidité océanique. En bois massif avec une bonne assise : des chaises et un canapé de jardin. Tout confort pour les fesses et le dos : un matelas, des coussins dont un sur lequel est imprimé un Hello Summer dynamique. Très peu de babioles. Deux lampes élégantes. Deux énormes bougies dans des sémaphores en verre. Un lévrier grandeur nature en porcelaine. Une table basse orientalisante. Un transat. Suspendue, une tête de cerf blanche en plastique ( ?). Tout est réfléchi pour offrir une impression d’ailleurs. L’ambiance aurait pu être kitsch. Il n’en est rien. Génie de la décoratrice ou du décorateur. Ni pas assez ni trop. Elsa revient avec deux expressos. J’ai eu le temps de mettre de l’ordre dans mes idées.
Je sais que je suis chanceux : les personnes que j’ai rencontrées à la soirée Racines Sud-New York ont une histoire à raconter, ont écouté ce que sera le journal en ligne LOKKO, ont dit « oui » à un entretien si elles en avaient le temps. Vous ai-je dit qu’à NYC, le temps libre est une conquête de tous les jours ?
Ce que j’aime avec les conversations et le face à face longs : permettre l’expression d’une parole rassurée et libre. Elsa a un rythme dans son débit de mots qui raconte quelque chose d’elle : ça court, ça avance ; dans le ton et sa musicalité : quelque chose de léger qui n’oublie pas la profondeur. C’est une femme de présence et d’écoute. Nous en parlerons. Elle est auteure toujours, prête-plume parfois, humoriste souvent, rédige des chroniques pour des médias français, en France & à NYC, pour French Morning par exemple. Elle a travaillé, dans l’ombre d’un humoriste connu pour une chaîne de TV française.
-« Avec ce métier, je peux vivre partout de ma profession, je ne suis pas attachée à un bureau, une ville, Paris, Bruxelles, maintenant New-York, et on verra après » . Et avant ça ? « Avant ça, j’étais dans le marketing, chez L’Oréal puis Société Générale. Avant ça, j’avais suivi un Mastère à HEC et soutenu mon mémoire de certification sur l’humour thérapeutique » . Thérapeutique ? « Mes parents sont médecins ». Il faudra qu’on en parle ! Ecrire délivre (avec ou sans calembour, choisissez) ! Et écrire pour d’autres, c’est une histoire de rencontres.
-« Ce n’est toutefois pas suffisant, Lionel : il faut créer le chemin qui n’existe pas, créer les opportunités et les saisir ». J’aime tellement cette expression. Plus tard, elle glissera : « Si tu y crois, tout est possible » .
Elsa, en tant qu’auteure, femme humoriste, a fait le choix d’une ligne bienveillante. Elle ajoute : « Je veux écrire sur la beauté des choses. Pas uniquement sur les travers » . Pas sur le mal qui agite le monde. Elle me dit qu’elle a deux références chez les humoristes. Il y a Raymond Devos : apprendre à jongler avec les mots à les apprivoiser. Pierre Desproges, lui, c’est pour l’autodérision. Il lui a fait comprendre que l’autodérision permet de ne plus avoir peur de soi ni de l’autre. Elsa poursuit : « L’humour méchant agresse, l’humour bienveillant réparé » . A ce moment-là, elle revient rapidement sur sa recherche sur l’humour thérapeutique, la gélothérapie : le rire qui soigne. « C’est une attention bienveillante à l’autre, à tous, blancs, noirs, idiots et intelligents… Souhaiter le meilleur à l’autre sans phagocyter son émotion. » Ce qui est différent de l’empathie qui est le partage de l’émotion de l’autre ». Elsa est une femme compassionnée : elle ne souffre pas de toute la misère du monde. Elle aide comme elle peut qui a besoin d’aide. « C’est mettre tout en œuvre pour souhaiter le meilleur pour l’autre. J’offre une présence et une écoute sans perdre ma place ». Elsa tisse une métaphore animalière pour appuyer ce que je transcrirai dans son portrait :
-« Je prends l’exemple du caméléon. L’animal ne perd pas son ADN mais s’adapte à son environnement. Merveille de la nature, il devient son environnement tout en demeurant lui-même ».
Ça, c’est elle. Elle s’adapte à l’autre de manière attentive. « J’ai beaucoup voyagé ». Elsa, Sandrine, Florence ont toutes beaucoup voyagé.
Le mari d’Elsa travaille dans l’industrie chimique, le monde des terres rares, peu connu du grand public. La famille vit à Paris puis déménage à Bruxelles. Un poste s’ouvre aux USA en 2015. « La vie est pleine de surprises ! » Le départ à NYC était improbable, jamais réellement envisagé jusqu’à ce jour.
Les enfants d’Elsa ont une chambre avec vue sur toute la ville, sur Chelsea, Greenwich Village, Soho, Tribeca, Financial District. Ils vivent sur l’autre rive de l’Hudson River, côté New-Jersey. Les prix des loyers et la superficie des appartements à Manhattan -ou Brooklyn, ou Queens- sont très élevés pour une famille. Néanmoins, New-York City, c’est l’émerveillement pour ces petits expatriés. Leur école franco-américaine est très colorée et ils adorent porter l’uniforme de rigueur en « middle school » . Ils montent tout en haut des immenses buildings pour gratter le ciel. « On tombe dans le ciel » . La famille visite régulièrement les musées et monuments qui font la renommée de la grosse pomme.
-« La ville happe les gens dès le début. Par les films, les photos, les livres, nous avons tous un bout de NYC en tête : Times Square, Central Park, l’Empire State Building… »
Elsa ajoute : « Cette ville crée un référentiel de normalité différent. À notre arrivée, mon fils a été invité à l’anniversaire d’une de ses camarades de classe, d’origine éthiopienne, dont les parents adoptifs, un couple de femmes blanches d’un certain âge, nous a accueillis avec beaucoup de chaleur. La norme n’existe pas ». New York, c’est l’absence bienfaisante des jugements, des a priori, c’est la culture du tout est possible. « A tous les niveaux ». Go with the flow. Être soi et/ou qui je veux être, qui n’est pas le moi que les autres habituellement connaissent. Pour ma part, Lionel Navarro, je peux le dire : quel soulagement par rapport à la pesanteur que j’avais vécue jusqu’alors, en France, où tout doit rester à sa place.
Je racontai à Elsa cet épisode avec deux jeunes homos qui se regardaient amoureusement dans un wagon du métro. Le bout de leurs doigts se touchait. Un type leur balance : « Get a room » . Un étudiant s’approche de lui : « Ici, c’est New-York. Si tu n’es pas content de ce que tu y vois, tu te casses ». Un poids s’évapore de mon cœur.
-« Attention, en ce qui concerne l’ouverture d’esprit, NYC ou la Californie n’ont rien à voir avec le reste des USA ». Elsa me dit que son mari et elle n’ont pas de projet d’installation à long terme à NYC. « La ville est difficile. Il n’y a pas de place pour la douceur de vivre. La ville est dure du point de vue social, et du point de vue environnemental » . Ses yeux s’illuminent : « Mais elle est tellement excitante ! C’est la ville où vivre une expérience ! » Nous parlerons aussi de politique, vous vous en rendrez compte plus loin.
Pour Elsa, l’accès à une double culture permet à ses enfants de décoder la possible hypocrisie américaine où tout se qualifie d’un consensuel AMAZING ! Elle leur dit que les gens ont le droit de ne pas être d’accord, qu’ils ont eux-mêmes le droit de ne pas être d’accord avec les gens. L’esprit français offre la capacité d’exprimer son désaccord sans conséquence, sans blesser ses interlocuteurs. Elsa remarque que l’expression des divergences n’est pas une habitude aux USA. En France, nous apprenons, à l’école, que l’échange de points de vue opposés n’est pas la volonté de nier l’autre dans sa singularité. Longue tradition française du débat humaniste (thèse, antithèse, synthèse) et de la conversation. Nous n’avons pas vécu le traumatisme de la guerre de Sécession ni celui de la ségrégation. Oui : avoir le droit de ne pas être d’accord. Et le dire.
Ce qui plaît à Elsa : « L’enseignement scolaire nord-américain se fonde sur une démarche positive. L’école promeut les points forts avant tout. Avec mes enfants, en bonne française, je veille toutefois à travailler aussi sur leurs points faibles, pour un bon équilibre des forces ». Elle veut leur faire comprendre qu’il ne faut pas rester sur une satisfaction béate de soi. Cette réflexion me rappelle les panneaux colorés que je voyais dans les couloirs de la United Nations International School où j’enseignai. Tu as dessiné quelque chose : « Tu es un artiste » . Tu as écrit des vers : « Tu es un poète » . Quelle que soit la qualité du dessin ou du poème. « Prends soin de toi. Prends soin des autres ». Dans les écoles s’entend et se lit, sur les murs, Sois le changement que tu veux voir dans le monde (Gandhi). Une telle démarche éducative m’est réconfortante.