Mais là n’était pas notre motivation, pour découvrir Mont Vérité dans le Bassin du Château d’O, en ouverture cette fois du Printemps des Comédiens. Non sans ce clin d’oeil en contrepoint : Mont Vérité a été écrit et mis en scène pour de jeunes comédiens en devenir, ceux de la fameuse école du Théâtre national de Strasbourg, qui ne sont pas encore « de la Comédie-Française ». Rappelons qu’à Monte Verità, pendant que l’Europe vivait les pires déchirements du premier conflit mondial, une communauté d’artistes d’avant-garde expérimentait les voies de l’utopie en actes, à l’abri des frontières suisses.
Le texte de présentation de Mont Vérité nous promet « un hymne à la beauté, à la liberté, à la jeunesse tel un banquet dyonisiaque où se mêlent la musique, les livres, l’amour », porté par douze jeunes comédiens. Un chorégraphe leur prête la main. Non des moindres : Rachid Ouramdane. C’est un grand portraitiste. Il sait également déployer de fortes architectures dynamiques (qu’on se souvienne de Tenir le temps, à Montpellier danse voici quatre ans).
Car enfin, c’est comme critique de danse que Pascal Rambert nous attire. Certes écrivain de théâtre, il fut aussi un furieux metteur en scène des écritures de plateau. Ses pièces Paradis, ou After/Before (2004-2005) nous parurent au comble de l’indisciplinarité, quand l’ambition des corps jetés dans l’espace scénique outrepassait l’autorité des seuls mots. Cela put faire scandale. Etrangement, on n’en trouve plus mention dans la biographie, pourtant abondante, qui accompagne la présentation de Mont Vérité.
Pour celle-ci, tout ne semble débuter sérieusement qu’en 2011, avec le succès mondial de Clôture de l’amour. Certes cette pièce se présentait comme du théâtre où on joue du théâtre, avec plein de mots. Mais enfin, son écriture en deux blocs monologues tirant chacun de son côté, avait aussi une puissance – deleuzienne – de mise en mouvement par-delà la littéralité narrative.
Les personnages de Mont Vérité se voudraient « emportés par les eaux de la langue ». Mais elle les y noie. C’est un naufrage auquel il a été donné d’assister dans le Bassin du Chateau d’O. Déjà les mots y pèsent, lourd, quand ces jeunes gens du monde actuel semblent n’avoir à évoquer qu’un gros bahut à la source de leurs tourments. Et ils proclament : « Je ne me résoudrai pas à l’époque qui menace, je continuerai à promener mon corps dans la nature ». Diantre. « Nous avons perdu le goût d’être ensemble ». Parbleu. Et « cette cargaison que nous portons en tant que jeunes gens ». On compatit. « Je ne veux pas me résoudre à ce que la vie soit un job d’été ». Radical.
Enfin, « nous souhaitons la nuit pour qu’enfin la parole circule ». Certes. Mais seulement « par mails ». Car voilà : c’est une langue de tics, non jointifs, dont la maille fait eau de toute part. On y parsème des « bips » technologiques, qui font actuel. On s’y met nu, sans autre raison apparente que pasticher le nudisme de Monte-Verità en son temps, et alors heureusement nous en épargner les costumes néo-kitsch en baskets (mode), et répandre aux regards l’appréciable plastique de cette jeunesse. Mais bon…
Le phrasé, façon Nordey, est celui du théâtre d’aujourd’hui, dont l’affectation fera sourire quiconque d’ici cinquante ans, comme nous fait sourire aujourd’hui l’écoute des grands acteurs d’il y a un demi-siècle. C’est tout en accentuations, inflexions bien sonores, modulées et sonnantes, qui surtout nous disent : « Attention, écoutez-moi, je suis comédien, je joue ». C’est tout ce qu’on déteste quand on vient de la danse.
Qu’est-ce que Rambert a à faire dire à cette jeunesse qu’il rend grandiloquente et nombrilique ? Dans sa distribution, on remarque la part statistique enfin faite aux minorités visibles. Politiquement correcte. Mais passés les lieux communs d’une révolte juvénile de couches moyennes à bout de souffle, le truffage de mentions à des « rond-points », sans jamais rien en faire, juste pour faire chic, fait insulte au moindre sens réellement politique de notre période.
Tandis que cette langue ne parvient plus à se porter elle-même, la gestuelle, complaisament lente, démonstrativement hiératique, s’épuise à ne pas pouvoir porter le site fabuleux du Bassin qui l’énchâsse. Il n’y aura que les passages incessants d’avions, les sirènes, les moteurs de cycles boostés, pour heureusement mêler une sonorité du temps présent dans cette pièce drapée d’arrogance lointaine. On était près à plonger pour des heures dans le site bouleversé d’un soulèvement utopique, dans la nuit boisée, étourdissante d’immensité.
Cahin-caha, on a fini par tâtonner dans la nuit, se faufiler et s’échapper au bout de deux heures de ces mauvais traitements. Quitter la représentation. C’est ce qu’on s’interdit toujours de faire, pour y être en professionnel, et en invité. Cette fois on l’a fait. On l’assume. On le ressent en cohérence avec l’égarement de la soirée.