« Chernobyl » est un monument narratif, visuel et d’interprétation sorti en DVD, fin 2019, toujours visible sur OCS à la demande. Ample et intime représentation de l’explosion, le 26 avril 1986, d’un réacteur à la centrale nucléaire de Chernobyl, en Ukraine, la mini-série en 5 épisodes signés Craig Mazin et Johan Renck ne lâche rien dans l’exploration de cette question, mère de toutes les questions : « Pourquoi la vérité ? »
Voilà une œuvre dont l’instigateur et créateur, avant elle, n’a rien, dans son CV qui nous préparait à recevoir une claque monumentale. Une série révolutionne le format cinématographique du film à caractère documentaire.
Des outsiders et un chef-d’œuvre
Craig Mazin, le scénariste et producteur de « Chernobyl », a 48 ans au moment de la diffusion de son chef-d’œuvre sur la chaîne HBO. Sa carrière commença il y a plus de 20 ans. Avant l’écriture de cette série, entre 1997 et 2016, Mazin scénarisa « L’Homme-fusée », « Supersens », « Scary Movie » 3 et 4, « Super Héros Movie », « Very Bad Trip » 2 et 3, « Arnaque à la carte », « Le Chasseur et la Reine des Glaces ». Il produisit un certain : « L’École des dragueurs ». Que de l’inoubliable qui bouleversa le cinéma et ses codes, n’est-ce pas ? Où trouve-t-on, dans cette sympathique filmographie, ce qui préfigure l’accomplissement narratif et artistique, des années plus tard, que constituent les 5 épisodes de « Chernobyl » ?
Quant au réalisateur ? Johan Renck, un Suédois, est derrière la caméra du dernier clip de David Bowie pour « Lazarus ». Il nous a aussi mis sous les yeux quelques épisodes de « Breaking bad ». Là aussi, comme pour Mazin, rien de vertigineux. Aidé, à la photo, par Jakob Ihre et ses obsessions visuelles, on se précipite sur le film « Thelma » de Joachim Trier, Renck propose, dans une approche documentaire aux couleurs d’entre-deux, l’une des plus saisissantes œuvres horrifiques de la décennie écoulée : une histoire humaine, scientifique, politique, éthique, écologique que nous lisons dans les livres et les manuels scolaires, celle d’une centrale nucléaire soviétique qui, le 26 avril 1986, explosa en Ukraine.
Une solide équipe d’interprètes
Mazin et Renck s’appuient sur la présence solide d’acteurs solides qui, jamais, n’osent ruiner le travail des autres et de l’ensemble en voulant prendre, individuellement, toute la lumière : pas la peine d’y revenir, d’autres critiques leur tressèrent les louanges méritées ; il vous suffit aussi de les voir jouer sur votre écran pour comprendre. Jared Harris, Stellan Skarsgård, Emily Watson, Jessie Buckley, et tous les autres, oui, quand même ! Cohésion d’une équipe au service d’un projet d’exception. Même la fugace apparition de James Cosmo, dans un très furtif rôle de mineur quasiment muet, contribue à l’épaisseur et à la tension du drame filmé. Pourquoi ? Parce que nous savons qu’il fut Jeor Mormont, 997ème lord Commandant de la Garde de Nuit, dans « Games of thrones ».
Ainsi, chaque personnage est au-delà du personnage qu’il est, chaque personnage est la figure incarnée de quelque chose de plus grand que lui ou elle : le courage, le fatalisme, le combat, l’injustice, la bêtise carriériste pris dans un système social, politique, économique, administratif, étatique pas plus pas moins que monstrueux, paranoïaque, psychopathe, pourquoi pas ?
Une vision soviétique de l’Histoire
Et donc, pour moi, « Chernobyl » ? Film horrifique fondé sur une effroyable histoire humaine, scientifique, politique, éthique, écologique. La science, c’est cliché : aujourd’hui, une partie de la population mondiale, des quidams aux princes et rois de ce monde, mettent en doute la science pour différentes raisons : croyances religieuses, méthode du doute raisonné transformé en complotisme et déraison, militantisme à visée politique, etc.
En 1986, quelques années avant la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’empire soviétique ? L’URSS, une dictature communiste où Parti, bureaucratie, omniprésence d’une administration qui, parce que partout, diluent voire effacent la chaîne des responsabilités, l’armée, le KGB, la vérité unique, Gorbatchev, cette année-là, Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, la Guerre froide, une foule d’hommes et de femmes habités par l’âme slave : « Il est triste et joyeux, par une nuit d’été tranquille, parmi une forêt silencieuse, d’écouter une vive chanson russe. Ici la tristesse est sans fin, sans espoir, la force est invincible, le sceau du destin est fatal, la prédestination est de fer, l’un des principes fondamentaux de notre nation, qui peut expliquer beaucoup de choses, est que la vie russe semble incompréhensible. Et que ne peut-on pas entendre dans la longue chanson de la nuit d’été et de la forêt silencieuse ! » (Alexeï Tolstoï).
Dans un des pays de la vérité modifiée, muselée, les corps irradiés littéralement fondent, les premiers secours, les humains suppliciés perdent leur visage : la métaphore n’est-elle pas assez évidente ?
Un énorme travail d’enquête
« Chernobyl » exigea un énorme travail d’enquête. Il fallut se documenter : on ne rigole pas avec la mort ni avec l’histoire d’une mort annoncée, celle du Républiques Socialistes Soviétiques. Sans aucun doute, Craig Mazin ne s’est pas installé, un jour ou peut-être une nuit, à sa table d’écriture pour commencer -tiens, pourquoi pas ?- à écrire une série, titanesque et proche de chacun de nous, qui s’ouvre sur le suicide de Valeri Legassov, un savant de l’énergie atomique. Malade. Surveillé par les services de l’Etat.
Nous sommes le 26 avril 1988, deux ans, jour pour jour, après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl : cet homme vient de finir d’enregistrer des K7 audio sur la bande desquelles, seul, isolé, il a témoigné. Le voici sur le point de se pendre. Mourir la gorge et les cordes vocales écrasées puisque que le pouvoir en place le fit taire dans le monde. Voilà, la chaise est renversée, le corps se balance.
Le peuple de l »URSS ne peut s’être trompé !
Directeur adjoint de l’Institut d’énergie atomique de Kourchatov, membre de l’équipe envoyée en Ukraine, Legassov est confronté tant à la possible apocalypse nucléaire qu’aux menaces venues d’une agence d’espionnage, le KGB, Etat dans l’Etat. Il ne faut pas prouver que les réacteurs nucléaires soviétiques RBMK connaissent des défauts de conception. Le Peuple de l’URSS ne peut s’être trompé ! Il ne peut avoir qu’une version officielle dans la relation des événements qu’approuve le Peuple de l’URSS ! Disons plutôt: ses dirigeants, à tous niveaux hiérarchiques, et leurs complices.
Cajolé, pressé, menacé, puni, muselé, Legassov affronte l’une des raisons d’être d’une dictature, la plus absurde, celle au potentiel le plus criminel : demeurer dans le temps et sur un territoire quoi qu’il en coûte. Voilà de quoi longuement réfléchir sur la machinerie et les machinations de toute entreprise politique et administrative n’ayant plus, pour but infini et vain, dans l’histoire et l’espace, qu’un artificiel prolongement d’elle-même contre les populations et les individus qu’elle administre et gère.
Perestroïka et glasnost : tout va bien au pays des Soviets !
Avec l’arrivée de la Perestroïka, Gorbatchev au pouvoir en 1985, les historiens disent que l’URSS ne fusillait plus, comme sous Staline, les contradicteurs de la vérité idéologique et étatique. Quand Etat et idéologie mortifère sont inextricablement mêlés, gare à tous.
A partir de 1985, nous dit-on, la sentence de mort se concrétisait différemment. On écartait les contradicteurs. On rendait tabous les messagers du doute et de la vérité qui ne peut se nier : plus de travail, plus de collègues, plus de fonction, l’éradication sociale.
Dans « Chernobyl », Legassov entendra Charkov, vice-président du KGB, un personnage fictif, lui annoncer sa destinée après avoir osé, publiquement, durant le procès des chefs de la centrale, dire la faillite du système ici soviétique. Legassov, le juste, est devenue une vérité dérangeante qu’il faut éteindre par l’épuisement et la solitude, par l’asphyxie sociale. Legassov sera mis au placard, n’aura plus rien à faire, deviendra un inutile et donc une espèce de parasite. Nous savons ce qu’il advient des désignés parasites dans certaines sociétés.
Après de bien vifs débats moraux intérieurs, devenir un ennemi du Peuple, être saisi par la peur de la punition et de la mort, Legassov se range du côté des résistants de l’intérieur. On les dénonce. On les arrête. On les emprisonne.
Des archives détruites
Tiré de « Chernobyl », un exemple sur ces vérités que l’on garde dans les archives et que l’on efface pour le commun des mortels : Ulana Khomyuk est un personnage composite fictif. Elle incarne les dizaines de scientifiques ayant aidé Legassov. Scientifique de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, elle est chargée, par Legassov et Boris Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres et chef du Bureau des combustibles et de l’énergie, de recueillir les témoignages des personnels présents dans la salle de contrôle et les couloirs de la centrale, la nuit de l’explosion du réacteur. Les survivants qui meurent.
Khomyuk se présentera aussi dans une bibliothèque importante de l’URSS pour y lire différents rapports et études scientifiques sur les centrales et les recherches nucléaires du pays. Elle présente sa liste à une bibliothécaire âgée. Cette dernière appelle son jeune supérieur, plein de son arrogance de chef, ah, ce petit sourire et ce regard finaux de fonctionnaire satisfait de son pouvoir de censure ! Le jeune supérieur revient : « Vous pouvez demander ça ». Il ne reste plus à la chercheuse qu’un document autorisé à consulter, tous les autres titres ont été barrés de sa liste. Le rapport est lui-même caviardé, des pages ont été arrachées. Qui ne verra pas que, dans un monde univoque, totalement bureaucratique, totalement idéologique, délimitant et limitant le droit aux vérités informées, la méthode et l’esprit scientifiques sont les ennemis de l’Ensemble, ils disent le Peuple dans le sein de l’Etat ?
Le dévouement de 400 mineurs
Avec l’arrivée de la Perestroïka, c’est le frémissement dans la liberté de la presse : la restructuration de la vie politique et économique passa aussi par le développement de la communication et de la désormais historique glasnost, la transparence.
Le système de contrôle, né d’une révolution, est irréformable en soi. Boris Chtcherbina, un apparatchik, vice-ministre, vivra, dans la série, son chemin de Damas : la catastrophe, le réel scientifique, écologique, psychologique l’amèneront à reconnaître pleinement, face à Moscou, mais de façon moins ouverte que Legassov et Khomyuk, la contamination du corps et de l’âme sociaux par le poison de l’unique, de l’unité, de l’uniformité à tout prix. Le mimétique pour le bien du Peuple ou de quoi que ce soit pourrit toutes choses : tout le monde fait comme tout le monde pour survivre et/ou avoir une place au soleil rouge. Il n’y a que les 400 mineurs, fières ombres des souterrains, auxquels fait appel Moscou qui ont l’audace de montrer que, sans eux, la puissance et le sauvetage du pays natal ne se font pas. Par leur acharnement et leur dévouement à la Vie, creuser nuit et jour, et nus, sous la centrale, ils éviteront une fusion nucléaire totale.
Le mensonge n’existe pas
Dans les contrées des manipulations, le mensonge n’existe pas puisqu’il n’y a pas de vérité exactement fondée. Pourtant, à partir de 1986, c’est avec Tchernobyl que le mot glasnost s’impose en URSS. Dès son départ pour Tchernobyl, Valeri Legassov sut qu’il recevra des doses mortelles de radiation. Il apprendra, plus tard, au puissant Boris Chtcherbina que la mort sera pour lui aussi, un cancer qui le dévorera lentement, inexorablement. Affronter l’horreur en oubliant son sort. L’explosion de Tchernobyl, c’est l’accélération et la révélation de l’Histoire. En 2006, Gorbatchev écrivit : « La catastrophe de Tchernobyl, dont c’est le vingtième anniversaire aujourd’hui, a peut-être été la véritable raison de l’effondrement de l’Union soviétique cinq ans plus tard, davantage même que la perestroïka que j’ai initiée. Elle a marqué un tournant historique. Il y a un avant et un après Tchernobyl, très différents l’un de l’autre ».
Nous voulons tellement découvrir la vérité…
Les derniers mots de l’éprouvante exploration des monstres nucléaire et politique qu’est « Chernobyl » , je les laisse à Legassov. Ils sont extraits de la toute fin du cinquième et dernier épisode de la série. Ces mots du condamné ramènent aux premières minutes du premier épisode. Les mots sont quasiment les mêmes. Ces paroles sont l’héritage de l’Humanité blessée et scandalisée, voix enregistrée sur des K7 audio d’un homme qui, dans peu de temps, se pendra, voix que le monde politique soviétique, que la communauté scientifique soviétique puis mondiale ne pourra pas, après Tchernobyl, nier. Les K7 circuleront comme le savoir circula, dans la vieille Europe, grâce à l’imprimerie. Une autre Renaissance dans l’atroce XXième siècle?
Je ne sais pas si ces paroles sont issues du cerveau du scénariste de « Chernobyl », Craig Mazin, ou si elles ont été réellement prononcées par Legassov. En tout cas, pour ma part, j’y souscris pleinement : « Être scientifique, c’est être naïf. Nous voulons tellement découvrir la vérité que nous ne voyons pas que peu de gens veulent vraiment que nous la découvrions. Mais elle est toujours là, que nous la voyions ou non, que nous le voulions ou pas. La vérité se moque de nos envies et besoins. Elle se moque de nos gouvernements, de nos idéologies, de nos religions… Elle reste là, pour l’éternité. Et finalement, voilà ce que m’a offert Tchernobyl. Avant, les implications de la vérité m’effrayaient. Maintenant, je me demande seulement : qu’y a-t-il de pire que les mensonges ? »