Ça a commencé de manière brusque, pour ne pas dire brutale. Oh ! Bien sûr ! Il y avait bien eu quelques rumeurs, on savait que les Belges, eux… Mais bon, après tout c’était les Belges et nous, on crapahutait encore sur les berges de France quand le reste de l’Europe commençait déjà à s’alarmer. Et puis soudain, c’est arrivé. Soudain nous avions 24 heures pour choisir notre lieu de confinement et nous y installer. J’ai fait ma valise pour aller me confiner ailleurs, l’annonce officielle parlait de 15 jours, j’étais un peu dépassée parce qu’en vrai on porte quoi, pour un confinement ? C’était ma première pandémie. J’ai fait au mieux.
Je suis partie me confiner chez mon mec. Ça paraissait plus pratique, et surtout, plus confortable. D’une part, parce que j’étais avec quelqu’un, et ne faisais donc pas partie de ces milliers de gens qui allaient déprimer et flipper tout seuls chez eux. Confortable aussi parce que le compagnon en question a un grand appart avec branchement fibre, grande terrasse et petit parc juste à côté. A l’heure où mon espace se rétrécissait violemment, tout ceci représentait un vrai luxe. Là où j’avais été un peu moins bien inspirée, c’est en me confinant avec quelqu’un qui allait continuer de bosser. Et risquait donc d’être contaminé et accessoirement, de me contaminer aussi. En vraie blonde, je m’étais confinée avec un maillon faible de notre système de protection mais ça, je ne le réalisais pas encore. Comme des millions d’autres, je débutais, en confinement.
Faire son pain soi-même…
Rapidement, les choses se sont mises en place. Macron nous a fait son discours guerrier, les auteurs parisiens ont pondu leurs journaux en direct de leur résidence secondaire, les profs de yoga ont envahi l’espace numérique et on a commencé à applaudir les soignants tous les soirs à 20 heures.
La contre-offensive intellectuelle n’a pas tardé.
– Non, définitivement, nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes face à une pandémie. Et c’est déjà bien assez. Nous ne sommes pas des soldats, mais des citoyennes et citoyens. Nous ne voulons pas être gouvernés comme en temps de guerre. Mais comme en temps de pandémie. Nous n’avons pas d’ennemi. Ni à l’extérieur, ni à l’intérieur des frontières, s’exclamait une prof de fac sur Bastamag (1).
Félix Lemaître faisait vertement remarquer aux écrivaines confinées que, «tandis que votre esprit vagabonde dans les vertes prairies, il y en a dont les angoisses rebondissent dans des 15 m2 loi Carrez» (2), tandis qu’une éditorialiste allemande râlait de cette nouvelle pression consistant à vouloir «s’optimiser soi-même», profitant du confinement pour apprendre le japonais, faire son pain soi-même, ou visiter virtuellement tous les musées du monde (3). Le tout en deux semaines chrono, l’intensité et la diversité des échanges se révélant être à la hauteur du défi.
La bonne humeur de l’inédit
Au début, comme tout le monde, je partageai la bonne humeur de l’inédit. Après tout, c’était pour la bonne cause. Après tout, il n’y en aurait pas pour (trop) longtemps. Après tout, on pouvait profiter de cette crise pour vivre nos vies différemment. Oui, c’est vrai, les Chinois étaient confinés depuis presque six semaines mais après tout, eux étaient plus nombreux. Au début, on s’envoyait des blagues plus ou moins drôles, des photos de bouffe pour prouver qu’on ne se laissait pas aller, et on se donnait rendez-vous pour des apéros à distance, histoire de voir d’autres gueules que la sienne. Pendant une dizaine de jours, on a eu l’impression que la France était comme un pays moitié en congés forcés, moitié en télé-travail souvent désiré. Et puis on a commencé à comprendre que les 15 jours, en fait, c’était juste la première tranche.
De nouveaux chiffres se sont mis à circuler. Des chiffres essentiellement économiques, des trucs pas toujours compréhensibles pour le commun des mortels, mais dont on pressentait quand même que c’était pas bon. Du tout. Des chiffres qui annonçaient un avenir sombre, alors que ceux sur les emplois précaires, les mal-logés en habitats insalubres et la hausse des violences familiales dessinaient avec de plus en plus de précisions les contours d’un présent déjà cruel pour nombre d’entre nous, un présent auquel ni méditation ni Shawasana ne pourrait rien changer.
Je me suis mise à stresser parce que rapidement, je n’étais déjà plus capable de suivre ce flot de livres, musées, films, conférences, et autres formations virtuelles gracieusement offerts par des institutions formidables. Mon maillon faible et moi avons eu notre première dispute, lui le scientifique s’agaçant que les gens ne fassent plus confiance aux élites, moi arguant du fait que les élites n’étaient même pas foutues de se mettre d’accord sur quelque chose d’aussi banal que ce putain de médicament dont on nous rebattait les oreilles depuis le début du confinement. J’ai jeté sur les miettes de notre dîner qu’on ne pouvait quand même pas attendre de nous qu’on suive la première blouse blanche venue sous prétexte que j’étais confinée avec. Pour calmer mes nerfs, j’ai relu Edgar Morin, qui dit que « nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille » (4). Et puis je suis allée me coucher avec ma Ventoline.
Rapidement on a inclus dans nos applaudissements les éboueurs, les caissières, les routiers, et tous ces socles d’un confinement civilisé qui continuaient d’aller au charbon pour nous, tous les jours.
Des apéros virtuels le matin ?
Au deuxième skypéro je me suis plantée trois fois avec mon mot de passe, pour voir mes amis j’ai dû aller sur Messenger, moi qui tente désespérement de boycotter les GAFAM depuis des lustres. J’ai réalisé que c’est un putain de pangolin qui m’aura forcée à m’asseoir sur mes principes. Ceci-dit, de toute façon, les apéros virtuels du soir devenaient de plus en plus difficiles. Les tranches horaires franco-françaises menaçaient de faire exploser les satellites tellement on était tous connectés à la même heure, avides de rester en contact. A J+ 13, j’ai proposé de faire l’apéro plutôt vers 8-9 heures du mat, histoire d’avoir plus de réseau. Les copains ont cru que je plaisantais, perso je n’en étais pas si sûre.
La deuxième semaine s’est terminée sur une annonce de 2ème tournée de confinement. Là aussi, on a fait semblant de croire que ce ne serait que pour 15 jours, mais on était un peu moins crédibles car moins crédules que la première fois. Confinés, pas cons tout court.
En deux semaines, j’avais fait de gros progrès en épidémiologie. Sous l’œil vigilant de mon élite perso, j’avais appris à me laver convenablement les mains (ce qui, soit dit en passant, n’est pas une mince affaire). Je savais désormais mettre les courses en quarantaine, désinfecter le plan de travail quand, sans faire exprès, j’avais une fois encore oublié de ne PAS poser mon sac de courses dessus. J’avais tenté de trouver les tranches horaires où il y aurait le moins d’attente devant les supermarchés, et constaté que ça n’existait pas. J’avais appris bien plus que je ne le souhaitais sur les capacités meurtrières du postillon et comment sortir de l’immeuble sans toucher les poignées (il suffit en fait de passer derrière mon mec, qui lui porte un gant en latex). En lisant qu’on pouvait soutenir certains commerces fermés en commandant en ligne, j’avais décidé de participer à l’effort collectif, et acheté des livres, du pastis et du nougat. Je m’étais mise au Body Pump en serbo-croate sur Internet en attendant de réaliser (lors de la 4ème semaine) que ma salle de sport avait mis des trucs en ligne et en français. J’avais continué avec mon hygiène de vie globalement saine et décidé de ne boire du vin que le week-end, sauf exception. En gros comme d’hab’, mais avec la conscience, lancinante, que si je ne maintenais pas une certaine discipline, confinement de luxe ou pas, j’étais tout à fait capable de sortir de là obèse et alcoolo. Je savais désormais remplir une attestation dérogatoire de sortie sans me tromper de case. Quand, lors de la première nuit de pleine lune du confinement, je me suis retrouvée à deux heures du mat sur la terrasse, mon inhalateur coincé entre les dents, j’ai réalisé à quel point l’humain confiné n’est qu’une petite chose sans défense face à une nature en pleine reconquête de ses droits.
A 20 h, dans mon quartier, il ne se passe rien
A J + 18, je passais deux jours à dormir, une impression de fièvre ancrée aux tripes, même si le thermomètre de la maison me disait que ma température, au contraire, était en chute libre. 33,5°C, aussi bien j’étais déjà morte et juste encore cramponnée à mon portable. Un truc pas net m’oppressait au niveau de la poitrine, j’avais la certitude hystérique que c’est bon, cette fois, c’était mon tour. Une copine bien intentionnée m’a dit que ça ne pouvait pas être le Covid parce que mon nez coulait genre gros rhume, or à ce stade des connaissances ès Covid, on pensait encore que le nez qui coule prouvait que ce n’était pas le Covid. Mon scientifique de mec ne m’était d’aucun secours, vu que ça fait un bail qu’il m’a cataloguée hystérique en puissance. Heureusement, mes copines hystériques en puissance me sauvèrent, rien qu’en comparant nos symptômes hypocondriaques, qui dépassent largement toutes les connaissances scientifiques sur le virus, et à peu près toutes les autres maladies répertoriées officiellement. Aujourd’hui encore, je suis persuadée de faire partie des malades aux faibles symptômes, voir asymptomatiques, mais bien sûr, personne ne me croira tant que je ne pourrai pas me faire tester.
A débuté la troisième semaine, et avec elle de bien étranges polémiques. On a lu des articles comme quoi dans certains quartiers, l’appel à la prière musulmane du vendredi soir couvrait les applaudissements de la foule en honneur aux soignants. J’ai été surprise de lire ça. Non pas à cause du muezzin, vu que tout le monde sait que le vendredi, c’est jour de grande prière. Ce que j’ignorais en revanche, c’est qu’aux fenêtres de France, les applaudissements continuaient. Il faut dire que dans le quartier résidentiel de classe moyenne où j’avais trouvé refuge, le soir, à 20 h, il ne se passait rien, si on exclut une lointaine villa qui résistait chaque soir au silence indifférent qui nous entourait.
Une de mes cousines m’a envoyé une mini vidéo dans lequel elle dansait, seule et sans musique, devant un mur illuminé dans son salon. C’était à la fois beau et flippant. Le même jour sa sœur m’envoyait un message rageur, pour me dire qu’entre ses 60 ans en janvier et le confinement en mars, elle avait du mal à positiver 2020. Artiste peintre, elle avait été surprise en plein déménagement. Son matériel confiné dans un box lointain, elle s’était remise à sculpter d’innocents cailloux à grands coups de marteau.
Jacques a dit « restez chez vous ». Mais on ne savait pas ce que Jacques voulait dire, en vrai, du coup certains se sont faits surprendre en fort mauvaise posture, coincé chez une ex, confiné chez leur belle-mère, ou sans leurs outils de travail.
Un journal a publié un article selon lequel le Covid réussissait là où nombreux négociateurs avaient échoué. A le lire, les cessez-le-feu fleurissaient ailleurs comme ici iris et jonquilles. Je lisais et relisais encore, mais ne parvenais toujours pas à comprendre comment des populations prêtes à se détruire mutuellement à coup de machettes, de mines, ou de bombes nucléaires, pouvaient soudain être prises d’envie de paix devant un pauvre virus.
Se multipliaient les articles sur les abus de pouvoir de policiers, depuis chicanes psychologiques jusqu’aux violences physiques. Se multipliaient aussi les violences conjugales, les pauvres devant les banques alimentaires, les critiques face au gouvernement, les débats autour du port du masque, l’indignation à l’idée qu’une fois de plus, les démunis paieraient pour les riches, et la sensation, diffuse, qu’en fait personne ne savait rien de plus que les autres et que pourtant, nous étions tous dans l’attente de certitudes. Une date, un espoir, un regard vers l’avenir, quelque chose…
La moitié de l’humanité était entre-temps confinée chez elle. Étonnement sereinement, même ces sanguins de Latins que l’on dit incapables de se plier aux lois. Surréaliste. Quatre milliards de gens plus ou moins volontairement enfermés chez eux. Ici au moins, il n’y a pas de guerre. Il n’y a pas de bombe. Ni même de pénurie dans les supermarchés. Lorsque l’on regarde par la fenêtre, on pourrait croire que tout est comme toujours, le chant des oiseaux en plus. Sauf que Jacques a dit de rester chez nous, et qu’on est confinés.
Italie : 21.000 morts. Espagne : 18.000. France : plus de 15.000 au 15 avril. USA : 26.000 décès.
On nous déconseille l’Ibuprofène mais nous n’avons droit qu’à une boîte de Doliprane par personne en pharmacie.
D’habitude, on se claque la bise
J + 25. J’ai la chance d’avoir ce petit parc juste derrière mon lieu de confinement. C’est un parcours santé, un cercle mesurant 1 km ½, je suis juste dans le périmètre autorisé. Je continue de courir deux fois par semaine, parfois trois, avec un programme ludique de fractionné. Ce matin, quand je suis descendue, une voix a dit mon nom. J’ai sursauté. C’était une fille qui fait sa formation au même endroit que moi. On était étonnées l’une comme l’autre de se trouver là, en fait elle habite à côté. Depuis trois semaines, c’était la première fois que quelqu’un d’autre que mon mec prononçait mon nom, ça m’a fait peur. Nous sommes restées à bonne distanciation sociale, un peu gauches, indécises, alors que d’habitude, on se claque allègrement la bise.
Comme toujours, pendant mon footing, je dis bonjour à tous les gens que je croise. J’ai l’impression que plus de monde me répond, c’est con mais ça me fait plaisir. Tout est propre. J’ai chaque fois une pensée reconnaissante pour tous ceux qui continuent de bosser. On sent qu’il y a une vraie volonté de ne pas laisser le chaos s’installer. La société saura-t-elle se montrer reconnaissante vis-à-vis de ses ombres enfin mises en lumière ? Avant-hier, sur un banc, deux jeunes filles discutaient. L’une d’entre elles avait baissé son masque pour pouvoir fumer. C’est con, un humain, des fois.
Est arrivé ce qui devait arriver. J’avais prévu mes fringues pour un confinement de deux semaines en mars, je devais désormais tenir un mois, voire plus, et même si en avril, faut pas se découvrir d’un fil, pas sûr que ma garde-robe « confinement mars 2020 » soit très adaptée à « confinement avril et peut-être mai ». Mon appartement n’est qu’à 13 minutes en vélo de mon lieu de confinement. Malgré tout j’ai décidé de passer chez moi en voiture. Je me suis fait deux attestations de déplacement : l’une pour certifier que je rentrais chez moi après avoir fait des courses, l’autre pour certifier que je rentrais chez moi après avoir fait des courses. Sauf que c’était pas la même adresse sur les deux papiers. J’avais pas intérêt à me planter, si je me faisais contrôler. Je me suis dit que, dans ce cas, je dirais la vérité : que je devais rentrer chez moi entre deux phases de confinement parce que je n’avais pas prévu assez de fringues. Si on m’avait dit un jour qu’aller chercher des petites culottes me donnerait l’impression d’être une criminelle…
Je suis confinée dans une sorte de nouveau quartier un peu dortoir, toujours calme, jamais très animé. Mais je vis dans un quartier étudiant et là, je roulais dans un désert. Le soleil brillait, les arbres étaient en fleurs, les terrasses des cafés vides, les rues : des fantômes de rues. Une file d’attente, triste triste, devant « mon » supermarché habituel. Pour la première fois en plus de trois semaines de confinement, j’ai eu une grosse bouffée de tristesse coincée dans la gorge. Tellement émue que j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour faire mon putain de créneau. J’ai grimpé les cinq étages, fourré dans mon sac ce que j’avais noté sur ma liste (il me manquait aussi des documents pour le boulot, ce livre jamais commencé, une huile pour le corps in-dis-pen-sable dans ces temps où l’on peine à définir l’essentiel, quoi qu’en dise les gourous du confinement). J’avais l’impression de m’auto-cambrioler.
Retour. J’ai vérifié que j’avais bien la bonne attestation. Il y avait un CD de Sia dans le lecteur, sa voix dramatique m’a donné des envies de karaoke libérateur, comme quand j’avais 20 ans et que je roulais des heures, musique à fond, lorsque le désespoir juvénile me submergeait. I’m still breathing, I’m aliiiiiiiiiive…
Je suis en larmes sur mon volant
J’ai pensé (en vrac) : à mon père, mort il y a plus de 20 ans mais dont l’optimisme me manque. Même en pleine chimio, il était capable d’organiser des courses de fauteuils roulants dans les couloirs de l’hôpital. J’ai pensé à la mort alors j’ai aussi pensé à la vie, et à celle de mes copines qui a accouché d’une petite fille le 13 mars. Père volatilisé, depuis son retour de maternité, elle et son bébé sont seules chez elles. Les deux premiers mois de sa vie, l’enfant va croire que le monde c’est elle, et sa maman. Le jour où le confinement sera levé et que la p’tiote sortira enfin, elle devra gérer d’un coup des bruits, des odeurs, des visages, des sensations… que le confinement ne lui aura pas permis d’appréhender dans le calme. Et puisque de toute façon, je suis en larmes sur mon volant, je pense aussi à cette autre copine dont le mec à fait un arrêt cardiaque dix jours avant le confinement. Actuellement il est encore dans le coma, mais lorsqu’il sortira (car il sortira, je refuse de croire autre chose) il sera comme un Hibernatus des temps modernes, confus d’avoir loupé le confinement du siècle.
L’humanité est ainsi faite, ainsi forte, qu’elle continue d’avancer.
Début de la quatrième semaine. J’ai beau être une confinée privilégiée, blablablabla, aujourd’hui tout m’a gavée, je suis sortie courir comme d’autres montent sur le ring. Nerveuse et agressive. Pour le développement personnel, faudra attendre le prochain confinement, chuis pas d’humeur. Dans le petit parc, il y a toujours des gens pour se regrouper malgré les interdits. Si possible au beau milieu de l’unique chemin, de préférence quand ils sont munis de gosses, de chien, de vélos, de laisses… J’ai senti comme une montée de vieille réac, j’ai failli leur gueuler de se pousser bordel, et puis finalement je me suis juste faufilée au mieux entre leurs postillons.
Toujours sur le parcours santé : moi qui suis, en temps normal, quelqu’un de résolument sociable, je sais que normalement, je me ferais plein de nouvelles copines dans ce parc. A l’heure où je cours, nous sommes plusieurs femmes à nous défouler autour des amandiers et du plateau de muscu. Telles que nous gambadons là, il semble évident qu’aucune d’entre nous ne souffre de détresse respiratoire. Et pourtant, je me surprends à penser que je suis peut-être cernée par des porteuses saines. Trois semaines et demie de confinement à peine, et me voilà parano.
Mes neveux et nièces, eux, sont étonnamment résistants. Visiblement, être enfermés chez eux derrière leur écran est juste le niveau 2 de leur normalité, pour ces 20 à 28 ans. Une amie plus quinqua évoque quant à elle dans un message ces « processus physico-chimiques altérant mon humeur, déclenchés au fil de toutes ses journées où je ne parle à aucun humain, sauf par écran interposé. » « Pourtant », m’écrit-elle, « ce n’est pas la solitude qui me pèse, je l’ai apprivoisée depuis longtemps, mais je crois que l’absence d’interaction humaine en chair et en os crée un déficit quelque part au niveau émotionnel et neuronal ».
J’ai une tendinite WhatsApp dans le pouce droit, dans les interviews aux infos tout le monde porte un masque et d’ailleurs, mon épidémiologiste perso me prépare en douceur à l’idée de devoir en porter un, longtemps, à chaque fois que je sortirai de chez moi. J’ai pas envie.
Trump suspend le financement américain à l’OMS, l’OPEC se met d’accord sur un ralentissement de sa production, on envisage d’annuler les dettes africaines, les tuttos pour faire des masques maison se multiplient.
Voir partir toutes ces âmes, ne pas savoir où mettre les corps… Avoir alerté toutes ces années sur l’erreur commise, celle de gérer un service public avec des critères d’entreprise privée… On ne gère pas un Etat comme une entreprise, le sujet est récurrent. Je me souviens d’un article qui m’avait particulièrement marquée il y a… un an presque jour pour jour. (5) Aujourd’hui, avril 2020, c’est l’urgence qui dirige le monde.
Une amie allemande me dit qu’elle ne croit pas qu’après le Covid, le monde changera. Après tout, ce ne fut pas le cas ni après Tchernobyl, ni après le 11 septembre, ni après 2008. Sauf que cette fois, Pincemi et Pincemoi sont vraiment dans le même bateau, et qu’il n’y a plus de barbichette qui tienne.
Mon co-confiné tourne en rond
Week-end de Pâques, un mois de confinement et on attend de savoir ce que Jacques va dire. Mon co-confiné tourne en rond. L’hyperactif ne travaille pas pendant quatre jours. Avantage : il fait le ménage à fond. Inconvénient : il veut FAIRE des choses, fusionnel : si possible avec moi. Moi qui lutte, pauvre andouille, contre ma bouffée d’angoisse hebdomadaire et n’ai qu’une envie : me retrancher en boule sous la couette avec un de mes Agatha Christie lu des dizaines de fois, mais qui me donne l’impression d’être dans un univers connu, protégée, dans 98 pages de certitude parce que oui, je connais le meurtrier et alors ? Nous parvenons à un accord, il va courir, je reste confinée, mon bronchodilatateur à portée de main.
Ma tante, 83 ans, en pleine forme, toujours par monts et par vaux. Cette femme si souriante et si sociable est pour moi un exemple, curieuse, voyageuse, reconnaissante pour la vie, même dans les coups durs. Comme presque tous elle a entamé le confinement confiante, et optimiste.
– Oh ça va ma chérie ! Je fais mon footing dans mon couloir tous les jours, j’ai mes livres, j’ai ma voisine avec qui je peux échanger (90 printemps quand même la voisine!) et la télé, aussi.
Mes cousines arrivent à lui installer WhatsApp à distance, pour chatter un peu, entre deux appels.
La 4ème semaine s’achève, ma tante m’inquiète un peu.
– Qui sait comment je serai si je ne peux pas sortir pendant encore un mois, ma chérie !
Le rôle crucial des relations humaines pour les personnes plus toutes jeunes, même autonomes, même chez elles.
– La famille nous manque un peu, m’écrit le père de mon compagnon, 83 ans et en pleine forme, d’habitude. Lui et sa femme sont plutôt privilégiés, mais ce putain de virus est en train de pourrir les dernières années qui restent à cette génération. Garder nos aînés confinés encore jusqu’à la fin de l’année, d’un point de vue médical le raisonnement se tient. Mais eux, tiendront-ils, isolés ainsi de toute cette énergie autour d’eux qui les maintient vivants, aussi ?
On veut rebâtir sur vos ruines
L’échéance tombe, enfin, ce sera donc le 11 mai. Il y a peu, on s’imaginait déjà nos festives retrouvailles. Les deux premières semaines de confinement, on parlait déjà d’apéros sur la plage, d’embrassades populaires, de soutien à notre copine restauratrice, allez ! On y croyait, à la joie et la libération ! Entre-temps le mot d’ordre est tombé, ce sera progressif. On ne sait pas ce que ça signifie, progressif, on ne voit pas encore ce que ça implique. On sait juste que rien ne sera plus comme avant. Avant, c’est-à-dire il y a tout juste un mois. Quand nous sortirons, quand nous serons déconfinés, cela fera à peine deux mois que nous nous serons enfermés. C’est rien, deux mois, dans une vie d’adulte. Une poussière d’étoiles dans l’infini universel. Et pourtant…
… Pourtant déjà, je nous imagine dans ces rues aujourd’hui désertées. Je nous imagine hagards, je nous vois hébétés, secoués par un séisme que nul n’a vu venir. Je nous vois, aveuglés par notre liberté retrouvée, marcher d’un pas hésitant dans un monde qui nous a échappé, obligés de redéfinir nos distances, notre rapport au temps, nos relations aux autres. Je nous imagine perdus sur des chemins pourtant mille fois empruntés, cherchant, désorientés, vers où guider les pas d’une société ébranlée.
Notre retour à la normale ne le sera pas. Et il ne doit pas l’être. Car si quelque chose doit naître le 11 mai de cette pause forcée, pause mondiale, douloureuse mais pacifique, il nous faut prendre le temps, accepter nos peurs, notre pas hésitant et l’espace-temps chamboulé. Ne pas repartir simplement vers ce que nous connaissions avant, mais réaliser plutôt que, si notre société, si notre monde a survécu au battement d’aile d’une chauve-souris, c’est que nous pouvons nous permettre de prendre le temps qu’il faut pour mieux le reconstruire.
Bien sûr que nous travaillerons. Bien sûr que nous reconstruirons. Que ceux qui croient encore qu’ils dirigent le monde arrêtent de nous prendre pour une bande de feignasses tout juste bonne à râler et à leur bouffer leur fric. On veut reconstruire. On veut travailler. On veut bâtir sur les ruines de vos illusions de toute puissance un monde plus conforme à nos idéaux humanistes. Nous avons accepté de renoncer, un temps, à notre liberté, tous égaux devant un drame planétaire que nul n’avait su prévoir. Prouvons maintenant que nous pouvons aussi dépasser tous ces clivages du temps d’avant, et renaître de nos cendres, solidaires et fraternels.
Marie Urdiales
1) https://www.bastamag.net/continuite-pedagogique-inegalites-temoignage-professeur-universite-conditions-travail
2) https://www.brain-magazine.fr/article/brainorama/60184-Lettre-aux-ecrivains-bourgeois-qui-voudraient-nous-refourguer-leur-journal-de-confinement 3) https://www.sueddeutsche.de/leben/corona-selbstverwirklichung-entschleunigung-krise-bucket-list-coronavirus-1.4869918?reduced=true
4) https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude
5) https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/MUSSO/59844
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Ça fait un bien fou, ce texte… Merci !
A la fois drôle et tellement vrai….! 😉
Bravo ! Drôle, touchant, impertinent et optimiste. J’attends le journal du déconfinement…
Holà Mi Rubia viens de lire ton petit journal de Confinemet très touchant et drôle ??nous sommes presque de sortie encore quelques semaines mais un bon moment avant de nous revoir apres la 2eme vague courage Besos ?
Bon courage à vous !