Retour sur « Saigon », de Caroline Guiela Nguyen, grand succès théâtral français, de passage à La Scène nationale de Sète, début février. Une pièce nostalgique et magistrale sur l’exil des « Viet-kieu », ces Vietnamiens de l’étranger.Il y a dans « Saïgon » de grands plaisirs mêlés d’irritations. Le restaurant indique d’entrée le plaisir, côté zone de confort. Le cadre connu du restaurant asiatique, universel, couleurs, musiques, langueurs. Mais on sort tout de suite de la zone de confort pour entrer dans la zone de découverte. L’Indochine, 1956. Le départ des Français, et avec eux, de plusieurs milliers de Vietnamiens qui rejoindront en bateau l’ex-puissance coloniale, précurseurs d’un exil de masse, celui des deux millions de boat-people qui fuiront leur pays après 1975.
Les Viet-kieu, vietnamiens de l’étranger
Mais ce n’est pas de Hô-Chi-Minh Ville dont nous parle Caroline Guiela Nguyen, mais de Saigon la débaptisée, la capitale de l’Indochine française, la « poudrière indochinoise », cette guerre après la Guerre, qui sonnera le glas de « l’empire français ». Ce n’est pas le Tonkin ou Diên Biên Phu qui sont ici ressuscités, mais d’autres fantômes de notre mémoire collective : les « Viet-kieu », littéralement les « Vietnamiens de l’étranger », et leur histoire, déchirante et déchirée.
Saigon en panoramique
C’est pourtant par l’intimité familiale que la pièce emmène le spectateur vers cette Histoire. Par un jeu d’entrée-sortie, les comédiens créent les fondus enchaînés qui feront passer le restaurant du Saïgon de 1956 au Paris de 1996, figeant les décors comme autant de souvenirs auxquels s’accroche la nostalgie des exilés.
1996. La fin de l’embargo contre le Vietnam. La première permission de retour pour les Viet-kieu. Des aller-retour temporels de la mise en scène surgit la question du retour, de ce que cachaient les pleurs et les silences.
C’est la zone de risque de la construction très cinématographique de la compagnie des Hommes Approximatifs. Si Saïgon a la beauté formelle de L’Odeur de la Papaye Verte, de Tran Ann Hung, et la mélancolie de Il fut un temps de Viêt Linh, il en a aussi les irritations. La longueur, et la lenteur de la progression de l’histoire. Les pleurs, incessants. Et ces petits moments, non traduits, qui perdent le spectateur dans le fil du drame intime.
Longueurs et langueurs
C’est pourtant dans ces intervalles risqués, dans ces démangeaisons du spectateur, que la magie de Saigon finit par opérer.
Oui, les larmes remplissent le plateau jusqu’à le déborder. Et au-delà de la performance des acteurs en pleurs, c’est de cette culture des larmes, dont il s’agit. « Chez moi, pour raconter une histoire, il faut beaucoup de larmes », nous dira à la fin la voix off de la serveuse, qui sert de passeuse entre les cultures tout au long de la pièce.
Oui, il y a des longueurs, de celles qui finissent par faire plier et déplier les jambes du spectateur, quelle que soit la qualité du siège. Des longueurs, des silences et des détours, comme autant d’interstices dans lesquels finissent par s’engouffrer les questions sur notre méconnaissance de cette histoire.
Une pièce-maîtresse
Et oui, il y a des moments où la langue n’est plus traduite. Où l’on ne comprend plus ce qui est dit. Et où le spectateur est renvoyé à la propre incompréhension linguistique des protagonistes. Incompréhension entre français et vietnamiens, et entre vietnamiens eux-mêmes. Pendant quarante ans d’exil, la langue des Viet-Kieu et la langue du Vietnam se sont développées selon des trajectoires différentes pour s’adapter à l’essor de la modernité. Tant et si bien que la langue des Viet-kieu et celle du Vietnam d’aujourd’hui ne sont plus tout à fait les mêmes, et que les « exilés » sont aussi en exil de leur langue. Car c’est là la véritable magie de Saigon, celle qui nous fait nous questionner sur cette histoire, celle qui, au sortir du théâtre, nous pique et nous force à aller plus loin, pour comprendre ces absences dans notre mémoire collective. En cela, Saigon vaut bien qu’on la qualifie de magistrale : une pièce maîtresse pour la compagnie de Caroline Guiela Nguyen.
Photos : Jean-Louis Fernandez