« Est-ce qu’on peut prétendre incarner n’importe quel corps, n’importe quelle identité, ou bien y a-t-il des limites ? Peut-on prendre plaisir à danser une danse qu’on ne défend pas ? » Voilà un questionnement passionnant, dans le champ de l’interprétation en danse. Des questionnements passionnants, la pièce « Moving Alternatives » n’en manque surtout pas. Elle regorge d’intelligence, fût-ce au risque d’en surjouer la (dé)monstration.
Hommage à la danse moderne américaine
Dans ce spectacle, Anne Collod s’attache à ce que fut le projet artistique de Ruth Saint-Denis et Ted Shawn. Dans la première partie du XXe siècle, ces deux chorégraphes comptèrent parmi les fondateurs de la danse moderne américaine (avec tout ce qu’on sait de l’influence extraordinairement féconde qui en découla, pour tout un siècle d’activité chorégraphique occidentale).
Mais Anne Collod aiguise son regard critique à propos de la passion que Ruth Sain-Denis vouait aux danses « orientales » -indienne très particulièrement ; du moins à ce qu’elle en comprenait dans son contexte d’époque. Sous nos yeux contemporains, ses réinventions ne résisteraient pas une seconde à un procès en exotisation et appropriation culturelle. « Moving Alternatives » est un laboratoire de la déconstruction des représentations. Une autre problématique l’anime : celle du genre.
Des figures très binaires du féminin et masculin
A travers une danse moderne qui se pensait en quête d’authenticité, s’élaborèrent des figures très binaires du féminin et du masculin. Ted Shawn plus particulièrement s’était donné pour mission de forger un modèle chorégraphique de la virilité. Chez cette paire, l’activation d’imaginaires coloniaux et de genre s’articulent, aux sources même d’une modernité toute animée, pour autant, d’un dessein émancipateur en rupture avec la pesanteur de l’héritage académique. Passionnant paradoxe.
Anne Collod a su mettre de nombreux atouts dans son jeu. Le plateau dénudé libère un vaste espace des projections mentales. Les six interprètes de la pièce s’y consacrent autant à s’observer les uns les autres, qu’à acter tour à tour dans leur propre mouvement. Cela aiguise d’autant le regard spectateur : la performance du regard (captures, reconnaissances, hiérarchisations, tris) est tout autant active que passive, tournant de sujet à objet. Intimement reverse. Jamais unilatérale. Belle respiration des sens et du sens.
Danseurs et danseuses changent de costumes à vue. Il ne s’agit pas d’un tic dans le vent, mais d’un tourniquet des illusions cultivées de la représentation. Ces costumes, dus à La Bourette, avec effets en peau de serpent, conjuguent le frisson des frivolités scéniques avec l’acidité d’un regard critique de fond. C’est juste et aigu. Il faut encore parler de l’engagement exceptionnel des six danseur.ses. Chacun.e est personnellement concerné.e par les problématiques identitaires -politiques, culturelles, de genre- que travaille la pièce.
Ghyslaine Gau au comble de la maturité
Il est passionnant d’observer les cassures musculaires d’un Calixto Neto (formé au CCN de Montpellier), sur l’arrière-plan de son Brésil à vif. Très connue sur la scène montpelliéraine, Ghyslaine Gau atteint au comble de la grande maturité, quand elle transcende son propre corps colonial caraïbéen en majesté égyptienne, aussi somptueuse que douteuse. Autre greffon d’ex.er.ce, Pol Pi irise son geste de nuances qui ont excité notre pensée sur ce que serait une attitude « empruntée » – sa connotation stylistique, mais aussi sa logique d’emprunts croisés à des modèles préconstitués, sans oublier la consonance d’une « empreinte » sur corps…
Et que dire de Shantala Shivalingappa, capable de relever les ambiguïtés idéologiques de sa danse indienne -cela déjà à la source du sous-continent, puis redoublées dans la réception de sa carrière hexagonale. L’acuité de cette femme est à tranchants multiples. Enfin, c’est l’intérêt même des danses mises en œuvre qu’il convient de signaler. « Moving Alternatives » se compose d’extraits de pièces de Ruth Saint-Denis et Ted Shaw ; des solos mais pas que. Et l’on sait Anne Collod experte à pratiquer l’analyse partitionnelle des répertoires du patrimoine gestuel.
Si pertinemment critique soit-elle, sa pièce n’en déplie pas moins une magnifique étoffe chorégraphique, parfois scintillante, que le regard caresse à la façon d’un livre d’images. Et c’est là le problème. Tous les atouts sont réunis pour sa démonstration. Exposés. Mais elle a bien du mal à en jouer. Il n’est pas interdit que des concepts intellectuels s’énoncent par la parole sur une scène. Mais les interprètes de « Moving Alternatives » éprouvent des difficultés à les prononcer, des fois dans un genre de mauvais théâtre, qui traduit l’impuissance dramaturgique du procédé.
On aimerait assister à un agencement dynamique de contradictions, de paradoxes, de retournements de sens, qui s’incarneraient dans le geste au lieu de seulement s’asséner dans le discours. Ainsi la pièce est trop souvent entravée dans un morcellement d’essais, de références, parfois en impasse. On désignera cette carence comme un défaut de dramaturgie, par lequel un propos de la danse peine à articuler ses motifs, laissés disjoints. La place faite à Ruth Saint-Denis et Ted Shawn y reste lacunaire, mal saisie, entre citations, évocations et présence seulement esquissée.
« Devenir hibou » : la Zampa et les puissances de la nuit
Le hasard aura fait qu’au lendemain même de ces observations effectuées au Théâtre Bernadette Laffont de Nîmes, on put voir, dès le matin en représentation scolaire, dans la petite salle de l’Odéon, encore autre pièce de danse. Toute autre : « Devenir Hibou » de la Zampa. Cette compagnie toulousaine y est un peu chez elle, après des années d’accueil en longue résidence par le Théâtre de Nîmes. « Devenir Hibou » est une nouvelle pièce, courte (quarante minutes), spécialement pensée pour le jeune public.
On y a trouvé ce goût du bricolage très inspiré, cette modestie transcendée, qui s’offrent dans une immédiate proximité, et sont marque de fabrique de cette compagnie. « Devenir Hibou » est une évocation poétique des puissances qui animent la nuit. Un thème riche en potentiel onirique, que le spectacle décline tour à tour par les masques, la gestuelle de déformations corporelles, une mosaïque de volumes en blanc et noir, un déboulé de silhouettes acérées ou mystérieuses tour à tour. Egalement une magie de sons, d’eaux et de lumières.
Les ruptures abondent, abrasives, à la façon des images décoordonnées des rêves. Pourtant le souffle dramaturgique se maintient haletant. C’est qu’il tient à une grande confiance faite aux corps des trois interprètes en scène. Organique, plastique, modulée, cette écriture du geste très prégnante n’alourdit en rien l’éther du songe. C’est le signe qu’une vérité a été approchée : soit l’idée que la nuit est aussi le moment d’un abandon à la faveur du corps, coulant soudain dans la liberté d’être moins consciemment contrôlé. Et finalement autorisé.