Curieusement le jour où la latitude 50 (1) s’est affichée en bas à gauche de l’écran de navigation, la fête a été moins folle. C’était la nuit d’ailleurs. Et il y avait belle lurette qu’on avait rangé le déguisement de Neptune (2). Pour l’heure, c’était Éole qu’il nous fallait amadouer. Plus délicat qu’en maillot de bain au passage de l’Équateur. Et il y avait déjà près de trois semaines qu’il nous faisait gentiment mariner. Dans tous le sens du terme. Dans nos têtes et dans nos bottes (3). La mâchoire du capitaine montrait de sérieux signes de crispation. Nicolas commençait à nous rationner en mortadelle. François était sur le point de battre le record de Matthieu Tordeur, dans la catégorie chaussette (4). Le « c’est quand qu’on arrive » de Gabriel devenait lancinant. Moi en bonne ménagère proche des 50, je revisitais les pâtes au beurre en cuisine.
Nous nous sommes bien mouillés….
Mais passer des rugissements aux hurlements (5) ne nous a pas fait plus frémir que ça. Puisqu’on était déjà dans la lessiveuse depuis un bout de temps. En alternance programme délicat et 90°. Perso, j’ai assez vite regretté le nettoyage à sec. Et j’avoue avoir eu un faible pour les jours sans essorage. Humides mais bien moins décapants. J’aurais bien aimé avoir piscine, quand il a failli faire bouillir le linge. Mais tous ces jours et toutes ces nuits sur l’Atlantique des 40è et des 50è Sud, on a bien dû les vivre puisqu’on avait plus le choix de quitter le navire. Paso a paso, comme disent les argentins. Avec la conviction que demain serait un autre jour et que celui ci était toujours ça de passé. Sans se soucier non plus du lendemain car à chaque jour suffit sa peine. En prenant le plaisir au moment où il se présentait. Sans en demander plus.
Dauphins et Albatros géants
Le ballet des petits dauphins de Commerson (6) tous gais de croiser le sillage du Luna Blu sous les cieux indigo des 50è. Les albatros géants qui semblaient nous indiquer le cap dans les veines de vent. Le saucisses lentilles mangées à la hâte juste avant le premier quart. La douceur des câlins de Gabriel quelque soit l’état de la mer. Le quart de nuit, bien emmitouflée, seule éveillée avec le Luna Blu qui brave la vague. Le petit déjeuner sous le soleil qui fait toujours briller la mer, même quand elle se transforme en animal sauvage. Un Carpe Diem imposé par l’Atlantique Sud, dont il n’y a rien à regretter.
La violence de ces latitudes
Nous sommes dimanche 1er décembre 2019. Il est 9h14 et nous avons repris notre route il y a une heure pour Puerto Harberton où Nicolas, l’un de nos deux co-équipiers débarquera afin de ne pas rater son avion. Nous sommes maintenant à deux jours environ de rallier Ushuaïa, notre destination.
(1) et (5) On nomme les 40è rugissants et les 50è hurlants les latitudes de l’hémisphère Sud, en raison de la violence de ces latitudes et des vents qui y soufflent. Effectivement en quelques minutes, le vent peut monter très vite et très fort. A l’inverse, il peut aussi surprendre par ses silences, ce qui nous a conduit à comptabiliser un nombre d’heures moteur important sur cette traversée. Cette grande instabilité du système météorologique de la zone est une des difficultés que nous avons dû affronter pendant notre navigation. Patience, endurance et gestion du stress sont nécessaires.
Merci à César et Bruno, un marin argentin rencontré sur les pontons de Puerto Madero et à Bruno, un autre excellent marin, ami de notre famille, pour leurs conseils en matière de météo, leur disponibilité et leur bienveillance à notre égard. Sans eux, la prise de décision aurait été bien plus compliquée encore.
(2) En février dernier, nous avions fêté le passage de l’Équateur à la voile, comme le veut la tradition en rendant hommage à Neptune. Les passages des 40è et 50è parallèles n’ont pas été fêtés sur notre bord. Sans doute en raison d’une trop forte tension liée aux difficultés de la navigation.
(3) En un mois, le nombre de douches se compte sur les doigts d’une main ! La douche n’est possible qu’au mouillage à bord, ou dans les ports. Mais on peut faire néanmoins sur le voilier sa toilette. Côté tenue, l’important est de porter des vêtements techniques adaptés à la navigation par temps humide voire pluvieux, chauds et confortables. Nous n’avons changé que le strict minimum pour ne pas entasser trop de linge sale et effectué quelques lavages à la main aux escales. A chacun de trouver ses limites en la matière, en étant conscient que la vie en mer sous ces latitudes, des fois très inconfortables, impose de revenir sur quelques principes…
(4) Matthieu Tordeur est un jeune explorateur français qui a traversé l’Antarctique à ski. Sur les ondes de France Inter, il a raconté qu’il n’avait pas changé de slip durant 51 jours ! Un record que notre équipage n’a pas pu battre puisque notre traversée durera moins d’un mois !
(5) Voir (1)
(6) Les dauphins de Commerson ou toninas overas sont de petits dauphins noirs et blancs endémiques de la zone. Vifs et joueurs, ils ont été nombreux à accompagner le Luna Blu et son équipage dans leur belle traversée jusqu’à Ushuaïa. Merci à eux pour leur grâce !