Les fameux backyards des maisons nord-américaines. La rue : Hart Street, 11206 Brooklyn, où j’habite. Besoin d’œufs frais ? Depuis quelques mois, des poules et un coq font leur truc de coq et de poules dans une des arrière-cours du voisinage. Je les entends les matins comme j’entends des oiseaux du matin à mon réveil. L’île de Manhattan et sa ruche de bruits sont loin. Je vis au calme. Quelques semaines auparavant, une tripotée de voisins de 20 ans s’installa tout près de l’appartement. C’est peut-être eux les propriétaires de la petite basse-cour. Je ne vois pas les volatiles, même depuis l’échelle métallique extérieure. Il y a des arbres. Ils sont vert électrique de lucioles et de mouches à feu au corps mol qui clignote. L’herbe en est magiquement mouvante. En face de ma chambre, autour de la maison de l’autre rue, un énorme molosse sombre tourne en rond derrière la grille. Depuis mon étage, l’échelle mène au toit de la brown house dans laquelle je me sens si bien. L’appartement est lumineux. Lorsque nous sommes assis sur le toit, mon copain et moi buvons parfois, quand le soleil se couche, une ou deux bières fraîches. Vue sur ce qui dépasse de Manhattan, à 10 km de chez nous, derrière la mer jamais plate d’habitations, de parcs, de rues et d’immeubles. Ça monte dans le ciel, les lumières, la World One, plus au nord l’Empire State Building qui change de couleurs régulièrement, d’une nuit à l’autre ; là-bas : l’explosion du soleil électronique qu’est Times Square. Ouais, le rêve… Ne jamais devoir revenir en France… Long soupir.
Je suis revenu.
Pour mes histoires avec Racines Sud, tout a commencé par Yannick Pazze. Yannick est fondateur de Sacrebleu : « an international Art agency organizing cultural and community events emphasizing contemporary art ». Etabli d’abord à Montpellier et installé aussi, depuis peu, de l’autre côté de l’océan, Sacrebleu, « c’est, à la fois, une association culturelle, basée en France, et une agence d’art, basée à New-York. Une seule ligne directrice : peindre, créer, promouvoir l’art urbain et ses artistes » (1).
Grâce à Yannick, je serrai la main de Jérôme Casamatta, Global Markets, Director -Head of Pension Solutions au Crédit Suisse. Un gros poste, à ce que j’ai compris, qu’il n’aurait jamais eu s’il était resté en France ; pour les banques hexagonales, il n’avait pas étudié dans les bonnes écoles. Il a pris la décision de partir à NYC. Et là, femme, enfant, travail. J’ai connu Yannick par Ian -sa mère est mexicaine, son père philippin- et Maria, une Italienne, son épouse : le couple vit sous l’appartement que je loue à Bedford-Stuyvesant, Brooklyn, dans une brown house, maison typique du quartier où les prix locatifs grimpent vertigineusement, où les jeunes professionnels / young professionals, les étudiants, les artistes fauchés en colocation à 6 s’installent de plus en plus nombreux, parce que le coin est hot, arty, tendance. Résultat : le montant du loyer grimpe plus vite que votre température corporelle devant ce qui vous excite le plus.
Comment savoir si votre coin devient branché et couru ?
Votre rue avec ses poubelles éventrées, des rats et des chats paresseux à l’oreille à demi-mangée, avec les vieux papiers qui traînent mais aucune déjection canine sur votre chemin : tout le monde ramasse la crotte de son fidèle compagnon, c’est ça, New-York ! Votre rue populaire : avec les grosses chaleurs de l’été, les rouges bouches à incendie ont leur rouge gueule ouverte comme dans les séries du type Starsky & Hutch, mon adolescence. Les gamins, des Noirs, dansent, gigotent et crient d’excitation trempés par les centaines de litres d’eau gaspillée filant vers les égouts. Les parents font des barbecues avec les voisins sur le trottoir. Partout, ça sent l’herbe, la weed, ça fume dans les voitures garées. L’odeur est très forte. Matin et soir, depuis ma chambre, je sens ce que fument les habitants de la brown house à ma gauche, ma gauche de quand je suis allongé sur mon lit, la tête pointée au sud, vers Coney Island, sa promenade, sa plage, ses manèges, à une heure trente de chez moi qui vis sur Hart Street, Brooklyn.
Votre rue, cette rue-là qui n’a pas bonne mine -avant que n’arrivent les investisseurs- voici le baromètre de la révolution immobilière : vous savez si votre rue est sur le point de connaître de sacrés changements à partir du jour où sont annoncées l’ouverture d’un bar à vin ou celle d’un lieu à smoothies organiques. Leur cadre sera pensé pour être sympa, avec des tables pour y poser son Mac, passer des heures, devant un café latte, d’un air concentré, les écouteurs high-tech ornant la tête. Vous serez heureusement isolé(e) des autres qui font comme vous. Avec l’ouverture prévue, à deux pas de votre appart, du bar ou du restaurant vegan, sans gluten, vous pouvez vous dire, pensant à votre plus-value : « Whouaou, l’immobilier va prendre de la valeur ! ». Good for you, si vous êtes propriétaire et proposez déjà une chambre ou deux en AirBnb aux touristes ! Rapidement d’autres bars et restaurants à concept ouvriront. Loi de gentrification. Les gentrifiés gentrifient.
Quant à elles, les familles afro-américaines et latinas, installées dans le borough depuis un bail, souvent pas propriétaires du bien qu’elles habitent, elles ont déjà fait leurs comptes. Ces comptes seront souvent suivis de leurs valises et du camion de déménagement. Déjà, les familles voient ailleurs si elles s’y (re)trouvent (financièrement). J’ai eu droit à de drôles de regards, moi, le Blanc qui fait moins que mon âge et qui vient bouleverser, par ma présence, l’ordre économique et social du quartier. Ailleurs, si ça se trouve, c’est à une heure de distance, au minimum, en subway de Manhattan (prononcez bien le h -Mèn-hhhhhh-attan’ / ). Si vous prenez le métro, entre 6 ou 8 heures du matin, voilà les femmes de ménage afro-américaines et latinas, les infirmières et les infirmiers, les gars sud-américains de la construction. Après 8 :30 am, vous partagez la ligne avec les cadres. Tout le monde aspiré par l’Île. Des millions de personnes. Le soir, c’est encore autre chose. Tout le monde poussé dehors. Des millions.
Des communautés et du communautarisme dans la vie new-yorkaise
Au sujet du communautarisme, Elsa me donna son point de vue. Il rejoint, sur certains aspects, celui de Florence : « La fracture sociale a un impact sur les relations entre les gens.
-« Tu veux dire ?
-« Je veux dire qu’à New York, il y les riches, il y a les pauvres, une classe moyenne, sans doute aussi. Regarde autour de toi dans la rue. Les SDF. La 5e Avenue. La ville est tellement chère… L’écart économique entre les extrêmes est de plus en plus grand. Tu survis à NYC. Pas d’Etat providence. Chacun pour soi. Alors, oui, les communautés. L’aspect communautaire est liant mais très superficiel. Si tu es riche et en santé, tu peux aider un peu ta communauté. » Elsa ajouta : « Je ne vois pas de dialogue entre les communautés ». Elle ressent de la frustration, elle qui aime tant aller vers les autres : « Aux USA, rien n’est simple dans le face à face. Le langage est plein de prévenance et de précautions oratoires. » Sais-tu ce que les gens pensent vraiment ? Pas sûr… Et tu entends et lis aussi les insultes par médias interposés. « La société étasunienne est très autocentrée. C’est la communauté et moi. J’ai du mal. »
Nous évoquons le quartier de Williamsburg, Brooklyn, dans lequel la communauté hassidique est fortement implantée. Elsa : « Qu’est-ce que tu vois ? Ou plutôt, qu’est-ce que tu ne vois pas ? Aucun regard, aucune parole ne sont adressés à qui ne fait pas partie de la communauté. Je dis que ce sont des gens qui ne respectent pas les qualités de l’être humain, les femmes, etc. Je me permets de critiquer cette attitude auprès de mes enfants ». Elsa leur dit : « Ne devenez pas fermés ». Tout ça, là, tout ça, ces négations de l’autre, ça heurte ses valeurs profondes. « Ils ne font pas d’effort d’intégration. Les lois communautaires prévalent sur les lois nationales ». Elle poursuit : « Les lois anti-discriminatoires obligent tout le monde à se tenir à carreau. Les gens ne disent pas ce qu’ils pensent mais cela ne les empêche pas de n’en penser pas moins ». Elle fait une pause dans son constat. « Mais les moutons noirs, les boucs émissaires de la société US, ce sont les Noirs et les Mexicains. » Le racisme étasunien. « Les USA sont un pays de cowboys, quelle que soit l’origine ethnique des gens, anciennement ou nouvellement arrivés. C’est la contrée de la conquête permanente. C’est ici que des gens s’installèrent sur un territoire qui n’était pas le leur ». Les Autochtones, les Amérindiens. Les guerres contre eux. Les Réserves. « Les conquérants définissent une légitimité et s’y complaisent. » Son café a refroidi. « L’adversaire, c’est celui qui vient après toi. Ils regardent d’un mauvais œil celui qui peut prendre sa place, une place rudement gagnée à la force du poignet. Tu vois le risque de perdre ta place après tous les efforts d’intégration, de colonisation que tu as accomplis ». Elsa évoque l’injustice pour faciliter l’accueil des nouveaux migrants, celles et ceux qui peuvent te faire chuter de ta position sociale et économique.
-« Et, alors, ta relation aux Américains, Elsa ? » Réponse : « Je les trouve assez superficiels dans leurs relations au premier abord. Si la vie dans sa communauté est très importante, je ne vois en revanche pas d’ouverture à l’intime, à l’autre. Ils sortent de la même université. Ils fréquentent la même Eglise du coin. Ils supportent la même équipe de sport. Voilà ce qui rallie ». Durant les premiers temps de son installation à New York, Elsa se demande si l’absence de contacts avec les locaux venait de sa faute : « Est-ce que je n’ai pas les bons codes sociaux ? » Alors, poursuit-elle, on se retrouve entre Latins, ceux d’Europe, ceux d’Amérique du sud. « Faut-il se ressembler pour se rassembler ? », se questionne-t-elle (déçue ?). Elle va plus loin : d’après elle, le communautarisme US expliquerait le phénomène Trump. « L’origine et la conséquence de l’absence de véritable mélange des communautés ? Une vraie forme de xénophobie. » Le protectionniste et nationaliste « America first », sous le slogan « Make America Great Again », traverse TOUTE la société du pays -que l’on soit Républicain ou que l’on vote pour les Démocrates. Elsa note : « Depuis son élection, Trump a amené la création d’un camp contre lui. Il rassemble contre lui. » Que l’on soit Démocrate ou que l’on soit Républicain aussi.
Le fameux backyard étasunien
Retour à ma brown stone de Hart Street, BedStuy. Ian est mon voisin du dessous depuis un peu plus de deux ans. Sa femme et lui m’ont invité pour des barbecues dans leur jardin, le fameux backyard étasunien. Plusieurs fois, nous avons mangé avec Maria et les enfants chez notre propriétaire commune, Kimxuân B. Kimxuân est une Vietnamienne au passeport français. Plus de 70 ans. Sa vie mériterait un livre : instruite et éduquée dans une école privée française tenue par des religieuses, famille de la haute-bourgeoisie, grand-père ministre de l’empereur, la guerre, le frère envoyé dans la jungle, emprisonné, sans doute torturé par les vainqueurs du Nord, venue seule à NYC et qui, deux ou trois jours après son arrivée, a déchiré son billet d’avion retour. Des années plus tard, elle a pu faire rentrer son frère aux USA. Durant des décennies, il n’a rien dit de sa captivité. Kimxuân est divorcée d’un Juif américain, professeur de Sciences Physiques à Princeton puis à Chicago. Elle a eu un fils avec lui. Il est rentré de plusieurs années passées en Californie pour travailler dans des majors hollywoodiennes. A 34 ans, il a ouvert un restaurant à New-York, il est devenu chef et propose, à sa clientèle, des plats du type « nouvelle cuisine » vietnamienne. Une aventure qui a pris fin. Un nouveau restaurant ouvert à NYC peut avoir une durée de vie de 1 à 2 ans. Il y a quelques mois, il a fait un séjour dans un temple bouddhiste. C’était en Thaïlande. Son stress est tombé. C’était peut-être même plus que du stress : de la panique. NYC a aussi un visage de panique. Je repense à l’unique roman de Sylvia Plath, « The Bell Jar », « La Cloche de détresse », en français.
Ian me demande :
-« But tu es de Montpellier, non ?
-« Oui.
-« Et en plus d’être prof, tu fais un truc dans le théâtre ?
-« Ouais.
-« J’y ai pensé hier, je connais un gars qui vient de Montpellier. J’ai complètement oublié de te le dire ! Ça serait bien que vous vous rencontriez » Je retourne en France dans un mois. « Il s’appelle Yannick, il est vraiment cool. Il a monté un business ici. Dans les arts. Je vais vous mettre en contact par LinkedIn. Tu as LinkedIn, right ?
-« Yes. I do. »
Yannick et Ian, tous deux la trentaine, avaient travaillé ensemble dans un bar, il y a quelques années. De belles années quand on est de jeunes barmen pas mal de votre personne.
« Hello guys. I’m going to try this again on LinkedIn since I believe I don’t have Lionel’s correct phone number. Lionel and Yannick, you both are in similar fields and share a passion for artistic venues. I think it would be worth connecting. Have a good day! Ian »
(1) www.sacrebleu-galerie.com