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9ème symphonie de Mahler : l’appel du silence ?

L’Orchestre national de Montpellier a donné récemment la 9e Symphonie de Gustave Mahler (1860-1911). Un concert durant lequel un carré de puristes a fait entendre sa fétichisation de la musique, son horreur des applaudissements intempestifs, et son goût pour le silence…

 

Gustav Mahler, c’est un peu, je crois, comme certains auteurs en littérature. J’ai mis longtemps à aimer Hugo, Victor, autrement que parce qu’écrivain sanctuarisé par les bibliographies de l’école et les cours de français. « Hugo, quel génie ! » OK, mais pourquoi ? Mahler, c’est pareil. « Mahler, quel génie ! », voilà la vérité que donnaient du compositeur l’école municipale de musique, les magazines recensant les sorties discographiques, rayon musique classique, ou savante, ou sérieuse, etc. Je ne me souviens pas que mon professeur de musique, au collège, nous ait jamais fait écouter du Mahler. Étions-nous trop jeunes ? Tchaïkovski, Mozart, oui. Par contre, j’ai un souvenir bien glaçant de ses cours, qui n’a rien à voir avec la matière, ou peut-être si : incrustées par des élèves, à la pointe d’un compas, dans la surface de plusieurs tables en bois, ces deux lettres : « PD ». Un acronyme qui visait, directement, la vie privée du prof.

90 musiciens sur la scène de l’Opéra Berlioz

Dans le Corum, devant l’affiche pleine de tendresse du concert, s’avança une fillette. Elle observa ce profil fait de ciel, de nuages, de sommets enneigés. Elle se souleva légèrement sur la pointe des pieds et se mit à parler à la tête du bonhomme : « Ça va, Mahler ? Hé bien, dis donc, tu as du paysage à voir ! » Cette enfant a tout compris à sa/la musique ! J’espère la revoir quand le concert sera fini. Je voudrais découvrir si elle a voyagé avec et grâce à lui. Trop de monde. Mon souhait ne sera pas exaucé…

Dernier opus achevé par le compositeur autrichien, il meurt le 18 mai 1911, la 9e Symphonie, sortie des neurones de Mahler entre 1908 et 1909, avec la beauté physique de l’animal mastodonte, demande, pour l’interpréter, plus de 90 musiciens sur scène dont le chef Michael Schønwandt. La 9e n’est pas la symphonie des adieux : durant l’été 1910, le génial Gustav M. travailla sur sa 10e. Un adagio jouable et des esquisses pour les autres mouvements demeurent. La 9e fut donnée, de manière posthume.

La malédiction de la neuvième symphonie

A l’égard du numéro 9, en symphonie, Mahler avait, dit-on, une certaine appréhension digne de la superstition à l’égard du chat noir. Il y a même une formule : « La malédiction de la neuvième symphonie ». En langue anglaise, l’expression me plaît plus énormément, elle me rappelle le titre de bon nombre de récits et de films horrifiques de séries B ou Z popcorn que j’apprécie : « The Curse of the Ninth ». Il faut dire qu’avant (et après) Gustav, des compositeurs, et pas des moindres, ne passèrent jamais la barre des dix symphonies : Beethoven, Schubert, Bruckner, Dvořák, Vaughan Williams… Mahler avait un problème cardiaque. Il le savait. Il mourut d’une pneumonie. Peut-être s’imaginait-il entendre la Camarde lui demander : « T’as fini ta 9e, mon chou ? » Paf ! T’es mort. Le genre de malédiction un peu comme celle proposée par la franchise japonaise et étasunienne, mêlant romans et films, « The Ring », pas la Tétralogie wagnérienne, chers mélomanes, musicophiles, musicomanes. Je m’égare.

Dans la file d’attente avant de montrer mon billet et entrer dans la salle : à ma gauche, derrière moi, un aaaaaah angoissé et surpris. Comme tous les autres, je me retourne, une vieille dame, fort élégante et bien coiffée, vient de manquer une des deux marches et est en train de s’étaler sur tout son flanc gauche. Je vois que le visage cogne le sol, un silence, puis sa bouche, collée à la dalle, remue : « Non, non, ce n’est rien, ça va, ça va ». Des gens se précipitent. Elle se relève. Ses yeux disent : « J’ai défié la mort ». Cette femme, en long manteau, est définitivement prête pour la 9e Symphonie du Viennois cardiaque. Dans la même file, à ma droite, devant moi, se tient une autre vieille dame, un peu plus jeune toutefois que l’accidentée indestructible. Elle glisse, verbalement, à son mari, d’un ton qui n’attend aucune réponse : « Hé bé oui, les talons aiguilles, ça dérape ». Je regarde ce qu’elle porte aux pieds : des chaussures plates. Elle a l’air contente de ses choix vestimentaires. Nous entrons.

Interdit d’applaudir

Des instrumentistes s’échauffent et sortent. Peu après la quasi-totalité de l’orchestre s’installe. Cette quasi-totalité attend que Dorota Anderszewska fasse son entrée ; ce qu’elle fait. Applaudissements. On donne le la. On le cherche. Les musiciens s’accordent. Pause. Michael Schønwandt arrive. Applaudissements. Pause. Andante comodo (ré majeur).

Je dénombre trois manières d’écouter un concert : les yeux ouverts, les yeux fermés, les yeux ouverts à regarder ailleurs qu’en direction de la scène. Je pratique les trois façons. Regarder un orchestre en train de jouer a à voir avec la fétichisation des mains de l’interprète au piano courant sur le clavier. Le concert du vendredi 28 février 2020 me rappela combien la musique, son écoute plus singulièrement, dans les salles de concert, peuvent être fétichisées, rendues comme des idoles.

Une semaine ou deux avant ce concert, j’avais lu, dans un « Courrier des lecteurs », la lettre d’un lecteur, habitué de l’OONM, absolument scandalisé par les applaudissements entre les mouvements. Mon billet m’indiqua la place M-1. Juste derrière moi, j’entendis des « Shhhhhhhhhhh » vénères, comme dit le verlan, quand parmi le public s’élève le bruit des mains qui se frappent, l’une contre l’autre, de satisfaction. Dans la sécheresse de ces « Shhhhhhhhhhh », tout le mépris de celles et ceux qui savent. Il y eut des « Shhhhhhhhhhhh » partout dans la salle. J’aurais été qui avait applaudi, je me serais senti mal. Les applaudissements disparurent entre les mouvements. Mission accomplie pour les adorateurs de l’écoute et de la réaction normées.

Mais qui savent quoi ? Qu’ils exigent la répétition d’une convention qui évolua au fil du temps ? Il y a quelques temps, le public réagissait quand bon lui semblait. Les concerts rock et électro d’aujourd’hui vivent encore ces saines habitudes expressives. La musique classique subit la contrainte du muséal cloué au mur, qui ne s’envole pas, de la belle chose marmoréenne exposée. Il y a, j’en ai l’impression, dans cette règle dictée du silence et de la retenue, une espèce de lutte des classes de l’étiquette, des normes sociales, de la bienséance. La joie et le plaisir sensibles ne se partagent, mon bon Monsieur, ma bonne Dame, qu’aux heures indiquées. Les catarrheux ne sont pas les bienvenus.

Essayez de tousser, même dans votre coude, à Bayreuth !

Dans « Tableau de Paris », son ouvrage daté de 1782, Louis-Sébastien Mercier écrit : « Ils claquent pour Gluck et font plus de bruit que tous les instruments de l’orchestre, que l’on entend plus. […] Quelquefois ces battements de mains vont jusqu’à la frénésie ; on y a joint depuis quelques temps les mots de bravo, bravissimo. On bat aussi des pieds et de la canne ; tintamarre affreux, étourdissant, et qui choque cruellement l’âme raisonnable et sensible qui quelquefois même en est l’objet ». Il fut un temps où les compositeurs eux-mêmes désiraient les applaudissements intempestifs, marques du succès de leurs compositions ! Plus tard, on se fit grave. Essayez de tousser, même dans votre coude, à Bayreuth !

Quand vinrent les saluts enthousiastes, derrière moi, un homme de 60 ans environ parle à une femme de 80 ans environ, ceux-là même qui exprimèrent des « Shhhhhhhhhh » courroucés et outrés et autoritaires :

Elle – J’ai aimé le premier et le dernier mouvements.

Lui – Très difficile, le premier mouvement.

Elle – Ah, oui, très difficile !

Le dernier carré des puristes

L’OONM renouvela son public, le rajeunit. Une certaine tyrannie lutte pour empêcher toute expression qui ne soit pas cadrée. Quel dommage… Si la musique n’est pas liberté, qu’est-elle ? Des gens assis et possiblement émus ? Autant jouer dans une salle vide ! A ma gauche, une dame -qui, durant toute la symphonie, écrivit sur le programme de la soirée- jeta des coups d’œil offusqués, capables de lancer le foudre de Zeus, lèvres pincées, alors que le grincement hasardeux d’un fauteuil se fit entendre, là, quelque part, parmi les 2010 places de l’Opéra Berlioz. Certes, c’était durant le mouvement lent en ré bémol, le dernier, celui sous-titré de la main de Mahler « Ô beauté et amour, adieu ! adieu ! »

Une impression personnelle sur autre chose que les cavalcades et emportements que maîtrisa, à merveille, l’orchestre ce soir-là : quand il n’y a plus que l’ensemble des cordes, le quadruple piano de la coda au quatrième et dernier mouvement, c’est du silence mis en notes. Ces notes du silence ne sont jamais assez quadruple piano. L’OONM me parut le rendre trop fort et épais, un peu lourd même, ce quadruple piano.

La respiration d’une présence presque surnaturelle

Après les danses, les marches, les courses, les cuivres, les coups de cymbale, le burlesque et les déchaînements, les flûtes évanescentes, les cloches du cortège funèbre, les cellules thématiques qui s’interrompent brutalement, l’humour, toute l’énergie pétaradante mahlérienne qui traversent l’œuvre, cette fin, à mon psychisme, c’est le sommet, très difficile à rendre, de l’œuvre entière.

Cette évaporation finale, aux cordes, de la musique : c’est, par sa proximité la plus proche avec ce que peut être le silence, la respiration d’une présence presque surnaturelle, profondément humaine, à nos oreilles, la beauté et l’amour, sans doute ; sans doute plus encore : être reconnaissant d’avoir pu exister, malgré tout. Le Coronavirus Covid-19 (ex 2019-nCov) peut m’emporter ! L’assistance applaudit à tout rompre, longuement.

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