J.R.R. Tolkien n’est pas qu’un démiurge de la littérature mondiale. Le film qui porte son nom entraîne le spectateur dans ses années d’apprentissage et d’amitié. Nous entrons dans la Première Guerre mondiale et les noires horreurs des tranchées et de la bataille de la Somme. Une épopée : celle d’un homme confronté à la brutalité du monde, d’un homme aussi apaisé par sa beauté.
C’est entendu, John Ronald Reuel Tolkien est un philologue de génie doublé d’un génie littéraire longtemps méprisé par celles et ceux qui savent. C’est aussi entendu : Nicholas Hoult, l’acteur incarnant, sur l’écran, le premier, a sans aucun doute les plus beaux yeux bleus du cinéma anglophone actuel. Ça, je le sais depuis que je le vis dans la série anglaise « Skins ». Il y tenait le rôle du séduisant, cultivé, manipulateur lycéen Tony Stonem.
Tolkien, je le lus très tardivement. C’est l’annonce, à la fin des années 1990, de l’adaptation du « Seigneur des Anneaux » par l’hyper-reconnu, aujourd’hui, Peter Jackson qui me poussa à découvrir l’œuvre d’heroic-fantasy. Des films de Jackson, j’en suis fan depuis « Bad Taste », 1987, et « Les Feebles », 1989, deux gaudrioles gores d’excellent mauvais goût. Parfois Tolkien me laisse un peu froid, me met à distance ; ses contes surtout. Hérésie ?
Un flop d’un point de vue financier
Au budget de 20 millions de dollars US, à ce jour, le 4 juillet 2019, le film « Tolkien » n’en a pas récoltés 8, ce qui en fait une ‘box office bomb’, une cata du point de vue financier. Ce que je déplore. Le public peut être décevant, n’est-ce pas ?
Faut-il connaître un peu l’œuvre de Tolkien pour apprécier le métrage ? C’est comme aller voir « La Passion du Christ » de Mel Gibson sans avoir eu vent de quoi que ce soit concernant le Messie et ses ultimes tribulations. On peut, en effet, se sentir un brin perdu et mis à distance. Mais qui, aujourd’hui, n’a jamais eu entendu parler des personnages et des enjeux de l’œuvre tolkienne ?
L’élite britannique
Le film éponyme est une biopic, comme on dit en anglais, un biofilm comme le traduisent les Québécois. De son adolescence à son entrée, comme Professeur en Langue et Littérature anglaises à Oxford. Vous le verrez devenir orphelin et être pris, avec son frère, sous l’aile d’une bienfaitrice. Vous le verrez rencontrer l’amour de sa vie, Edith Bratt, interprétée par l’elfique et brune Lily Collins, la Blanche-Neige du film de Tarsem Singh (2012). Tolkien a 16 ans, elle en 19. Vous le verrez prodige des anciennes langues saxonnes et germaniques. Il intègrera, sous vos yeux, l’école King Edward’s. Il y impressionne ses camarades de classe : le livre lui ayant été dérobé, le voilà qu’il récite, par cœur, « Les Contes de Canterbury ». Aucune erreur de prononciation. En 1911, vous rencontrerez avec lui Rob Gilson qui veut devenir peintre ; Geoffrey Bache Smith, il est poète, secrètement amoureux du si beau Nicholas Hoult, heu, de Tolkien ; Christopher Wiseman, il compose. Les 4 amis fondent une société semi-secrète, la ‘Tea Club Barrovian Society’ ou T. C. B. S. Ils prennent l’habitude de prendre le thé aux Barrow’s Stores. Vous le verrez trouver sa voie universitaire grâce à sa rencontre avec le philologue Joseph Wright, toujours impeccable Derek Jacobi. Tous ces jeunes gens cités plus haut, les « Great Four », ont foi dans leur potentiel artistique. Chacun est persuadé que la T. C. B. S., comme toute avant-garde, peut et va changer le monde.
Génération 14/18
Rob Gilson et Geoffrey Bache Smith, étudiants à Oxford ou Cambridge, mourront au front de la Première Guerre mondiale. Ils vécurent vingt et quelques très courtes années. Le troisième, survivant des massacres comme Tolkien, sera conduit au silence musical. Il ne composera que très peu, quasiment rien, au retour de la boucherie. La guerre n’impose pas que des blessures physiques. J.R.R., lui, bâtira une œuvre monumentale tant comme universitaire que comme écrivain. Tolkien l’écrira, cette œuvre, nous le suggère l’ultime lettre du défunt Geoffrey, écrite sur le front, parce qu’il n’y aura, peut-être, plus que Tolkien, parmi les 4 amis, pour l’écrire, pour donner voix aux absents. Bon, là, j’ai eu les yeux qui piquent. Voici la lettre, en anglais, c’est tellement plus beau : « My chief consolation is that if I am scuppered tonight there will still be left a member to voice what I dreamed and what we all agreed upon. For the death of one of its members cannot, I am determined, dissolve Death can make us loathsome and helpless as individuals, but it cannot put an end to the immortal four! May God bless you my dear John Ronald and may you say things I have tried to say long after I am not there to say them if such be my lot. »
Geoffrey, l’amour sans retour
Dans les tranchées attaquées et sur le champ de bataille, Tolkien, malade, affaibli, cherche son ami Geoff ; il se remémore son parcours. Tolkien, 24 ans, a reçu une lettre de la mère de Geoffrey, le suppliant de lui donner des nouvelles de son fils ; elle n’en a plus. Un certain Sam, un simple soldat, soutiendra, accompagnera, on ne sait pourquoi, prendra soin de Tolkien, ira trouver la compagnie de Geoffrey quand lui n’en aura plus la force, pris par une fièvre terrible. Sam comme Samwise Gamgee, plus connu sous le nom de Sam, l’indéfectible compagnon et soutien de Frodon Sacquet, porteur de l’Anneau du « Seigneur des Anneaux ».
Moment qui m’a serré la gorge, plus tard, après la guerre, quand Tolkien discute avec cette femme de la haute société anglaise corsetée émotionnellement. Elle a perdu deux fils sur le sol de France, pas une larme, mais un voile dans le regard, mais ceci : « Parlez-moi de Geoffrey. Je n’ai jamais pu avoir la chance de le connaître vraiment. A-t-il été heureux ? A-t-il aimé ? » Pour les scénaristes, il a aimé Tolkien d’un amour sans retour, un amour sans retour dont il lui aura fait discrètement l’éloge, des années plus tôt, quand Edith semblera repousser Tolkien. Ce dernier fera publier de manière posthume les poèmes de son ami ; ce sera le recueil « A Spring Harvest » (1918), une récolte printanière. La Préface sera de J.R.R. Tolkien lui-même.
Une vie transformée en œuvre d’art
Pourquoi est-ce que je prends le temps d’écrire sur « Tolkien » ? Je prends le temps d’écrire sur « Tolkien » parce que cette bio sur écran n’a pas le nez collé sur la vie de l’auteur de l’année ‘a’ à l’année ‘h’ ou ‘z’. Je reformule : à la différence de bon nombre de biofilms montrant comment on devient Ray Charles ou Tina Turner ou Claude François ou Dalida, combien c’était dur de sortir du ruisseau et d’entrer dans la lumière, Piaf, oh la la, quelle vie, le long métrage du Finlandais Dome Karukoski, se fondant sur la biographie de l’auteur, aborde d’autres rivages. Ceux qui font d’une vie une existence. Ceux qui font d’une existence une métaphore transformée en œuvres d’art : très tôt, J.R.R. Tolkien, dans le film, dessine les ombres des personnages encore indistincts de ses romans, poèmes et contes à venir, il dessine ses peurs et ses espérances ; il écrit et établit dans leur grammaire propre les langues elfiques, naines ou noire qui le hantent. Les idées des scénaristes Stephen Beresford et David Glesson ouvrent sur de subtiles et superbes dimensions. Les effets spéciaux dévoilent, dans un souffle de mort et de courage, les batailles et les héros de l’œuvre à venir, ceux du « Hobbit », ceux du « Silmarillon », ceux de l’Anneau, ceux des écrits posthumes. Je prends le temps d’écrire sur « Tolkien » parce que la BO composée par Thomas Newman, je l’ai écoutée avant de voir le film, et qu’un univers s’y berce, s’y vit, vous débat, s’y illumine.
L’enfer de la Somme
J’ai, dans les plis de ma cervelle, entre autres plans mémorables, cette image foutrement iconique : Tolkien, seul, debout bien qu’épuisé, second lieutenant dans les ‘Lancashire Fusiliers’ sur le champ de bataille de la Somme, il porte une cape comme celle qu’il donnera aux membres de la Fraternité de l’Anneau, c’est l’enfer sur Terre, tout est brûlé, les arbres sont le souvenir noirci d’un arbre, tout est creusé par les obus, dans les trous, l’eau est rouge, ça explose, là, là et là, le gaz moutarde a été répandu, tout suffoque, ça tire, des cadavres, des cadavres, les cadavres ; et, devant lui, face à lui, le spectateur voit de dos Tolkien, dernier homme qui demeure et reste debout dans le désastre, les fumées noires et rouges, insaisissables, qui sont une onzième plaie d’Egypte : elles passent dans l’air, au-dessus de la terre martyrisée ; fumées, elle prennent toutefois silhouettes : voici les mortels Nazgûls ; voici, gigantesque au milieu de ces maléfiques figures de mort qui lui obéissent, Sauron, le mage noir, l’ennemi couronné de feu, le Maître du Mordor contre lequel Frodon Sacquet, Samsagace Gamgie, dit Sam, Peregrin Touc, dit Pippin, Meriadoc Brandibouc, dit Merry, Aragorn, Boromir, Legolas, Gimli, Gandalf, la Communauté de l’Anneau, ‘the Fellowship’, les elfes, les nains, les hommes, les magiciens qui ne sont pas séduits par la puissance du Nécromancien, s’élèvent. Tolkien, lui, est parti en quête de son ami Geoffrey, plus qu’un ami, un frère de la fraternité de la T. C. B. S. Il ne sait pas qu’il est mort il y a des jours. Tolkien a promis à Edith de revenir vivant.
Guerre de sang, de métal et d’os
Quelques minutes plus tôt dans le film, un superbe dragon fit son apparition ; c’est l’ennemi en uniforme casqué, avec ses lance-flammes, qui viennent brûler la chair de leurs semblables qui sont leurs ennemis. Voici, sans doute, le vicieux et terrible Smaug du « Hobbit ». Finement placées dans l’arc narratif et la mise-en-scène, dans le paysage, des illusions qui assaillent le jeune J.R.R., des mirages qui n’en sont pas : c’est dans cette guerre de sang, de métal et d’os, Tolkien l’a dit, c’est dans cette guerre, où la fraternité fait front contre l’adversaire de toute vie, que l’œuvre de Tolkien se fantasme et se prépare comme dans le chaudron des sorcières. De la mort au fleurissement littéraire ! Par ailleurs, d’autres références à l’œuvre romanesque sont visibles en arrière-plan : la vorace et énorme araignée Shelob, elle est sur des feuilles de papier collées au mur. Qui connaît les pages écrites par Tolkien sera ému(e) et reconnaissant(e) pour tout ce travail d’orfèvre.
Je le suis.
L’enchantement par l’imaginaire
« Tolkien » est, à mes yeux, une histoire sur l’enchantement par l’imaginaire et les langues, celles qui nous servent à communiquer, à exorciser nos drames, celles qui ont disparu ou qui viendront peut-être un jour dans la bouche de nos descendants ; toutes celles dont l’humanité, nez au sol, oublie facilement la magie. Parce que nous avons oublié que parler, écrire, chanter, regarder les arbres, parler à la personne aimée ne vont absolument pas de soi. Vérité romanesque !
On n’en sortira jamais, de cette magie ; et le jour où nous en sortirons, nous signerons la fin de notre puissante fragilité, car le langage, quelles que soient ses formes, écrite, dessinée, peinte, musicale, est visionnaire.
Tolkien invite Édith au restaurant
L’enchantement du monde : une scène : celle où Tolkien invite Edith au restaurant, leur premier rendez-vous. Il lui parle de la langue qu’il a inventée, de ses mots, de sa grammaire, des sons produits par la prononciation des mots. Elle, elle lui répond que la forme et les sons d’un mot ne servent à rien si son sens ne déborde pas la simple beauté du son. Elle évoque la main, la main qui touche. Elle lui touche la main. Ces doigts tenant d’autres doigts, c’est un ballet. Cette main sur une autre main devient une caresse, une caresse dit et devient un sentiment, une légende entre deux êtres qui s’aiment. Dire une histoire est fondamental, quelle que soit la façon de dire, mais il faut l’exprimer avec beauté. « Tolkien » raconte de magnifiques, belles, rudes histoires, la vie. Ce que je viens d’écrire reste en deçà des splendeurs et des significations du métrage aux nombreuses qualités.
Regardant « Tolkien », vous verrez le monde réel, l’histoire d’un homme, d’une femme, d’autres femmes et hommes, dans l’histoire de l’Homme, cette foutue ‘Der des Der’, comme ils disaient de la 1ere Guerre mondiale, vous les verrez ou les avez déjà vus, si vous avez vu « Tolkien » au cinéma, être les prémices et les graines d’un univers fictionnel titanesque que des millions et des millions de lecteurs et de spectateurs aujourd’hui connaissent et qui raconte ce que c’est que ne pas baisser les bras.
Le film s’achève avec Tolkien écrivant la première phrase de « Bilbo le Hobbit »: « In a hole in the ground, there lived a hobbit ». L’enchantement commence.
Réalisation : Dome Karukoski/ scénario : David Gleeson et Stephen Beresford/ acteurs principaux : Nicholas Hoult, Lily Collins, Colm Meaney, Tom Glynn-Carney, Antony Boyle, Patrick Gibson…