Réalisé, produit et co-écrit par Sam Mendes, « 1917 », film de guerre, rejoint la liste des quelques films, façonnés sur le principe du plan-séquence, tels que « L’arche russe », « La corde », « Birdman »… Fondés sur une idée maîtresse, un homme doit transmettre un message, scénario, maestria technique et visuelle du long-métrage ne perdent jamais de vue la mission-quête de deux jeunes caporaux anglais fonçant, au risque de leur vie, dans l’inconnu du territoire ennemi.
Attention : des éléments importants de l’histoire seront révélés et commentés dans ce que vous êtes sur le point de lire.
Découvrir l’héroïsme
Quand, pour la première fois, j’entendis parler de la Première Guerre mondiale, c’était à l’école primaire. Notre maîtresse nous demanda une sorte de dossier à présenter devant nos camarades. Mon arrière-grand-père était toujours vivant. Veuf assez tôt, il avait épousé, en secondes noces une Italienne qui s’appelait Aimable. Elle faisait des descentes de lit et des napperons en dentelle incroyables. Elle crochetait. J’appris par ma mère que cet arrière-grand-père avait été parmi les Poilus.
Je l’appelai au téléphone pour recueillir son témoignage. J’avais 9 ans environ. Ses souvenirs de soldat remontaient à 70 ans dans le passé. Il guettait les avions ennemis, avait été enrôlé dans l’artillerie. Il me parla des tranchées et des rats. Des camarades morts. Au bout du fil, après une pause, il se rappela que j’étais petit : il n’alla pas plus loin dans la description qu’il avait commencée. Je compris que la guerre vécue par les hommes, c’était moche, pas pour les enfants.
Je n’avais aucune idée de ce à quoi ressemble l’héroïsme. J’avais 9 ans environ ; ce mot « héroïsme », j’avais beau être scout, deux dimanches par mois, je l’avais entendu mais ne le connaissais pas vraiment. Je veux dire : je n’avais alors aucune idée de ce que ce mot implique concrètement dans la vie et les actions des êtres humains.
Mes héros, pour ne parler que de la télévision, à cette époque, je les trouvais dans les dessins animés : Tom Sawyer et Candy, par exemple. « Au pays de Candy, / Comme dans tous les pays, / On s’amuse, on pleure on rit. / Il y a des méchants et des gentils / Et pour sortir des moments difficiles, / Avoir des amis c’est très utile », sagesse enfantine d’une chanson de générique.
Un grand-père et une femme
Film co-écrit par Sam Mendes, « 1917 » ouvre une nouvelle page du cinéma. Il permet à l’Ecossaise Krysty Wilson-Cairns de devenir la première femme-scénariste à écrire un film de guerre. Le regard d’une femme, jeune, sur le sacrifice d’hommes même pas trentenaires. Dans les deux camps.
La narration de « 1917 » se fonde sur les histoires racontées par le grand-père de Mendes, un vétéran de la Grande Guerre. « It’s the story of a messenger who has a message to carry. », révèlera le réalisateur à « The Times ». C’est l’histoire d’un messager qui doit apporter un message. C’est l’histoire d’un nouveau Philippidès, dans la grande boucherie, humaine et animale, du début du XXe siècle.
Tom et Will, soldats
Le 6 avril 1917, les livres d’Histoire nous disent que c’est le jour où le Congrès US vote l’entrée en guerre des Etats-Unis, les caporaux Thomas Blake, Tom, et William Schofield, Will, sont sur le front. Ce sont deux jeunes hommes Anglais, la vingtaine. Ils se reposent de leur fatigue. C’est la première image du film : la caméra dévoile, en gros plan, Blake allongé ; et j’ai pensé aux vers de Rimbaud : « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, / Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, / Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, / Pâle dans son lit vert où la lumière pleut ». Désormais, par cette référence au « Dormeur du val » qui me trotta dans la cervelle, je craindrai la disparition de l’un d’eux ou des deux personnages principaux.
Un supérieur s’approche de Tom endormi, un gars jovial et bavard, il l’appelle, lui donne un coup de pied au flanc, lui demande de le suivre, avec son barda, dans la seconde, le général le convoque. Il lui dit de choisir un homme, n’importe lequel, pour venir avec lui. Comme les deux jeunes gens, nous apprendrons, quelques instants plus tard, la raison de cette convocation urgente. Tom Blake se lève du pré herbé et fleuri, sur lequel le sommeil l’avait lourdement possédé, le beau jardin calme du monde, et pourtant à quelques centaines de mètres seulement du champ de bataille. Tom n’hésite pas, tend la main vers le premier individu à sa portée. Un inconnu ? Un ami ? Cette personne, c’est William, un de ses compagnons d’armes.
De William, le taiseux, le spectateur ne saura rien, jusqu’à la révélation, succincte, émouvante, silencieuse, de son histoire personnelle, quand viendra la dernière scène du film. Certains détails, au fil de « 1917 », sont des indices expliquant la lutte intérieure entre plusieurs injonctions morales qui agitent, je n’en doute pas, William Schofield. D’abord, elles le poussent à craindre pour sa vie; ensuite, elles l’obligent à ne jamais laisser tomber sa mission, malgré les douleurs et l’épuisement total. Le spectateur voit une photo abîmée, abandonnée, précipitamment peut-être, dans un dortoir souterrain, une poupée dans une ferme. Il assiste à une rencontre, inattendue et bienveillante, dans le village ravagé d’Écoust-Saint-Mein. Ces éléments extérieurs forgent l’invisible toile psychologique dans laquelle semble se débattre Schofield. Pourtant, quelque chose le remplit d’une force tenace.
La place du mort
Dans un des camions chargés de soldats venus de tout l’Empire britannique, des Indiens, des Noirs, des Blancs, il reprendra les mots que Tom énonça au moment de leur départ du campement : « Je réussirai ». Les autres, à l’arrière du camion militaire, sont sceptiques, lui souhaitent bonne chance, sont désolés, ne veulent pas être à sa place. Le caporal Schofield a pris celle du mort. Sur l’écran, les visages reflètent alors l’angoisse de mort qui habite chacun de ces fantassins. Pensifs et blêmes, ces jeunes gens en uniforme pensent à leur propre course à l’abîme dans cette guerre. Les camions les entraînent vers le front.
A l’instant où nous le découvrons, au tout début du film, Schofield est adossé à un arbre. Le visage reposé, il a, lui aussi, les yeux fermés (à quoi songe-t-il ?). Il n’est pas profondément endormi comme Tom l’était. Il sent la main s’approchant de sa face. William Schofield est donc homme de la présence attentive. Saisir cela est capital pour comprendre, aussi, son endurance, son opiniâtreté acharnées. Le jeune caporal, aux yeux si bleus, à la peau si claire, regarde la main tendue vers lui ; il esquisse un sourire complice. Thomas Blake et lui sont sans doute amis. Le première classe Schofield tend la main à son tour, n’hésite pas, se lève. Dès lors, la caméra ne les lâchera jamais plus.
Un monumental travail technique et artistique
La mise-en-scène de Sam Mendes, secondée par le titanesque boulot abattu par une équipe technique déplaçant des montagnes, ne lâchera plus le spectateur et la spectatrice qui se laisseront embarquer par ce métrage fondé sur le sang, la peur, le devoir, l’amitié, l’amour, le courage… au risque de la fin d’un monde en cours.
Tous mes applaudissements envers le directeur de la photographie Dean Deakins, les directeurs artistiques Simon Esley, Elaine Kusmishko, Stephen Swain, le chef décorateur Dennis Gassner… Je ne peux citer tout le monde.
Grâce au travail de cette équipe, le réalisme magique fait rayonner certains passages du film : l’épisode des fusées éclairantes dans la ville en ruines hallucinées, avec l’église en flammes orangées, lumières blafardes éblouissantes accolées au noir profond de la nuit, tout cela dansant sublimement sa danse macabre.
Le contexte historique
De l’autre côté du no man’s land, les troupes allemandes abandonnèrent leur position. C’est, dans le Sud-Artois, près d’Écoust-Saint-Mein et de Croisilles, le prolongement de l’Opération Alberich (5 février – 20 mars 1917) du nom du nain dans la mythologie germanique, coucou la Tétralogie wagnérienne.
L’Etat-Major britannique vient d’être prévenu que cette évacuation était une ruse. Le Second bataillon du Devonshire Regiment, dirigé par le colonel Mackenzie, doit impérativement ne pas attaquer, le 7 avril au matin, les troupes ennemies : c’est un piège. 1600 hommes risquent de mourir sous la mitraille et les bombardements des forces de la Triplice. L’armée impériale allemande les attend, les armes gonflées à bloc. Le frère aîné de Tom, son « big brother », le Lieutenant Joseph Blake, fait partie des troupes en danger.
Les communications sont coupées. Le Général Erinmore n’a d’autre solution qu’envoyer nos deux caporaux transmettre, au péril de leur vie -comment faire autrement ?-, une lettre ordonnant l’annulation de l’attaque prévue par Mackenzie. Soyez attentifs aux changements à la surface du visage de George McKay (William) et de Dean-Charles Chapman (Tom) à l’instant de l’annonce de leur mission. Vous saurez que ces deux acteurs feront merveille dans ce métrage de 2 heures.
Le compte à rebours commence
Tom part comme une flèche, l’inquiétude pour son frère marquée au front. William a ses hésitations. Est-il lâche ? Tom et Will s’enfonceront au cœur du territoire français envahi par l’ennemi que le public, dans la salle, ne verra que très peu, Tom, mille fois motivé par la possible et redoutée mort de son frère. C’est aussi pour cela que l’Etat-Major le destine pour cette charge, mot à prendre dans tous ses sens : 1599 soldats dont Tom ne sait rien s’incarnent dans la figure d’un seul, celle de son frère aimé et élevé, comme lui, par la même mère. Dès l’instant où l’ordre est entendu, j’imagine qu’il doit s’imaginer ce que sera la dévastation par le chagrin de cette maman si cet enfant meurt et qu’il n’aura, lui, Thomas Blake, fils et frère, rien tenté pour empêcher sa mort. Elle ne pourra être qu’immense.
Schofield est emporté dans une très dangereuse aventure à laquelle il ne s’attendait pas ; mais qui, surpassant ordres et obligations militaires, le transfigurera au-delà de sa propre individualité. Tous les deux ont survécu à la guerre, jusqu’ici. Schofield, plus âgé que Blake de peu d’ans, a été de la bataille de la Somme. William, étrangement, dit n’avoir gardé aucun souvenir de la boucherie. Il faut aussi survivre psychiquement. La blancheur, fatiguée puis effrayée, de la peau, la pâleur du bleu des yeux de l’acteur George McKay, la forme de sa face particulière traversent tous les états de l’humanité, portée par la volonté et la crainte de vivre, face à l’anéantissement prêt à tout ensevelir.
Ai-je dit que j’ai pleuré lors d’une des deux courses à pied de son personnage ? Le sens de la responsabilité, l’oubli de soi pour le bien commun, et leurs corollaires, la prise de risque, le courage, le sacrifice me bouleverseront toujours. Dans les grandes œuvres artistiques, leur(s) créateur(s) savent appréhender le bord des abysses, offrant au public une esthétique de l’espérance entêtée, de la force qui va. Victor Hugo, « Hernani » : « (…) je me sens poussé / D’un souffle impétueux, d’un destin insensé (…) / (…) et jamais ne m’arrête ».
Thomas Newman, compositeur
La musique de Thomas Newman, compositeur de tous les films de Sam Mendes, sauf un, n’est pas pour rien dans mon saisissement. Cette musique ne cesse quasiment jamais durant le métrage. Comme la caméra, elle ne lâche pas les deux protagonistes.
Pour ne citer que deux exemples tirés de la BA : « The Night Window » et « Sixteen Hundred Men ». Je ne cesse d’écouter et réécouter ces morceaux. Gorge nouée. « Sixteen Hundred Men » : cette page de musique est celle qui récolte, résume et exhausse les passages et certains des thèmes musicaux précédemment entendus. Le son de la trotteuse venant de la montre au poignet que portent les protagonistes, tic tic tic, les secondes s’égrènent, le compte à rebours et le temps qui avance, avant l’attaque du Second Bataillon du Devonshire, il faut l’empêcher, les hommes sont prêts à s’élancer, un gradé pleure, paralysé d’angoisse, à la timbale, de manière régulière, le lent battement syncopé du rythme cardiaque, celui du héros qui a une mission à accomplir, obsédant, un autre rythme à la flûte traversière, dans le genre répétition sans fin à la « Boléro » de Ravel ou comme celui qui se déroule durant le premier mouvement de la « 7e symphonie » de Chostakovitch, dans les graves, à la flûte, une seule note continuellement répétée, c’est l’obstination stressée de celui qui n’a pas d’autre choix qu’accomplir son devoir, suspendre le massacre à venir, toutes les cordes à l’orchestre, la montée d’adrénaline, des accords aux cuivres, Schofield voit que la tranchée est bouchée par les soldats, il ne peut rejoindre le Colonel Mackenzie, les violons, les altos, les violoncelles, les contrebasses, il s’élance malgré les obus, malgré la marée humaine qui sort de son trou et part au combat : les percussions, le cœur bat à tout rompre.
Il court, Will est percuté, il se relève, il court, malgré les explosions et les soldats de l’Empire britannique courant vers l’ennemi, il ne cède pas parce que, à cet instant précis, c’est ce qu’il est et doit être : une course contre l’anéantissement ? Remettre une lettre de l’Etat-Major. La partition de « Sixteen Hundred Men » : un élan d’immense courage, en mode mineur, dont même le triple forte aux cuivres dévoile toute la tristesse et l’ambiguïté. Ce n’est pas la victoire. « La grandeur de l’homme est si visible qu’elle se tire même de sa misère », Pascal.
Moins d’une journée pour accomplir leur mission
Les deux soldats, Tom et Will, ont devant eux même pas une journée complète pour mener leur mission. C’est un bien lourd fardeau qu’avoir la vie de 1600 hommes, l’image de toute l’humanité peut-être, à sauver. Momentanément.
Ce poids, Tom et William le ressentent-ils différemment ? Tom s’était d’abord destiné à la prêtrise. Dans le film, malgré tout, il ne sera jamais un homme en colère. Il tendra, une autre fois, la main. Il la tendra à son semblable, son frère, un aviateur ennemi blessé. Il la tend pour le tirer de son poste de pilotage et le sauver des flammes dévorant son avion mitraillé, tombé au sol.
« 1917 » et J.R.R Tolkien
Tom et William prennent la route.
Ai-je dit que « 1917 » m’a fait, tout du long, penser à J.R.R Tolkien ? J’ai pensé à sa vie de soldat durant la Première Guerre mondiale. J’ai pensé au film « Tolkien » (2019) dans lequel un soldat dans les tranchées, ami du futur romancier, doit être retrouvé par celui-là. J’ai pensé à l’amour de Tolkien pour les arbres. Les arbres ont une place symbolique capitale dans le long-métrage de Sam Mendes. « 1917 » : deux scènes, pour ne citer qu’elles, où surgit, malgré la peur et le désastre, au regard des deux soldats, la beauté des fleurs et des pétales d’un groupe de cerisiers, dans un verger, coupés à la base et jetés à terre par les Allemands. Il y aura, plus tard, la structure du film étant en miroir, la beauté des cerisiers, sauvages ceux-là, au bord d’une rivière à la surface de laquelle flottent des cadavres venus des deux camps. J’ai pensé aux bois du « Seigneur des Anneaux », ceux malades, ceux habités par les elfes sylvains de la Lórien : un groupe de soldats du Devon suspendus au chant de quiétude que chante l’un des leurs, un chant du pays qu’ils ont quitté et qui évoque, amertume et douceur, la terre de la mère vers laquelle, un jour, revenir. J’ai pensé à la quête, celle d’empêcher, momentanément, un massacre. Si cette quête s’achève avec la lettre transmise, il en est une autre tout aussi redoutable : retrouver le grand frère de Tom Blake, Joseph, pour lui annoncer la disparition de celui-là.
Derrière Tom Blake et William Schofield, en filigrane, j’apercevais Frodo Baggins et Samwise Gamgee. A travers eux quatre, je me savais en présence de toutes ces personnes ordinaires placées dans un éprouvant et dangereux extraordinaire. Et qui agissent, avec, pour fragile bouclier, le oui à la vie, tout en acceptant les dangers et les risques mortels encourus. Un oui grandi. A la façon, je l’imagine, de mon arrière-grand-père enfoncé, par des Etats en guerre, dans la boue et la plaie des tranchées, parmi les vivants, les morts et les rats.
A noter : Thomas Newton composa la musique du biopic « Tolkien », film de guerre et de quête aussi. Il n’y a pas de hasard.
L’héroïsme
L’héroïsme ? Le Colonel Mackenzie dira : « La seule façon dont finira cette guerre ? Avec le dernier homme debout ». Bouleversant. Et amer : « Dans 8 jours, l’Etat-Major ordonnera d’attaquer à nouveau. » Des centaines d’hommes et des milliers mourront quand même. Le 6 avril, jour où commence l’action du film : nous ne sommes qu’au début du quatrième mois de 1917. La guerre finira un certain 11 novembre de l’année suivante. Les pertes humaines : presque 19 millions de morts dont presque 10 pour les militaires des deux camps. Quasiment autant de millions pour les populations civiles qu’une jeune femme et un bébé représentent dans le film. A la fin de la Der des Ders, le Devonshire Regiment aura connu tant de pertes qu’il s’en trouvera presque totalement décimé.
« Il lève son épée. / Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais ! / Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! / Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! », c’est dans « Cyrano de Bergerac », 1897, c’est d’Edmond Rostand, c’est à l’Acte V, scène 6.