Avec sa très belle écriture impressionniste et précise, Christine ne raconte pas une histoire, mais des moments passés, un temps en suspens, au présent, avec le regard de ce temps-là, des étés passés sur les fouilles du chantier archéologique des parents sur une île grecque. Au gré des chapitres (ingénieusement nommés), petites graines craquantes d’une tendre chair, on revit ces fragments d’enfance où « le monde est là et là seulement, palpitant dans nos mains, vivant, chaud sous nos pieds ». On les a vécus ces sensations de chaleur, de poussière, d’éclats d’eau, ce sentiment d’unité avec son groupe d’amis, cette perplexité devant les attitudes des adultes, les admirations et les éloignements aussi. Un très joli livre, qui porte bien son titre, « Ici seulement nous sommes uniques » (Buchet Chastel), que j’ai lu avec le sentiment particulier pour moi, cet été, de moments précieux et passés.
Christine Avel, née en 19681, est romancière, nouvelliste, autrice pour la jeunesse. Après des études à HEC2, elle rejoint une ONG au Cambodge et continuera après la publication de son premier roman de travailler comme consultante spécialiste du développement, voyageant en Afrique et en Asie. Elle a vécu à l’étranger puis à Montpellier, avant de s’installer à Paris.Ses deux premiers livres, « Double foyer » et « L’Apocalypse sans peine (prix Jean Monnet des Lycéens), ont été publiés au Dilettante. Le suivant, « Autoportrait à la valise » a paru au Seuil. Son dernier roman, « Ici seulement nous sommes uniques », paru chez Buchet-Chastel, a été présenté récemment à la librairie L’Opuscule à Montpellier.NATHALIE ASSOULINE
Amin Maalouf, dans l’introduction de son dernier roman dit : « Autrefois les hommes avaient le sentiment d’être éphémères dans un monde immuable ». Cette phrase a évoqué pour moi, cette notion de la perte d’un temps immuable qu’on retrouve dans votre livre aussi bien par la narration au présent du temps passé de l’enfance que par le décor du chantier archéologique, qui révèle lui-même un autre temps passé.
CHRISTINE AVEL
Quand on est enfant, on a l’impression que le monde dans lequel on vit ne va jamais changer : on a beau te dire qu’un jour tu seras adulte, tu n’y crois pas ! Le futur n’est pas réel, seul le présent existe. Je voulais montrer cette certitude : une enfance idéale, vue comme une bulle parfaite dans le présent. C’est pourquoi j’ai choisi pour cadre du roman une île minuscule, un monde à part, physiquement isolé. Et le présent comme temps de narration.
Pour les enfants de mon livre, comme le déclare Niso dès le début : « Ici commence et finit le monde ». Ils ont la certitude absolue de détenir le paradis, un monde qui n’appartient qu’à eux, qui est aussi le seul endroit où ils se sentent vivre. Ils comparent le reste de leur vie à « un navet rabougri dans la soupe du soir », ils refusent d’en parler. Ils se promettent de revenir chaque année, que rien ne changera, comme si un cercle magique les protégeait de tout : « Ici les examens sont tenus à distance, ici les grands-parents ne meurent pas, les buveurs survivent miraculeusement aux ravins. Il n’arrive jamais rien. »
Bien sûr, ils vont grandir. Ils n’ont pas le choix, c’est une étape forcément excitante mais aussi dérangeante, avec un sentiment de perte. Je voulais montrer que le chantier archéologique en apparence immuable, au centre de leur territoire et de leurs occupations, est lié à eux par un lien mystérieux, et se transforme en même temps : il devient soudain un pôle d’attraction, le public s’y intéresse, on y trouve un trésor qui sera aussi le début des ennuis et de l’éloignement.
Entre les enfants du village et ceux des archéologues, il y a une différence de milieu, d’origine dont les enfants ont conscience tout de suite des deux côtés et qui se creusera à l’adolescence.
Les enfants du village sont à distance, c’est vrai. Puis deux d’entre eux, par hasard, Stella et Mika, vont se mêler aux enfants des archéologues. Mais ils ne sont pas du même monde, y compris socialement : les hommes du village sont ouvriers sur le chantier, respectés pour leur habileté, mais avec une différence de classe perceptible.
Une scène dans le livre marque cette distance ; une fois par été, les archéologues sont invités à dîner au village, et les familles d’ouvriers veulent leur faire honneur et en font un peu trop. Chaque année, les parents archéologues offrent un cadeau à Stella, l’une des petites du village : la magnifique poupée va trôner sur le buffet familial, sous son emballage plastique. Trop belle, elle ne sera jamais un jouet, mais un trophée.
Les enfants perçoivent cela, ils regardent de manière un peu condescendante les maisons d’ouvriers ; ils reconnaissent aussi, dans cette distance, ce qui les sépare de certaines familles bourgeoises de leurs amis d’école.
Cette idée d’un ailleurs idéalisé, ou d’un ailleurs où l’on va se construire, on la retrouve dans votre livre précédent, Autoportrait à la valise, paru au Seuil. C’est un thème récurrent dans votre œuvre ?
Paradoxalement, alors que j’ai moi-même beaucoup voyagé, mon premier roman, Double foyer, se passait entre les quatre murs d’un appartement parisien. Mais vous avez raison, d’une certaine manière le narrateur était dans une bulle idéale, lui aussi, celle de son monde intérieur et de sa myopie, et rêvait d’un ailleurs. Il avait ce sentiment d’être un éternel observateur, à distance du monde, comme dans une phrase de Pessoa qui m’avait lancée sur la piste de ce roman : « Entre la vie et moi, une vitre mince. »
Dans Autoportrait à la valise, la narratrice s’interroge au contraire sur son obsession du départ, elle qui voyage sans cesse. Elle va être mère et se sent bien plus proche d’Ulysse que de Pénélope. Et se retrouve coincée malgré elle dans un aéroport birman. Bref, encore une histoire de fuite impossible !
Voyez-vous d’autres liens entre Ici seulement nous sommes uniques et vos livres précédents ?
Une chose me frappe, c’est que l’idée de ce livre était déjà en germe, par petites touches, dans mes précédents livres. On dit que la plupart des sites archéologiques ont été découverts par hasard : par exemple lorsque sous le soc d’une charrue, un tesson apparaît. Et j’ai l’impression que ce livre est apparu de la même façon, par des tessons découverts petit à petit dans l’écriture des livres précédents. Par exemple, dans « Autoportait à la valise », je décrivais dans un passage le travail d’un recolleur de tessons -l’art d’assembler un puzzle, comme une métaphore de l’écriture.
La vraie nouveauté pour moi, dans ce roman, en revanche, c’était cette idée d’écrire en « nous », de prendre le point de vue d’un groupe. C’était nécessaire, mais assez difficile en même temps : comment faire exister chaque personnage, et toujours dire nous ?
Il y a un autre point commun peut-être aussi, dans le style d’écriture. C’est une écriture centrée sur la transmission de la perception du/des personnages centraux du livre : le myope qui perçoit le monde extérieur, la femme qui perçoit l’agitation de l’aéroport autour d’elle, ce groupe d’enfants qui perçoit la chaleur de l’été, etc.
Cela tient peut-être à la façon dont me viennent les livres, au tout début. Certains auteurs se lancent dans un roman quand ils ont le scénario complet en tête ; moi, quand je démarre un livre, je sais rarement où je vais. Je pars souvent d’une sensation, d’une image éparse.
Par exemple, pour celui-ci, l’une des premières scènes qui m’est venue est celle de Niso qui plonge dans la crique ; il sent la fraîcheur de l’eau, le bourdonnement des tympans, voit des poissons autour de lui, au loin les fragments d’une ville engloutie. Étrangement, alors qu’il est en suspens et donc en apnée sous l’eau, il a le sentiment de respirer enfin : « Lorsque le trop-plein de l’année s’est enfui en mille et une bulles d’air, alors seulement, il monte vers la surface. »
Comment, à partir d’un souvenir personnel, créez-vous une scène de fiction ?
Comme mes livres précédents, ce roman n’est pas autobiographique. Ce n’est pas vraiment un choix, simplement j’ai besoin du détour de l’imaginaire pour écrire.
Après, bien sûr, j’utilise tout ce que j’ai sous la main, mes souvenirs, les histoires que j’ai entendues. Il y a une scène dans le livre, par exemple, qui illustre bien la façon dont ça se passe : les adolescents font le mur et s’installent de nuit dans le palais archéologique, c’est interdit ; ils boivent des shots sur une pierre ronde étrange, criblée de trous dont le diamètre exact épouse celui des verres à raki. C’est une des dernières scènes du groupe ensemble, qui annonce la chute, une scène heureuse.
Cette pierre étrange, qui s’appelle en réalité une pierre à cupules, c’est un souvenir personnel : quand j’étais petite je l’ai vue en Grèce. Elle me fascinait parce que personne ne savait à quoi elle avait pu servir : à un rite religieux, à cuisiner ? J’avais très envie d’aller jouer avec, et j’ai réalisé ce petit fantasme personnel dans mon roman, en imaginant cette scène un peu décadente, où le raki finit par flamber…
Les titres des chapitres évoquent aussi un chantier archéologique. On devine un important travail de montage, pour sédimenter la narration sans la rendre pour autant totalement chronologique.
C’était mon idée, oui, de donner au roman tout entier le rythme de la progression d’un chantier : un des thèmes du livre, c’est le chantier intérieur des personnages qui creusent en eux, retrouvent des fragments du passé. Niso, par exemple, est d’abord dans l’oubli volontaire de son enfance ; mais en raison d’un évènement inattendu, il déblaie peu à peu, il retrouve des souvenirs, certains ont un scintillement extraordinaire, d’autres sont totalement enfouis.
Je voulais montrer cela dans le livre de manière presque physique. J’ai d’abord fait un travail assez long de montage entre des passages de l’enfance et d’autres de l’âge adulte. Comme au final je voulais que mon histoire soit fluide, j’ai imaginé cette construction progressive du livre -au premier chapitre, intitulé Périmètre, on voit les enfants comme un groupe qui présente son territoire, et au fur et à mesure des chapitres le roman zoome sur les personnages, s’approche de leurs émotions.
La dimension archéologique, on la retrouve aussi dans la façon dont les personnages reconstruisent leur passé, chacun à sa façon. Vous avez cette belle phrase : « Les strates sédimentent, des souvenirs plus anciens aux plus récents, au fil des années. Lorsque nous creusons, le sable s’engouffre dans les sondages et nous ne retrouvons rien. » Pourtant chacun y retrouve quelque chose, non ?
Parler d’archéologie, c’est forcément se confronter à la mémoire, aborder la façon dont on interprète le passé. On sait bien qu’on reconstruit nos souvenirs, il y a eu des études là-dessus : si on montre à une personne une photo où elle est dans une montgolfière, dans plus d’un tiers des cas elle finira par être convaincue d’avoir déjà voyagé dans un ballon, même si c’est faux. Je voulais que mes personnages, devenus adultes, n’aient pas la même façon de gérer leur passé particulier, cette enfance et adolescence intenses. Zac préfère renier l’île et couper les ponts, Niso, lui, est dans le déni. Evi, au contraire, embellit tout : elle reconstruit ses souvenirs comme a été reconstruit en Crète le palais de Cnossos par un archéologue anglais idéaliste, avec un souci limité de la réalité, mais un résultat spectaculaire ! Même les catastrophes de leur enfance, petites ou grandes, deviennent pour elle des moments joyeux.
N’y a-t-il pas implicitement dans le livre, aussi, une critique de ce qu’est devenue la Grèce, un paradis pour touristes qui rejette à la mer les arrivants jugés indésirables ?
En arrière-plan, c’est vrai. Quand les enfants devenus adultes reviennent sur l’île, ils voient les traces des quads sur les vestiges archéologiques, les plastiques sous l’eau de la crique, les dégâts du tourisme de masse. Ils en souffrent, comme si leur île était vivante et se trouvait trahie. Mais ils ne peuvent s’empêcher d’être optimistes : parce qu’ils veulent garder intacts leurs souvenirs, ce lieu les porte, leur donne sa force.
A titre personnel, quand je reviens en Grèce, j’ai plus de mal à faire abstraction de l’actualité -principalement l’afflux de réfugiés, qui n’est pas le problème de la Grèce seule, mais notre problème à tous. Rejetés à la mer, comme vous dites. En 2015, l’écrivain italien Erri De Luca signait une belle tribune dans le Monde, intitulée « Si l’Europe refuse l’asile aux migrants, elle les noie ». Il disait aussi d’eux : « Ce ne sont pas des mendiants, ce ne sont pas des analphabètes ». Quatre ans plus tard, qu’est-ce qui a vraiment changé ?