Ce fut la goutte d’eau. Mardi 26 mars 2019. Je me prêtais bien volontiers, bénévolement, au jeu du regard extérieur, au côté d’un artiste chorégraphique dont je tiens en estime aussi bien son travail que sa personne. Son beau projet en cours traite des altérations de la personnalité, liées au grand âge. Mais cet après-midi là, dans un confortable studio de danse montpelliérain, je bouillais intérieurement.
Je bouillais depuis la veille, du fait des événements survenus à Nice. L’aveuglement des brutalités policières. Je ne connais que trop. Mais surtout, avant tout, la veulerie du commentaire d’Emmanuel Macron, enjoignant Geneviève Legay, cette magnifique personne âgée, ce modèle réjouissant d’engagement (voir son interview sur C-News avant qu’elle soit brutalisée), à gagner en sagesse et renoncer à manifester. Ce blanc bec n’a jamais connu d’autre engagement physique que s’asseoir sur des bancs de grandes écoles ou fauteuils de banquiers. Ce fauteur de troubles graves donne des leçons de comportement à qui pourrait être sa grand-mère, crachant sur sa personne (au sens le plus accompli du terme) encore dans le coma à l’hôpital !!!
Je bouillais devant l’abject. Et je bouillais dans le studio, sachant qu’après y avoir laissé l’ami artiste, puis rejoint le rassemblement protestataire devant la préfecture, je n’allais y trouver strictement aucune figure rattachée au monde de la danse (chorégraphe, interprète, administrateur.ice, programmateur.ice, prof, critique, attaché.e de presse, etc.). C’est comme ça. C’est assuré. Depuis des mois et des mois.
Le vase a commencé à se remplir d’abord un samedi d’octobre dernier. A Marseille, une manifestation frappait les trois coups de la mère des batailles, un Notre-Dame-des-Landes en centre ville, pour tenter d’arracher la célèbre Plaine aux projets gentrificateurs d’une bourgeoisie vereuse, déterminée à chasser les pauvres du coeur de la cité phocéenne. Je m’y rendais, parce que bon, les questions de ville, d’espace, d’habitants, de contrôle, de circulations, de mode de vie, de normalisation urbaine, me passionnent.
Ces questions, je les sens indissociablement liées à ce que je croyais être la danse : soit le mouvement comme événement de projection sensible et signifiante des corps dans l’espace, enjeu politique de reformulation des liens, et d’ouverture. Le champ de bataille des représentations en actes. Mais déjà ce jour-là je ne croisais aucune des quatre-vingt personnes que je connais -soit dit à la louche- pour graviter dans les questions de danse à Marseille. Quelques jours plus tard s’effondraient les immeubles de la rue d’Aubagne. Était-ce un peu plus clair, pour les esprits ensommeillés ?
Ici, très vite, une précision : je n’ai pas du tout besoin des artistes pour me renseigner sur les tourments du monde. D’eux, je n’attends pas des pièces didactiques militantes. Critique de danse, tous mes écrits prouvent que je suis acquis aux approches les plus conceptuelles, ou intimes, ou abstraites, et même absconces au besoin. Ce sont ces choses qui me repoussent plus loin, dans le doute et la sensation. Fort bien. Ici, très vite, une seconde précision : chacun fait bien ce qu’il veut en matière d’engagement (ou guère), en conscience, et je le respecte. C’est un principe minimum. Je ne donne aucune leçon, encore moins ne m’expose en exemple (grotesque!).
Mais tout autre chose se joue dans le cas de la manifestation marseillaise. Un sur quatre-vingt. Cela fait un phénomène statistique. Pas un hasard. Cela donne un signe très alarmant de l’état de conscience dans la communauté de danse. Car enfin, cette troisième précision : je tiens un.e artiste comme un.e concitoyen.ne (et même comme un.e travailleur.se de l’art, mais c’est un autre débat). Ces artistes me parlent tout près, de choses très fortes. Quand je constate que, dans un contexte très grave, ces artistes affichent imperturbablement leur dés-implication à l’égard de ce qui me mobilise, leur absence à la cité, je me mets à douter profondément qu’ils aient quelque chose de bien important à m’apporter.
Cela déclenche en moi une crise très profonde. Décidément, la danse n’aurait à peu près rien à voir avec ce que j’avais cru, ni à quoi j’ai consenti ma part de sacrifices -l’air de rien, critique, c’est aussi être content quand on atteint un Smic. Suffit-il de noircir les feuilles de salles avec des citations de Michel Foucault, pour en référer au bio-politique et aux corps disciplinaires ?
Car, pour comble, ces artistes sont « très politiques », leurs travaux toujours forcément « politiques », automatiquement, puisque tout est « politique ». Au point de dispenser du moindre positionnement citoyen ? Ravage des théories post-modernes. Argument que développait l’été dernier la chorégraphe Marlène Monteiro Freitas, dans la polémique sur son engagement résolu dans la saison France-Israël, au moment où se déroulaient les massacres hebdomadaires de Gaza. Pourquoi m’engager ? Mon art le fait tout seul !
Retour à l’actualité. Qui ne voit que le sort politique de Geneviève Legay à Nice, touche intimement à toutes les questions un peu intéressantes qui se posent à l’art chorégraphique ? La prise d’âge. La fragilité des corps. L’occupation de l’espace public. Le faire masse. La résistance. La violence. L’injonction disciplinaire. La production autoritaire du discours. Quand je manifeste, c’est en tant que critique de danse.
Je ne manifesterai donc pas en défense des intermittents du spectacle ce mercredi 3 avril. Je l’ai pourtant beaucoup fait, alors même que leur statut aurait été pour moi un luxe, au regard de la précarité de mes conditions d’exercice professionnel. Tout comme je manifestais pour les cheminots, contre la loi El Khomri, etc. Toujours persuadé, contre les intox de droite et d’extrême-droite, que déshabiller celui un peu mieux vêtu grâce aux acquis, ne pouvait qu’affaiblir les autres, laissés sans aucun acquis. C’est une idée de société. J’ai cru aussi à l’importance des arts et du statut intermittent, comme modèle à élargir dans un monde mouvant des temps créatifs choisis et partagés.
Mais non. Plus cette fois. Pas au service du corporatisme d’une communauté qui ne me dit plus rien. Et je bous aussi depuis quatre mois, abandonné seul avec mes camarades, pour tenter de faire poids face aux idées RN parmi les Gilets jaunes. Ce mouvement forcément trop peuple, pas assez clean, pas assez clair, pour satisfaire les cercles protégés de la bien-pensance artistique et culturelle.
Et encore : je viens de tenter d’en rester à des mots mesurés, au regard de ma colère.