Ça commence par une histoire de petit garçon dans son lit. Et d’un monsieur au bord du lit. On ne capte pas tout du troublant échange entre les deux. A ce stade, et dans le contexte qu’on sait, notre mental de spectateur pourrait vite nous imposer la grille de lecture des abus sur mineurs. De la sorte, on craindrait que s’amorce une mise en spectacle du témoignage et de la dénonciation, bien carrée comme il faut.
Ça n’est pas ce qui va se passer. D’emblée notre oreille s’étonne. La voix toute frêle et haut perchée de l’enfant ? Celle condensée de l’adulte ? Celle d’un tiers narrateur ? Qui parle ? Comment est-ce que cela circule ? Décrochages. Bifurcations. Branchements. Lignes de fuite. Variations de registres. C’est bien la même personne, ici présente (mais de dos, pour l’instant), c’est bien le même artiste qui déplie et déploie ainsi un origami de strates, de cristaux, de plans et d’échappées.
Vu chez Decouflé
C’est magique. Nosfell se consume en prestidigitateur de son être propre. En magicien du je(u) qui est (fait) un autre. En conscience de soi qui se distingue du monde, et des autres, mais encore de lui-même. Il brode son autofiction sur un éventail de métamorphoses, indéfiniment ouvert puis replié, et rouvert encore, avec autant d’élégance que de fulgurance. On le connaît plutôt chanteur et musicien pop, à la base. On l’a vu frayer dans le monde de la danse. Dans une pièce comme Octopus, de Philippe Decouflé, on avait fini par conclure que sa prestation musicale, en bord de scène, constituait l’élément le plus saillant du spectacle.
Aujourd’hui Nosfell franchit le pas. Son spectacle Le corps des songes n’est plus un concert d’auteur-compositeur-interprète derrière son micro. C’est un acte scénique global, qu’on peinerait d’ailleurs à ranger dans une catégorie -entre concert donc, mais encore cabaret, one-man-show, solo de danse, ou de théâtre. Il n’est pas anodin qu’à Montpellier, ce soit le Centre chorégraphique national, plutôt qu’une salle de concert, qui ait voulu le programmer.
Relevons le : François Chaignaud, autre virtuose des liaisons dangereuses entre corps et voix, est venu lui prêter son regard. Et Nadia Lauro a conçu pour lui l’un de ses espaces intégralement imaginaires, dont elle a le secret. Sous un étrange pigment d’un vert crûment chimique, se dessine au sol une cartographie qui rappelle les méandres de cours d’eau, et versants vallonnés ici, précipités là, d’un monde émaillé de concrétions torturées de pierre brute, qui y sont déposées. Ici et là, des fourrures, des touffes renvoient à des archaïsmes cavernicoles. Les accompagnent de grands masques ouvragés, revenus de rituels mythologiques.
On songe un instant à Steven Cohen
Par là s’atténue le contour de la silhouette corporelle, qui se teinte elle-même peu à peu des pigments, s’emmitoufle des toisons et s’hybride de masques. Nosfell trimballe son corps masculin assez sommaire, nimbé d’une subtile gestuelle irisée de trouble, déjeté en cambrure arrière, flottante, à force de se hisser sur d’étranges souliers qui le contraignent en position relevée demi-pointe (on songea un instant à Steven Cohen, maître des créatures de soi-même). Enfin sa peau s’émaille d’un énigmatique tatouage, devenue parchemin d’un langage de signes calligraphiés en continent imaginaire.
C’est que Nosfell se déploie tout entier dans des métamorphoses qui le constituent au coeur, plutôt qu’elles ne le transformeraient à l’image. Il se compose intégralement dans les fluctuations de registres vocaux, dont on a déjà parlé, mais encore le maniement d’un langage tout inventé à côté du français, mais aussi le chahut des redistributions d’intensité corporelle, de même les glissements entre postures de narrateur extérieur, ou d’être présent là pour lui-même, ou d’incarnations de personnages éphémères issus de sa mémoire enfantine comme des délires adultes.
Un joyau de reflets et de nuances
On se laisse happer dans ce labyrinthe d’être, cette dramaturgie mutante au bord des vertiges intérieurs. Il semble bien que Nosfell ne parle de rien d’autre que lui-même. Tout autant il apparaît que la complexité magnifique de sa nouvelle incarnation scénique lui fasse nous épargner toute extra-version d’exposition égotique. Même par moment exubérant, ce Corps des songes fouille au plus profond de l’intime pour ciseler un joyau de reflets et nuances, bien plutôt qu’éblouir à peu de frais.
Photos : Camille-Graule.