Dans ces périodes, le Théâtre de Nîmes est l’une des adresses régionales où poursuivre les explorations. Sa programmation pluridisciplinaire, sous la direction de François Noël, met un accent très particulier sur l’art chorégraphique. Cela se solde dans sa reconnaissance, par le Ministère de la Culture, en tant que Scène conventionnée pour la danse.
Des équipes artistiques y sont associées pour de longues durées. Le chorégraphe Alain Buffard en fut l’un des exemples les plus remarquables, jusqu’à son décès. L’actuelle nouvelle résidente y est Emmanuelle Huynh. Au milieu des années 90, son solo Muà signala l’importance de cette chorégraphe parmi les artistes (Buffard notamment, avec les Charmatz, Bel, Le Roy, etc) qui s’employaient alors à un renouvellement du tout ou tout des esthétiques de la danse contemporaine.
Ce fut tout un mouvement qu’on ne put d’ailleurs découvrir que très en retard à Montpellier, si ce n’est dans le festival off. Puis Emmanuelle Huynh joua un rôle considérable en repensant complètement la formation des étudiants en danse du C.N.D.C. d’Angers. Les voies alors explorées furent assez proches de celles qui se pratiquent au sein d’exerce à Montpellier. Ce sont des options très, trop rares dans l’Hexagone, pétries d’interdisciplinarité, d’art-performance, d’expérimentation et d’autonomie créatrice des jeunes artistes en devenir. A Nîmes, Emmanuelle Huynh poursuivra sa propre recherche d’artiste chorégraphe.
Retour à la programmation régulière, à présent. Celle-ci vient de connaître, à huit jours d’intervalle, deux très grands moments. D’une part la création mondiale de Mouvoir – Batailles d’images, par Stéphanie Thiersch. D’autre part, la programmation de Tropismes, la toute dernière pièce d’Olivier Dubois, créée peu auparavant. Pour cette dernière pièce, il faut savoir que le public parisien du CentQuatre a souffert d’une salle mal adaptée en volume comme en acoustique, au point de manifester sa déception. Cela alors que les conditions d’accueil nîmoises auront produit tout l’inverse, pour une soirée conclue dans l’enthousiasme.
Les spectateurs montpelliérains n’ont sans doute pas oublié Tragédie, de ce même Olivier Dubois. Dans Tropismes, il reste le chorégraphe des grandes machines collectives ancrées dans la répétitivité, en même temps que galvanisées par la puissance musicale. Il est permis de s’interroger sur le rapport de domination que cela inflige aux spectateurs -somme toute très consentants et ravis de s’y laisser transporter ; domination aussi sur les interprètes, qu’on ressent intriquées dans une mécanique qui les broie dans une énergie collective implaccable.
Olivier Dubois bénéficie d’un grand complice à cet égard : le musicien électronique François Caffenne. On ressent quelque chose de la marée sonore montante d’une rave, dans le set live que ce musicien induit. C’est somptueux. Dès lors Dubois rejoint toute une série de chorégraphes qui, depuis quelques années, questionnent directement l’engagement physique qui peut tutoyer pareille musique (on y a vu les Alexandre Roccoli, Maud Le Pladec, Gisèle Vienne, Jan Martens, Arno Schutemaker, etc).
La façon de Dubois y est très littérale, poussant huit danseurs et danseuses au bord de l’épuisement (l’un devra renoncer en cours d’expérience). Il fallait un certain toupet, typique de ce chorégraphe très malin, pour oser cette littéralité : s’en tenir à une stylisation de ce que pourrait être la gestuelle de n’importe quel jeune sur un dance floor. De la sorte, ce qui reste à apprécier est assez mince : la qualité interprétative, la singularité d’investissement, de danseurs professionnels consentant à ce jeu avec une pleine entièreté (remarquable).
Le résultat est forcément un peu pauvre, en comparaison, par exemple, d’une précédente pièce de très haute composition Auguri (initialement programmée à Nîmes, mais supprimée et remplacée par Tropismes, du fait de blessures parmi ses interprètes). Comparaison n’est pas raison : il y a un pari dans la tension juste minimale que Tropismes met en jeu. On sent comment Dubois se l’autorise, en jouant l’insolence qu’il adore afficher.
Huit jours plus tôt, Mouvoir – Batailles d’images n’était pas de proportions moindres. Au côté de huit danseurs et performeurs (nombre identique que pour Tropismes) c’est l’orchestre Les siècles tout entier, et le quatuor Asasello qui portent en direct une composition matinée de musiques classique et contemporaine. Tous osent acter sur scène, au point qu’on s’y bouscule en nombre. Un tel engagement physique est rare pour des instrumentistes.
Cela débute de façon somptueuse, par une répartition de ces musiciens dans toute la salle, sur des sons encore très retenus. C’est un dispositif cosmique, alors que sur scène la danse se déploie elle-même en grandes circulations de corps livrés à des tournoiements en spirale. Un monde s’ébranle. La pièce est gigantesque, déborde sur une heure et demi. Il faut l’adopter comme elle vient, étourdissante, foutraque, et savante.
Mouvoir – Batailles d’images s’inspire d’une vogue qui vit la haute société de plaire à composer des tableaux vivants tirés de chefs d’oeuvre picturaux. Selon ce principe, la chorégraphe Stéphanie Thiersch (qu’on a connue à Montpellier dans la proximité de Dominique Bagouet, en son temps), enchaîne les citations de registres d’images très divers. Cela non sans produire de magnifiques créations visuelles et lumineuses.
Dans un déferlement de costumes, il se produit une cataracte de motifs et de situations, qui vont de l’opulence baroque au capharnaüm de l’animation. Les transitions sont brusques. A chaque tableau, le spectateur doit recomposer tout son propre agencement imaginaire. C’est parfois enivrant. D’autres fois lassant. Mais la capacité de métamorphoses incessantes de ces artistes est toujours réjouissante. Un immense tableau final, d’une profondeur extrême, rejoint la gravité de la destinée humaine universelle. Tout cela est suspendu, vertigineux ; un genre d’OVNI.