Maîtriser les codes. C’est important, ça. Voulez-vous avoir l’air avisé des questions de danse ? Avez-vous assisté à une spectacle tout en drôlerie bouffone et saillies grotesques ? Alors répandez-vous, d’un air las, à la sortie : « Ah ! Mais qu’est-ce que je me suis ennuyé… Mais alors ennuyé ! ». Cette leçon de code fut administrée plus souvent qu’à son tour samedi 22 juin, à la sortie de This Bridge Called My Ass, de Miguel Gutierrez.
Il s’agissait du coup d’envoi de la 39e édition du Festival Montpellier danse. Coup d’envoi. Coup de feu. Feu d’artifice. Centenaire du maître Cunningham oblige, ce festival met l’accent sur l’héritage de l’avant-garde américaine new-yorkaise d’après-guerre. Il n’y a pas plus new-yorkais que ce Miguel Gutierrez mis en ouverture. Figure de proue des avant-gardes. Mais actuelles.
Guttierez nous a secoués
Comme son titre l’annonçait, il a beaucoup montré son cul. De même que ses cinq partenaires, hommes, femmes, et au-delà. Son cul, dont il pense, donc, qu’il fait un pont. Pardi. Nos corps sont les premières batteries de l’inter-connexion généralisée dans le monde. Et leur charge érotique en est le premier carburant. Il y a de la construction, donc de la déconstruction de genre dans cette histoire. C’est même tout un tumulte queer échevelé, culs par-dessus tête, qui se déchaîne dans This Bridge Called My Ass.
Blague à part, ce Gutierrez vient agiter les catégories de l’art institué. Il y eut une avant-garde new-yorkaise, qui voulut sincèrement s’attaquer à l’ordre dominant sur les corps. Oui mais. Ce mouvement vieux d’un demi-siècle était circonscrit dans un cercle issu de couches moyennes blanches éduquées issues de la domination euro-centrée de filiation protestante. Agitez les codes, bouleversez les formes. Cela mord-il vraiment sur l’ordre établi, quand ces corps performeurs ignorent absolument ceux des noirs, des latinos, et des « inter ». Porteurs d’autres charges. Critiques. Erotiques. L’identité démange. Complexe. Indisciplinée.
C’est avec ces corps latino que Gutierrez fait tout un chaos sur scène. Loin de la facilité, il déplace gaillardement une limite qui sans cela affecte la performance. Avec lui, New-York marque à nouveau un point. Énorme. Et tant pis pour ceux qui s’ennuient.
Rizzo ne nous secoue plus
Le même jour, deuxième spectacle d’ouverture : Une maison. De Christian Rizzo. Directeur du Centre chorégraphique national de Montpellier. Lequel rappelle élégamment qu’en prenant la tête de cette « maison », il sait cet endroit avoir été « pensé et désiré par quelqu’un qui ne l’a jamais vu ». Soit l’un de ses prédécesseurs, Dominique Bagouet, parfaite incarnation de la Nouvelle danse française à son apogée de la fin des années 80, brutalement décimée par l’épidémie de sida.
Que n’a-t-on souligné la dette de cette génération magnifique à l’endroit de l’héritage des avant-gardes formalistes américaines, Merce Cunningham en tête ? Côté institutions, les Centres chorégraphiques nationaux sont l’incarnation parfaite de l’héritage de cette épopée politico-esthétique. Tout est parfait ; tout cohérent ce soir-là. C’en fut au point qu’Une maison nous a paru typiquement une pièce de CCN. Tout y est grand, impressionnant, riche en moyen. Sans que grand-chose ne nous déplace.
C’est le problème de maîtriser un peu d’histoire. Alors on se souvient d’un Rizzo, dressé contre la fossilisation institutionnelle de la génération d’avant, aux côtés de ses camarades de ce qu’on appela la non-danse, vers la fin des années 90. Rizzo nous administra de formidables claques esthétiques. Plasticien qu’il était, c’est le plateau tout entier qu’il transformait en installation chorégraphiée. On y voyait le monde tout différemment.
On a bien reconnu, dans Une maison, tous les signes de ces audaces passées. Mais seulement réunis à la façon d’une collection, à peine frissonnant d’une danse aux motifs académisés : unissons fugitifs, pas de deux esquissés, isolations solistes, prises et poussés convenus, attentes observatrices. Mais surtout la scénographie : une fabuleuse constellation lumineuse, suspendue dans les airs, qui nous fit rire en grésillant au moment du premier baiser échangé (quel effet!), puis qu’on ne vit guère évoluer avec plus de vigueur signifiante qu’un jeu de cordes à linge.
Après quoi il y eut du lancer de terre, de la terre, et encore de la terre. Mais rien dans ce maniement, qui renverrait à un extrémisme épuisé en performance, ni qui provoquerait une altération intéressante de la danse. Juste de la terre, et encore de la terre. Il fallait bien l’auto-citation, après tant et tant d’autres, d’un sirtaki, pour réveiller cette entreprise engourdie dans la perte d’idées et de souffle. Une pièce de CCN. Avec ça, Montpellier n’a pas marqué un point ce soir-là.
Remarquons : avec Une maison, Rizzo a un carnet de tournées digne d’un Merzouki. Les tutelles applaudiront. Mais l’histoire nous fait nous rappeler aussi comment certains supposés grands chorégraphes français des années 80, à la façon d’astres s’éteignant, connurent un fantastique écho international, quand au fond ils avaient fini d’apporter grand-chose.
Ouvrons les centres chorégraphiques !
Au soir de la Fête de la musique à Nantes, on s’est fait tirer dessus au LBD, à la grenade de désencerclement, on a été poussé à la noyade, pour avoir voulu trop danser. Depuis lors une lettre circule, adressée aux directeurs de CCN, leur disant qu’il serait bien qu’ils ouvrent leurs « maisons », au moins de façon symbolique, pour y protéger ceux et celles qui voudraient dire leur passion débordante de danser. Contre un certain ordre sinistre du monde – et de la France actuelle particulièrement.
Sur les réseaux, on a remarqué qu’un Mathieu Bouvier relaie ardemment cet appel. Il est un brillant intellectuel de la danse. Très prisé dans les parages du CCN de Montpellier, non moins brillant, et prompt à l’inviter. De là à répondre concrètement à son appel… ? La techno, elle est dans les pièces de Rizzo, sur scène et pas ailleurs, souveraine, comme dans « Une maison », où d’ailleurs elle n’ébranle strictement rien, réduite au rang d’accompagnement musical.
Alors, attendons de voir si l’appel sera suivi, à ce que la « maison » CCN fasse refuge après Nantes. A vrai dire, on en doute. C’est qu’il y faudrait de la jeunesse, de l’audace, de la mobilité, de la générosité, de l’engagement, de la folie, du toupet, du lien direct au réel. Enfin bref, toutes ces choses qui se passent plutôt ailleurs.
Instant de grâce sur l’esplanade
Éviter que s’oublie bêtement un instant magnifique de la trente-neuvième édition de Montpellier danse. Mercredi 26 juin à midi sur l’Esplanade, au pied du kiosque Bosc, dix-huit stagiaires –-exclusivement des femmes, arghhh !- montrent le rendu d’un atelier qu’elles ont suivi, quelques jours sous la houlette d’un ancien collaborateur de Merce Cunningham.
Elles déclinent joliment les potentialités du logiciel Danceforms, prisé du maître américain dans ses plus vieux jours. Or là, dans un Montpellier que ses venues ont contribué à transformer (et nous avec), on voit se développer, in vivo, un fondamental de sa pensée. Au milieu des motifs chorégraphiques, à ras de l’espace public, passent la femme voilée fugace, l’employé municipal arroseur de platebandes, le cycliste black altier, l’Albanais au regard un peu mauvais. Ils passent, ils repassent, on songe aussi à du Trénet. Mais c’est qu’il se produit du Cunningham : non pas imposer une vision expresssive égotique dans le monde. Mais activer, au coeur de celui-ci, un dispositif neutre, qui l’enrichit de potentialités.
Être montpelliérain, passionné de danse, c’est aussi avoir eu le privilège de toucher à cela de très près. On y a plus vibré, que ce même soir, dans le grand déploiement du Cunningham académique à l’Opéra Berlioz.