Dans « Standing Up » de Sylvie Pabiot, présenté récemment au théâtre de l’Odéon à Nimes, l’incorporation de la lumière ensorcelle le regard, et embrouille les limites convenues des corps.
On ne le répétera jamais assez aux Montpelliérains qu’intéressent ces choses : à une demi-heure de la Comédie, le Théâtre de Nîmes est une « scène conventionnée d’intérêt national – art et création – en danse contemporaine » (on s’excuse de l’écrire ainsi, mais c’est l’intitulé officiel). Concrètement, on y cultive un regard attentif et fidèle, sur des parcours artistiques souvent délicats, parfois un peu secrets. Tel celui de Sylvie Pabiot. Cette chorégraphe est implantée à Clermont-Ferrand (Auvergne). De quoi rester à l’écart des grands hubs de la diffusion des spectacles.Deux danseurs éclairés depuis les coulisses
Ainsi pouvait-on découvrir récemment une pièce rare, « Standing Up », qu’on décrit ici comme en revenant d’un rêve ; ce domaine de l’étrange. Étrange, la distribution de cette pièce, qui annonce quatre contributeurs aux « lumières et interprétations ». Or, on n’en verra jamais que deux effectuant une danse sur le plateau. Comment l’expliquer ? C’est que Jorge Calderón Arias et Simon Stenmans restent en coulisses pendant toute la représentation, dirigeant des éclairages sur leur deux complices évoluant à vue (tandis que le doute subsiste sur leur nombre, ou leur désignation de genre). Il fallait donc des interprètes en danse (et non seulement l’expertise d’un technicien), il fallait le savoir sensible de la danse mis en action, pour que la lumière joue pleinement son rôle dans ce vrai faux quatuor perçu en duo.
La présence invisible de ces autres autres interprètes en dit d’emblée énormément sur cette pièce. La scène y est plongée dans une obscurité très profonde. Celles qu’on aperçoit, Ysé Broquin et Amandine Meneau, y sont parfois à peine discernables. Elles évoluent très lentement, quand elles ne demeurent immobiles. Les tensions engagées seraient celles d’une patiente sculpture en train d’acter. Mais, privé de manifestations saillantes de la forme, le regard spectateur entre en flottement, dans une sorte d’apnée visuelle où palpite une fluctuation croisée d’intériorité et d’extériorité.
Projections lumineuses fugaces, presque rasantes
Les projections lumineuses sont fugaces, juste rasantes, caressantes, pelliculaires, par nappes ou par loupes, flux et branchements, fuites et échappées, rhizomatiques. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne soient très étudiées. Parfois, ces rais semblent émaner depuis le corps même des danseuses. Lesquelles, en effet, manipulent des lampes dont, toutefois, l’évidence échappe là encore au regard.
Celui-ci, privé de manifestations clairement reconnaissables de la forme, s’affranchit de bon nombre d’attendus convenus. On pourra douter longtemps à savoir le nombre des interprètes en présence, leur sexe, leur état de nudité ou pas, leurs jeux de proximité ou d’éloignement. Qui dit affranchissement, suggère émancipation. Ainsi le regard divagant est autorisé à s’abandonner à une incertitude interprétative. Perçu de la sorte, le corps se défait de son modèle habituellement érigé et hiérarchisé. On le capte par étendues, retournements, isolations, frémissements, focalisations, sans jamais céder à l’injonction du connu et du reconnu.
Une sonorisation profonde et sourde
Parallèlement à tout cela , Sylvie Pabiot annonce de surcroît son intention de traiter d’un corps qui se relève jusqu’en position érigée ; sorte d’allégorie de la phylogenèse humaine. Cela s’accompagne par une sonorisation profonde et sourde (Nihil Bordures), qui en vient à tendre vers un acmé. Nous avouerons être resté en retrait de cette dynamique ascensionnelle, en préférant méditer sur le magnifique paradoxe qui s’offrait à nous, dans l’horizontale de l’axe de regard : soit la sensation que la lumière, qu’on croirait œuvrer a priori dans la surface et l’aplat, ne cesse de travailler en fait dans le creusement, la profondeur, l’entaille et le contraste ; sans doute plus proche du travail d’un scalpel que d’un pinceau.
On pourrait dire de « Standing Up » que cette pièce active un jeu d’apparitions et disparitions (d’un phénomène donné existant). Certes. Mais on préférera dire sa transaction entre le visible et l’invisible. Car dans ce second registre, c’est l’action du regard observateur qui est tout entier investi dans ce qu’il choisit ou pas de constater, de deviner, déduire, imaginer et projeter. Soit un regard responsable, sur un corps métamorphosé en un lieu d’infinies diversités ; un corps échappant aux limites convenues d’un régime d’images épuisées. Quelque chose appelle, par-delà l’opacité. Et cela résonne dans le trouble de l’époque.
Photos © Mélissa Leroux