Photo : Mory Kanté à FiestaSète en 2018.
Mory Kanté après Manu Dibango, Aurlus Mabele, Tony Allen, Idir, et beaucoup d’autres moins connu comme le producteur Diapy Diawara, l’artisan discret du fameux label Bolibana… L’Afrique musicale subit un printemps terrible.La Guinée en commun
Mory, nous nous étions rencontrés en 1971. Il était alors guitariste d’un orchestre qui animait la gare de Bamako, le Rail Band. Il avait 21 ans. Nous avions en commun un morceau de Guinée où s’enracinaient nos enfances. Je l’avais retrouvé chanteur lead de l’ensemble, succédant à un Salif Keita parti à la concurrence.
Je l’ai revu à Abidjan, dirigeant un big band dans son club où sa maîtrise pluri instrumentale faisait déjà des étincelles. Nous étions ensemble pour son arrivée à Paris et ce premier concert décisif à la Mutu qu’il mit sur pied en un mois. Le New Morning, le Printemps de Bourges, Bercy avec Jacques (H) voulu comme un paysage de Sierra-Leone, le film « Black Mic-Mac », Musiques Métisses d’Angoulême, « Tam-Tam pour l’Ethiopie » et des dizaines de causes liées au continent, ses succès dans le monde, puis plus tard ses projets au pays… Oui, combien de palabres ?
Nos retrouvailles à Sète
Il y a deux ans, pour Fiesta Sète, nous nous étions retrouvés au Théâtre de la mer pour une resucée des Maravillas del Mali derrière l’indispensable Boncana Maïga. Comme Bill Akwa Betote avait déployé à l’étage une expo ayant trait aux musiques noires dans les années 70-80, je l’avais « kidnappé » à la sortie d’un rappel et nous nous étions éclipsés voir les clichés de « Grand Bill ». Notamment une photo réalisée lors de l’opération « Jéricho » pour obtenir la libération de Fela Kuti et une autre lors de son passage au Théâtre de la ville. Tout le monde le cherchait pour des interviews, des autographes. Mais nous, heureux de nous retrouver, nous étions partis au « pays ».
Photo : Bill Akwa Betote.
« Je voudrais utiliser la kora dans une musique complétement électronique, le break dance à la sauce smurf ! » Mory Kanté, à l’époque de Courognené, 1981.
« On ne peut pas monter dans le manguier et laisser le sac en bas de l’arbre ». Mory Kanté après Yéké-Yéké, 1988.
MORY KANTÉ, LE GRIOT ÉLECTRIQUE
En Afrique de l’Ouest, il est courant de voir un koraïste remplacer la bretelle de transport de son instrument par le mouchoir de tête de son épouse. Ce détail exprime l’attachement que le musicien porte à sa femme durant ses pérégrinations. Mais il signifie aussi quelle place la kora a dans son existence. Réalité qui fait avouer à certains joueurs qu’elle est leur « seconde épouse ».
La Kora, emblème africain
Fantastique kora, riche de son passé, chargée de symboles et d’une étonnante complexité organologique. Un des instruments cardinaux de l’Afrique (avec le balafon, le pluriarc, le djembé…) sur lesquels s’est fondé l’essor de beaucoup de styles contemporains. Celui qui en tout cas, révèle le mieux le caractère modal de la musique africaine. Durant plusieurs siècles, cette harpe-luth, propre aux cinq pays du Mandé (Guinée-Conakry, Guinée-Bissau, Gambie, Mali, Sénégal), fut, par excellence, l’instrument des louanges et de divertissement des rois et des riches. Mais elle venait certainement de plus loin – les spécialistes divergent sur ses origines -, et l’explorateur Mungo Park y fait allusion en 1799 dans ses carnets de voyage (1).
Formée d’un manche de plus d’un mètre, d’une demie calebasse recouverte d’une peau de chèvre tannée qui fait caisse de résonance, la kora peut compter de dix-neuf cordes (à l’instar du seron guinéen) jusqu’à trente-six. Mais possède généralement vingt et une cordes correspondant, dans la psyché collective mandingue, aux étapes de la vie qui conduisent à la maturité, symbolisée par la permanence du jeu de bourdon. Pour jouer de l’instrument avec les pouces et l’index, le musicien doit s’agripper par le majeur, l’annulaire et l’auriculaire à des mancherons latéraux. Son jeu utilisant trois types d’échelles (2) musicales selon lesquelles se distribue une vaste panoplie de morceaux et d’improvisations.
Grenier de la mémoire du peuple
Si la kora a connu un écho international, c’est à Mory Kanté qu’elle le doit, nonobstant quelques grands joueurs qui firent le déplacement quelques décennies plus tôt. L’homme est né en 1950 à Albadaria, un village de Guinée niché aux sources du Niger, d’une mère malienne, Fatouma Kassimoko, et d’un père guinéen, El-Hadj Djelifodé Kanté. En Afrique, le préfixe djeli-vaut message. Mory Kanté : « Je suis un djeli, ce qui veut dire « sang » en mandingue et équivaut à « griot ». Le griot est l’artiste devant l’Eternel, le grenier de la mémoire du peuple, sa conscience. C’est la sagesse. Ce sont les griots qui ont demandé une constitution à l’empereur des Mandingues. La tradition griotique se transmet de père en fils. C’est celle de l’homme exemplaire qui doit révéler la vérité et en échange de cela est protégé par la société et pris en charge toute sa vie » (3).
Une dynastie de griots
L’arbre généalogique de Mory Kanté court, il est vrai, sur sept générations. Son grand-père maternel ne se déplaçait jamais sans une soixantaine de musiciens, du chanteur au balafoniste. Son père, un temps vétéran des griots guinéens, eut vingt-huit enfants, tous artistes. Son frère, Kanté Facelli, fut le fameux guitariste des Ballets Keita Fodeba. Lui, c’est au Mali, chez une tante, qu’il fut initié aux secrets de nyamakala (4). Plus tard balafoniste et guitariste, il fera partie d’un orchestre, les Apollos, avant d’être recruté au célèbre Rail Band du Buffet de la Gare de Bamako par son fondateur, Tidiane Koné, où il fera connaissance avec un chanteur albinos promis à un bel avenir, un certain Salif Keita. Durant le Rail Band, dont les musiciens sont fonctionnaires des Chemins de fer, Mory Kanté découvre cette musique cubaine que de nombreux musiciens ont rapportée de leurs stages chez Fidel Castro, ainsi que les rythmes à la mode venus de France. Et il jette son dévolu sur la kora (transgression pour une ligne de balafonistes) qui lui apparaît comme l’outil le mieux adapté pour accompagner ses envies de « modernité ».
Un compositeur-arrangeur innovant
Des envies qu’il pourra concrétiser à partir de 1978 lorsqu’il s’installe à Abidjan (Côte-d’Ivoire) et imagine un big band d’instruments traditionnels pouvant travailler dans le sillage des succès soul et salsa de l’heure. En 1981, Mory Kanté enregistre à Lomé (Togo) un album de très bonne facture « Courognegné », et va le faire mixer à Los Angeles par un jeune producteur sénégalo-mandingue que Stevie Wonder remarquera peu après. Cet album, fort bien vendu en Afrique de l’Ouest, témoigne de son ambition et de ses talents de compositeur-arrangeur.
L’installation à Paris
En 1984, c’est à Paris, ville devenue la plaque tournante des musiques africaines, que Mory Kanté décide de repartir à zéro. Une salle de la Mutualité louée grâce à des amis lui permet d’enregistrer un disque en forme de carte de visite, « Mory Kanté à Paris ». Dans la foulée, Jacques Higelin, rencontré lors d’un voyage en Afrique, l’invite à apparaître à ses côtés sur l’immense scène de Bercy (de pair avec Youssou N’Dour). Puis c’est la rencontre avec Philippe Constantin, ex-critique du journal « Rock and Folk », féru de musiques noires, devenu responsable au sein du label Barclay. Après « Ten Cola Nuts » (« Dix noix de cola »), un opus salué par la presse spécialisé, « Akwaba Beach » (titre qui en réfère à une plage d’Abidjan où il aimait se retirer pour méditer) fait un tabac. Un album qui évoque Dieu, l’amour, l’universalité, la réconciliation de l’Afrique, et qui recèle un titre qui va révolutionner le show-biz.
« Yéké-yéké » veut dire « Feeling-Feeling »
A l’origine, Yéké-Yéké (« Feeling-feeling ») est une mélodie mandingue qui se chante durant la cueillette du mil. Sur le disque, si la mélodie conserve son chapelet de notes cristallines jouées à la kora, elle bénéficie d’un beat entêtant, d’un gimmick de chœur, et son thème a été galvanisé par un pack de cuivres et des boîtes à rythmes. Un lifting technologique qui est l’œuvre de Nick Patrick, un producteur britannique tendance rock (5). De fait, ce titre faisant locomotive, « Akwaba Beach » devient « le meilleur album francophone 1988 », entendre : le plus vendu. Un succès qui va faire saliver durant des années toutes les majors du disque. Son chiffre d’affaires équivalant, murmure t’on, au produit national brut du Burkina Faso !
Un succès phénoménal
Et dès lors, la profession (et les grands medias) de vivre sous l’influence du « syndrome Yéké-Yéké » ! Car, si dans le passé quelques hits panafricains avaient généré de grosses ventes internationales (à l’instar de Papa-pata de Myriam Makeba, Mario de Franco, Soul makossa de Manu Dibango), cette fois il s’agissait d’une véritable déferlante internationale qu’exprimait la ribambelle de disques d’or en France, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, en Belgique, en Israël, etc. Des versions de Yéké-Yéké étant adaptées en hébreu, arabe, chinois, hindi, portugais, espagnol… Le titre étant classé durant des mois dans tous les hit-parades, quelles que soient les classes d’âge !
Un succès qui va avoir un impact considérable chez les musiciens africains. Beaucoup s’interrogeant sur l’incroyable alchimie qui avait transformé une ballade écrite des années plus tôt en succès planétaire, conduisant nombre d’entre eux à plonger (souvent à corps est esprit perdus) dans cette technologie miracle de studios qui pensaient-ils, pouvaient faire de l’or.
F.T @ Le Swing du Caméléon, Actes Sud 2000.
(1) Cf. Mungo Park, Voyage à l’intérieur des pays de l’Afrique de l’Ouest, La Découverte, 1980.
(2) L’échelle tomora (dite mode des grands, des héros, mais aussi de l’amour, de la nostalgie, de la consolidation) renvoie à notre système hypodorien. La saouta (utilisée pour la louange épique) se réfère au mode lydien, la silaba (mode de divertissement) à l’hypophrygien.
(3) Propos recueillis par l’auteur.
(4) Le terme de nyamakala peut avoir un sens proche de celui de griot. En fait, il renvoie au début du XVIII ème siècle quand, de pair avec l’instauration d’un Etat théocratique en pays mandingue, les Peuls musulmans tentèrent de remplacer les musiques des fétichistes par la lecture du Coran. Mais le syncrétisme des musiques des captifs de toute la région donnera naissance à une nouvelle musique fatalement tolérée (même si certains religieux continuront à considérer les nyamakala comme des incroyants). Sous la colonisation et depuis l’indépendance, les nyamakala (qui répondent souvent à une vocation individuelle) ont été des acteurs clés de la novation musicale.
(5) Lors de l’album suivant, « Touma », au budget total d’un million de francs, Nick Patrick qualifiera sa contribution en ces termes : « Mon travail est de faire en sorte que la musique de Mory soit accessible aux oreilles occidentales. Si l’on enregistrait toutes les percussions en une seule prise comme les Africains, ce serait un fouillis. C’est pour ça que nous avons eu recours aux ordinateurs, à la technologie des studios » (Le Monde, 26.9.1990)