Billet # 51 : Entre le ciel et l’eau
La semaine dernière, Flavio, un octogénaire de l’Etat de Catarina, Brésil, attablé comme nous au marché aux poissons d’Itajai devant une assiette de crevettes (1), nous a confié qu’il était heureux. Car pour la première fois de sa vie, il avait rencontré des français. Et ces français c’était nous ! J’ai d’abord pensé que Flavio n’avait pas actualisé sa banque de données. Et puis je me suis laissée envahir par le plaisir simple, gratuit et inaliénable que m’a procuré cet aveux ; celui de la rencontre, toujours possible, même quand on ne parle pas la même langue et qu’a priori tout nous sépare. Ça, c’était avant de comprendre que Coronavirus n’était pas celui qui ressemblait à Alain Prost dans Asterix et la Transitalique (2). Mais un alien avec une cape invisible auquel il allait falloir échapper. L’aventure n’est pas toujours celle que l’on choisit et nous avons oublié depuis longtemps que la planète pouvait être plus créative que nous pour foutre le bordel dans notre petit univers. Pris en flagrant délit de toute puissance, certains sont même assez doués pour compliquer davantage l’histoire. Reste alors à trouver des solutions pour contenir le pire. Here we are.
A Itajai, comme dans le reste du Brésil, le principe de proximité n’avait pas encore frappé. Comme la Chine paraissait loin aux français en décembre, l’Europe était à plus de 10 000 km des Brésiliens et Jaïr (3) continuait de serrer des paluches pour conjurer le mauvais sort. Quand nous avons décidé de quitter la ville pour nous mettre au vert en mer, à peine les autorités venaient-elles de décider de fermer les école et certains commerces et d’interdire dans la désorganisation quelques grands rassemblements. Car avec officiellement quelques cas seulement dans un pays immense, la situation disait-on était sous maitrise (4). Moi je commençais à regretter mes crevettes. De les avoir mangé et de ne plus pouvoir le faire. Et la caissière qui toussait à gorge déployée au supermarché me poursuivait la nuit. Bref il était temps pour nous de reprendre le large. Quitter la terre pour se retrouver de nouveau entre le ciel et l’eau (5), avec pour seule compagnie nous-mêmes et l’océan (6). Pour pratiquer régulièrement la navigation au large depuis 19 mois, nous avons éprouvé plusieurs fois les bénéfices et les limites de cette forme d’isolement volontaire. Il nous contraint à prévoir notre autonomie pour plusieurs semaines en nourriture, en eau et en énergies et à être dans l’économie de la ressource (7). Il ralentit le temps et nous invite à l’occuper par quelques fonctions essentielles qui sonnent souvent comme de grands plaisirs. Manger, dormir, jouer, lire, aimer, penser, parler, écrire, rêver. Il nous reconnecte à nous-même et aux autres, nous obligeant à affronter ce qu’il est plus facile d’ignorer quand on ne passe ensemble que quelques heures sur 24, dont une bonne partie à dormir.
Bien sûr, j’ai eu envie plusieurs fois de claquer la porte de ma cabine et je l’ai fait mais j’ai ensuite dû gérer la crise autrement, faute de pouvoir sauter à l’eau. Jean-Luc se serait bien vu en solitaire, sans femme, ni enfant à bord, sur une partie des navigations. Et sans aucun doute, Gabriel aurait préféré certains jours, 8 heures de classe, plutôt que sa mère comme instit. Ça lui aurait fait des vacances. A moi aussi. Mais cet isolement en mer aussi difficile soit-il restera pour nous, parmi les expériences les plus intimes et les plus riches de notre périple. La preuve s’il en était besoin que la planète n’a pas besoin de nous pour continuer de tourner. Et que nous, nous pouvons continuer de vivre, différemment, en réinventant notre quotidien.
Nous sommes samedi 21 mars 2020 et il est 7h09 sur l’Atlantique Sud. Tout va bien à bord du Luna Blu qui fait route en direction de Paraty. Une pensée solidaire et chaleureuse pour nos compatriotes contraints au confinement, pour le personnel soignant et mes collègues fonctionnaires d’Etat, hospitaliers et territoriaux, travailleurs exposés de l’ombre.
(1) A notre arrivée au Brésil, nous avons fait le choix de nous arrêter à la marina d’Itajai pour pouvoir effectuer quelques réparations sur le voilier. Ville portuaire, Paraty vit à 50% de la pêche.
(2) Asterix et la Transitalique, 37è album où les célèbres gaulois créés par Goscinny et Uderzo, se lancent dans une course de chars pleine de rebondissements.
(3) Jaïr Bolsonaro est le président du Brésil.
(4) Au moment où la quasi totalité des pays d’Amérique du Sud passaient au stade 3, voire 4 de la crise, le Brésil tardait à prendre des mesures de sauvegarde pour ses habitant comme la fermeture de ses frontières. Depuis, cette décision a été prise.
(5) Une ile entre le ciel et l’eau, parole empruntée à une très belle chanson de Serge Lama.
(6) Pas d’internet sur le Luna Blu en navigation au large. Seulement la possibilité d’envoyer et de recevoir des messages courts via le téléphone satellite.
(7) A ce jour, notre « record » de navigation au large et donc en autonomie est de 12 jours. Notre équipage peut compter sur environ 400 litres d’eau douce embarqués dans 3 réservoirs ainsi que 1 litres d’eau par jour et par personne pour boire, 300 litres de gasoil et 10 litres de gaz. L’électricité nécessaire à la navigation et à la vie à bord est fournie par une éolienne, deux panneaux solaires et le moteur du voilier quand le vent fait défaut. Les courses sont généralement faites pour un mois compte tenu de la logistique que cela suppose. Nous pouvons conserver des produits frais une dizaine de jours environ, davantage passé les 40è. Il faut savoir rester créatif ce qui a été embarqué et garder quelques plaisirs jusqu’à la fin comme du chocolat, du saucisson ou des cacahuètes. Côté santé, notre voilier est doté d’une solide pharmacie qui suit les recommandations du Centre de consultations médicales maritimes permettant d’assurer les premiers secours et de traiter aussi bien la bobologie qu’une infection nécessitant la prise d’antibiotiques. Enfin, ces navigations nous ont enseigné qu’il fallait développer ses capacités à savoir tout faire soi-même pour tenter de faire face aux immanquables imprévus.