Faustin Linyekula, danseur Congo

Son pays désolé ne serait-il qu’une fiction inventée par le colonialisme ? Dans « Congo », proposé par le théâtre de la Vignette en partenariat avec Montpellier Danse, l’artiste use des armes du plateau pour soulever ce chaos en héritage.

 

 

 

Faustin Linyekula serait-il un homme-pays ?

Il faut d’abord raconter le gars tel qu’il s’est présenté à nous. Cela se passait vers le début de ce siècle. Sinon la fin du précédent. C’était à Montpellier Danse. A la conférence de presse quotidienne, on vit ébouler ce jeune homme aussi volubile que gracile. Comme essoufflé, il raconta l’incroyable parcours de tous les dangers (guerres, frontières fermées, etc), qu’il venait d’effectuer pour quitter son pays, le Congo Kinshasa, et parvenir jusqu’à notre festival international. C’était un coup de poing, dans la torpeur de l’entre-soi des ratiocinations esthétiques repues.

Quelques temps plus tard, on se désola d’un commentaire écrit par une sommité de la critique hexagonale. Ce confrère conseillait qu’on se précipitât pour découvrir ce nouvel artiste. C’est que -en substance- il fallait profiter de sa fraîcheur, avant que sa fréquentation des réseaux professionnels vienne à le frelater. On connaît ce cliché postcolonial : de l’homme venu d’Afrique, le goût occidental attend ce mieux-disant d’authenticité tonique, vierge et naïf, sorti de sa brousse. Oui mais voilà, tout Congolais soit-il, le parcours de Faustin Linyekula en a fait un fin lettré, branché sur mille aspects de la vie intellectuelle internationale contemporaine.

« Le Congo n’existe pas »

Puis, de pièce en pièce, passant par le théâtre, la musique, la danse, la performance, mais encore les techniques radiophoniques, toujours sur le métier on l’a vu remettre l’ouvrage de son pays tout entier. Soit la République Démocratique du Congo (dit Kinshasa, du nom de sa capitale, ex-colonie belge, pour le distinguer de son voisin, dit Brazzaville, ex-colonie française). Bien des complications… Faustin s’interrogeait sur scène : cette RDC d’aujourd’hui, où il avait grandi, ne s’était-elle pas appelée précédemment Etat indépendant du Congo ? Mais auparavant Congo belge. Mais aussi Zaïre.

On le sait, en toute pensée contemporaine : l’acte de nommer, de désigner, participe à produire la réalité -et non seulement la retranscrire, la refléter, comme trop souvent on le croit, paresseusement. Que signifient donc ces changements incessants du nom de son pays ? Dans sa toute dernière pièce -vue récemment au Théâtre de la Vignette à l’Université Paul Valéry, en co-accueil avec Montpellier Danse-, on entend distinctement cette phrase : « Le Congo n’existe pas ».Le texte dit sur scène est Congo, d’Eric Vuillard (Prix Goncourt 2017).

Il performe son pays

Rappellons que l’un des ouvrages précédents d’Eric Vuillard, Tristesse de la terre, ouvre sur cette phrase : « Le spectacle est l’origine du monde ». Nous y voici. Faustin Linyekula mène sa guerre dans le champ des représentations. Toujours il affronte et soulève le chaos nommé Congo. Il performe ce pays, en le désignant même. Il serait un homme pays, un danseur Congo. Le titre du texte qu’il a choisi de porter à la scène pour son dernier spectacle se ramasse dans ce seul mot. Congo. Suffit.

Le plateau est tout de vastitude dégagée -horizon à peupler ? – transpercé d’un implacable rai de lumière au sol. Cinglant. Au début du spectacle, l’éclairage est maintenu côté salle, qui souligne la communauté des spectateurs ici présente. De quoi entendre très fort ces premiers mots : « Regarde, ce sont les puissances d’Europe ». On ne pourra pas rigoler avec l’axe de responsabilité des regards. Inutile de rappeler que cette salle est exclusivement peuplée de sujets blancs occidentaux, des couches moyennes éduquées, souvent acquises aux thèses réconfortantes du républicanisme universaliste abstrait. Mais ça va tanguer.

Le spectacle navigue sur une forte houle de mots, ceux d’Eric Vuillard, que le comédien Daddy Moanda Kamono conduit à bon port avec une puissance affirmée, de diction claire et voix pleine. La charge est immense. Ce texte n’a pas été écrit pour la scène. D’où une certaine faiblesse de ses ressorts dramatiques, même chahutée de forts éclats poétiques. Vite il porte à « nous rassasier de fureur et de chagrin », en indiquant « cet endroit, là-bas, que l’espoir ne parvient pas à atteindre ».

Un roi belges et des mains coupées

Le texte Congo s’annonce comme un « récit ». Il colporte une abondance de données historiques, géopolitiques, qui donnent à observer, depuis un point de vue africain, ce que furent les menées coloniales visant à inventer le Congo. Soit une grande conférence internationale à la fin du XIXe siècle, « plus grande chasse aux trésors de tous les temps », tandis que la mondialisation de cette époque faisait déjà que « le monde entier devient soudain une ressource » exploitée sous le régime du libéralisme.

La situation fournit son lot de portraits sardoniques de diplomates plastronnants. Culmine le personnage de Léopold, roi des Belges, obsédé par la volonté de se tailler un territoire à titre personnel, propriété en nom propre, qui sera donc le Congo. Né de rien, ce territoire s’invente à coups de traits sur une carte. Il se confirme par la terreur des mains qu’on coupa par milliers, à tout autochtone qui ne donnait pas satisfaction dans les règles de l’exploitation coloniale.

Un pantin avec une élégance folle

Ses propres mains, Faustin Linyekula les tient tout en hauteur au bout de ses bras dressés, vibrantes en une grêle de doigts toujours agités. Son corps y semble tout entier arrimé, suspendu. C’est une danse d’isolations, de distorsions, de segmentations, qui serait celle d’un pantin près de se démantibuler, mais avec une élégance folle. Ce corps émacié et noble, un peu christique, se tord de tensions sèches, entre soupçon de danse de Saint-Gui et amorce de transe obstinée. C’est une épure de danse, pleine de motifs promis, presque baroques, vite foudroyés.

L’incandescence délicate de cette incarnation impossible, jamais pleine ni aboutie, d’un corps non pas fragile, mais ébranlé, secoué et menacé, se consume en contre-point du terrible récit. Le marché du caoutchouc dicte sa loi. On en fait des orphelins, des femmes violées. Sur scène, quelque chose d’indéfectiblement poignant se trame en tension avec les propulsions éruptives, chromatiques et colériques, magnifiquement chantées, d’une troisième partenaire, Pasco Losanganya.

L’Europe en lettres blanches sur peaux noires

Malgré toutes ces richesses de motifs, Congo tient dans une économie de moyens. Dont ce symbole fort, de maculer les peaux noires, pour y graver en lettres blanches, les noms des pays européens impliqués à la grand-messe de la spolation. Un autre marquage dans l’histoire. A même les corps. Congo sinue, parfois lent, des fois long, un peu comme ce pays de papier, jamais stabilisé, toujours disputé et déchiré. Congo transporte le chaos d’un pays.

Le hasard avait voulu qu’on vît la veille, dans un théâtre proche de Montpellier, une représentation d’ Une maison, la dernière pièce de Christian Rizzo. Comparaison n’est pas raison. Mais enfin, comment dire, une maison, c’est tellement plus petit qu’un pays, de sorte que des moyens colossaux sur scène n’y transportent plus rien que les promesses déçues d’une danse hexagonale, réduite à suggérer que les vraies questions contemporaines vibrent tellement plus intensément à Kinshasa qu’en France.

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