L’exposition du photographe reporter Paul Senn commence dès l’entrée dans le bâtiment, sans préliminaire, pour nous mettre tout de suite dans l’ambiance… La mémoire a déjà assez perdu de temps !
Armé d’un Leica, d’un Rolleiflex et d’un sens inné de l’observation des expressions humaines, ce merveilleux photographe suisse qui a toujours travaillé au plus près des ouvriers, des paysans, des gens qui luttent, nous offre des bijoux d’émotion. La centaine de photos, exposées, sous leur format d’origine, nous oblige à aller au cœur de l’image, à rentrer dans l’intimité des femmes, des enfants, des hommes survivant dans ces baraquements.
Des portraits d’une beauté insolente, où le jeu entre ombre et lumière est saisissant d’humanité, nous plonge au milieu de la vie quotidienne de ceux qui sont restés toujours debout malgré la souffrance.
Invisible parmi les indésirables
Son travail, réalisé entre 1939 et 1942, fait œuvre de mémoire. En regardant ce portait de bébé porté à bout de bras, décharné, le ventre gonflé par la malnutrition, je me pince pour me dire que ce cliché ne vient pas du Biafra à la fin des années 1960, lors des grandes famines, mais a bien été pris dans ce camp à 100 kilomètres de chez moi. Dans cet endroit d’enfermement, où les gens étaient affamés, où l’on séparait les femmes et les hommes, où les puces et les rats pullulaient, où le mot avenir perdait son sens derrière les barbelés.
Ce photographe a immortalisé l’entrée en France, en février 1939, de plus de 450 000 réfugiés espagnols. Ses photos racontent le passage de la frontière, l’arrivée au Perthuis, entre les gendarmes, de tous ces êtres fuyant le fascisme pour la plupart à pied, portant des valises dans lesquelles toute leur vie était concentrée. Puis il a suivi leur chemin de croix dans ce camp de Rivesaltes, symbole des périodes noires du XXe siècle.
Paul Senn, se faisant invisible parmi les indésirables, donne l’impression d’avoir vécu avec eux ce quotidien de misère, mangeant comme eux une soupe claire accompagné d’un minuscule morceau de pain ! Partageant ces moments poignants, qu’il a su si bien capturer avec son objectif, où les hommes, les mains derrière le dos et le visage grave, se demandaient comment ils allaient pouvoir sortir leur famille de cet enfer. Et comme un rayon de soleil, il montre le travail merveilleux des infirmières suisses qui ont tout fait pour venir en aide aux familles.
Paul Seen, un photographe suisse dans la guerre d’Espagne, jusqu’au 30 septembre 2019
Mémorial du camp de Rivesaltes, avenue Christian Bourquin, 66 600 Salses-le-Château
04 68 08 39 70, info@memorialcamprivesaltes.fr
Le Mémorial du camp de Rivesaltes,
quand l’histoire s’assume
En descendant de la voiture sur le parking au bout d’une route déserte, de ce genre de route qui vous emmène dans un no man’s land, je cherche désespérément le mémorial de Rivesaltes ! Au loin , les Pyrénées, enneigées au sommet, brillent sous un soleil d’hiver bas et lumineux. Devant moi, un ensemble d’alignements de baraques, certaines taguées, d’autres avec des trous énormes comme si des obus les avaient défoncées s’offrent au regard dans un silence glaçant. Je sors de la voiture et déambule au milieu de ces cahutes délabrées, sans toit, sans âme et sans mémoire, cherchant désespérément le signe quelconque d’un mémorial ! Un petit panneau sur la droite le signale! Et là, suivant l’allée, en descendant dans les entrailles de la terre, je ne pensais pas faire un tel voyage dans la mémoire d’hier et d’aujourd’hui.Le monolithe enterré de Rudy Ricciotti
Le bâtiment long de 210 mètres, conçu par l’architecte Rudy Ricciotti est quasiment enterré. Ce grand monolithe sans fenêtres, avec ses murs de béton teintés dans la masse où rien ne peut être accroché, où la seule lumière du jour arrive par le ciel , ses longs couloirs infinis comme des boyaux dans le grand intestin de la terre nous plongent dans la mémoire collective enfouie dans la terre.
Espagnols, juifs, tziganes, collabos, harkis…
La terre du camp Joffre, un camp militaire de plus de 600 hectares, construit en 1939, à la veille de la guerre, dont une partie a été utilisée, à partir de 1941, pour parquer, détenir, enfermer des dizaines de milliers d’indésirables. D’abord, les Espagnols qui, par centaines de milliers, fuyant le fascisme de Franco, sont venus se réfugier en France, les tziganes, enfermés sur ordre du gouvernement de Vichy, les juifs de France et d’ailleurs, en transit avant de partir, pour plus de 2000 d’entre eux, à Auschwitz. .. Il devient camp d’internement en 1944 pour les collabos et trafiquants au marché noir avant de laisser la place aux prisonniers de guerre allemands. Après la guerre, il retrouve sa vocation militaire avant d’accueillir, à partir de 1962, les Harkis. Le camp de Rivesaltes a joué le rôle de lieu d’accueil temporaire « permanent » pour des milliers d’entre eux. Certaines familles de ceux qu’on appelait pudiquement les « Français musulmans rapatriés » y sont restés parqués des années, parfois sous des tentes ! A leur suite, Sénégalais, Guinéens, Malgaches ont vécu dans ces bâtiments délabrés. Le camp a définitivement fermé ses portes en 2007.
Lever l’interdit de mémoire
Cet ancien camp militaire, enfin ce qui tenait encore debout, n’a pas été rasé grâce à la force de conviction des associations locales et de Christian Bourquin, alors président de la région Languedoc Roussillon. Celui qui a grandi dans ces langues de terre entre mer et montagne, a refusé que soit maintenue la chape de plomb sur ce pan peu glorieux de l’histoire française, cette interdiction de mémoire faite à tous ceux qui avaient vécu là dans des conditions infectes, crevant de froid l’hiver, de chaud l’été, affamés tous les jours de l’année. Construit sur l’ilot F, là où était la place de l’appel quotidien, il a été inauguré en 2015 alors que l’Europe était secouée par l’arrivée de millions de réfugiés.
Deux femmes à sa tête
Dirigé depuis son ouverture par deux femmes venant du monde de la culture, Agnès Sajaloli et Françoise Roux , le mémorial de Rivesaltes veut inscrire le passé dans le présent. En rappelant par une collaboration étroite avec un comité scientifique piloté par l’historien Denis Pechanski, des expositions, un travail éducatif en profondeur avec les écoles, des échanges et des résidences avec des artistes, etc… que les déplacements de populations et les camps de transit n’appartiennent pas qu’au passé.
En m’extrayant de ce bâtiment incroyable qui se fond dans le camp jusqu’à ne pas voir ses dizaines de tonnes de béton, je remonte la pente. Les baraquements sont là, face à moi, m’encerclant. Je m’en approche et tout à coup ces hommes, ces femmes, ces enfants sont là, âmes navigantes dans ces lieux délabrés.
Je repars aussi sonnée que si je sortais des entrailles de la terre mais riche d’une tendresse infinie !
Photo du camp : Paul Seen, PFF, MBA Berne. Dép. GKS. © GKS, Berne.
Reportage photo sur l’exposition : Corinne Hyafil.
Photos du Mémorial : Kevin Dolmaire, Mémorial du Camp de Rivesaltes, Région Occitanie-Pyrénées Méditerranée, Conseil Départemental des Pyrénées-Orientales.