Professeur au département d’Anesthésie-Réanimation du CHU de Montpellier, Gérald Chanques a donné une interview à LOKKO le 22 octobre 2020 à la Faculté De Médecine Montpellier-Nîmes, Campus Arnaud de Villeneuve. A la suite des articles (1) sur les portraits de soignantes et de soignants par le photographe Cédric Matet, le texte qui en résulte interroge la place de la bioéthique et de la méthode médicale et scientifique dans les débats médiatiques depuis l’apparition de la covid19 dans la société française.
Le Professeur Chanques indique que les propos tenus ne l’engagent qu’à titre personnel, et aucunement les institutions auxquelles il appartient, notamment l’Université et le CHU de Montpellier.
Comme beaucoup de monde dans la ville et sa métropole, je crois, je n’avais jamais mis les pieds dans le bâtiment imaginé par l’architecte montpelliérain François Fontès pour la faculté de Médecine. Vous prenez la ligne 1 du tram’, vous descendez à l’arrêt Occitanie, c’est là, sous vos yeux.
Deux Simone et d’autres illustres
Il y a même des gens sur le parvis Simone Veil, magistrate et femme d’Etat. Culture gé : ne pas confondre avec Simone Weil, la remarquable philosophe du souci de l’autre et de tant d’autres thèmes humanistes. Ecrivant ces lignes, je me dis que les deux Simone-là ne sont nullement étrangères aux sujets, très sensibles, dont le Professeur Gérald Chanques me parlera tout à l’heure : l’éthique et la déontologie scientifiques et médicales au temps d’une pandémie. Sans doute, lisant ces derniers mots, avez-vous à l’esprit des noms de scientifiques et de journalistes. Tout le monde en a au moins un ou deux.
J’ai du temps devant moi, il fait beau : je lis les panneaux de l’exposition en extérieur. Elle fait partie des événements commémorant en 2020 les 800 ans de la Faculté de Médecine de notre bonne ville : « Les grandes figures de la médecine », Rabelais, Gui de Chauliac, Richer de Belleval, Nostradamus, Chaptal, et j’en passe. Toutes ces personnalités scientifiques et médicales ont à voir, comme Simone V. et Simone W., avec la conversation que j’aurai, dans moins d’une heure, avec le PUPH, Professeur des Universités – Praticien hospitalier. L’histoire de la recherche, la méthode scientifique, l’exact et l’inexact dans l’information transmise aujourd’hui par les canaux qui sont les nôtres, les médias, les réseaux sociaux, les chaînes YouTube, les conversations dans nos salons de coiffure quand ces derniers sont ouverts.
Un honnête homme
Le rendez-vous avec Gérald Chanques, 20 ans d’expérience en réanimation, sera, pour moi, l’occasion, de sentir l’atmosphère d’un établissement universitaire au temps de la covid19. Dans ces lieux, des milliers de jeunes adultes sont et seront formés dans des voies professionnelles comme la recherche de haut niveau, l’art de l’accouchement et de la dissection, soigner et sauver des vies, les nôtres, celles des humains de manière générale. Gérald Chanques s’implique dans de multiples centres d’intérêt. Celui touchant à l’architecture n’est pas le dernier. Ainsi, avant de nous lancer dans l’entretien LOKKO, Chanques me proposera une visite commentée de l’un des 5 amphithéâtres du campus : le Giraud tout de rouge peint.
Une digression pour présenter plus avant Gérald Chanques : au XVIIe siècle, les sociétés philosophiques et littéraires l’auraient classé parmi la liste des honnêtes hommes. Vous savez, les honnêtes hommes ! Rappelez-vous vos cours de français en Première, si vous avez eu de bons profs, et vos fiches de révision : les honnêtes hommes, ces individus XY qui présentent une culture générale étendue avec les qualités sociales propres à les rendre agréables tout en faisant preuve d’une aisance sociale conforme à l’idéal du moment. Vous lirez dans le Larousse en ligne : l’honnête homme « représentait l’idéal d’une société éprise d’ordre et d’équilibre, influencée par le cartésianisme ». Une honnête femme, son pendant l’honnête fille ont, encore de nos jours, un autre sens. C’est une histoire de Marie-Madeleine, je crois.
Gérald Chanques, un honnête homme qui se sent un peu seul au temps de la covid et de ses polémiques médiatiques et médiatisées ? La personne à qui la Faculté de Médecine proposa de donner des cours d’éthique, sur des cas cliniques pratiques, aux étudiants de 3e année de médecine, s’interroge : « Dans les discours entendus durant cette période, je n’ai pas retrouvé ma façon de faire dans mon quotidien de médecin. Nous essayons d’agir et de réfléchir au mieux ».
Les médecins et les chercheurs n’apparaissent pas crédibles
Les fauteuils dans lesquels nous prenons place sont confortables. La pièce est vaste. Lui et moi portons le masque. Nous respectons distance et gestes barrières. Chanques a apporté des boissons, non-alcoolisées, je le précise pour les suspicieux, les défiants, les méfiants et les soupçonneux. Nous savons depuis la covid et la G5 que ces personnes sont nombreuses et actives. L’entretien commence : « Les médecins et les chercheurs n’apparaissent pas crédibles, dans cette crise de la covid, parce que ce qui apparaît dans les médias, c’est la discorde entre les uns et les autres ». Il poursuit : « La majorité des chercheurs interviewés sont pourtant sur la même longueur d’onde. Ils donnent les mêmes conseils : mettre un masque, faire attention à ne pas manger en nombre dans la même pièce. Une minorité d’experts dit l’inverse de ce que présente, avec toutes les mesures rhétoriques de la prudence, la majorité des scientifiques ».
J’ai en face de moi un homme prudent quand il parle de la covid. Il travaille dans un service regroupant des moyens colossaux avec personnel en nombre, médical et paramédical, H24, du matériel de surveillance et de suppléance d’insuffisance d’organe : respirateurs, dialyses, pousse-seringues électriques de précision… C’est le département Anesthésie-Réanimation de l’hôpital Saint Eloi. Le CHU de Montpellier compte 6 unités de réanimation.
Pallier l’incertitude avec plein de nuances de gris
Afin de comprendre pour quelles raisons le Professeur Gérald Chanques me fera entendre sa gêne à l’écoute des débats médiatisés, commençons par prendre le temps d’exposer ce sur quoi se fonde une publication scientifique médicale. Il y a des règles fondamentales et une procédure à suivre impérativement et rigoureusement : toujours exposer la méthode de raisonnement et de recherche ; présenter les résultats ; discuter les résultats au regard de la littérature scientifique existante et des controverses actuelles. L’étude s’interroge, ensuite, sur ses points forts et ses points faibles. Elle met en avant ce qu’elle apporte. Elle conclut avec la présentation des analyses qui restent à accomplir et les domaines à fouiller permettant de faire avancer les recherches. « Quand on n’a pas la solution, il faut pallier l’incertitude avec plein de nuances de gris. » Voilà, n’est-ce pas, ce qu’est la digne honnêteté intellectuelle du digne honnête homme à travers les siècles !
Pour que chacune et chacun puissent saisir les raisons de la réflexion et des mises en garde que portent le Professeur Chanques et d’autres, venons-en à la bioéthique. La bioéthique ou éthique médicale est l’étude des problèmes éthiques posés par les avancées en matière de biologie et de médecine. Sur son site, le Ministère des Solidarité et de la Santé met à disposition des citoyennes et des citoyens une page sur ce sujet capital : « La bioéthique est guidée par quatre grands principes : le principe du respect de l’autonomie, le principe de bienfaisance, le principe de non-malfaisance et le principe de justice ». Chanques développera ces 4 principes.
Le principe de bienfaisance
« J’essaye toujours de bien faire, d’empêcher de mourir les personnes qui ont besoin de mon aide. Je mets tout en place pour soulager les souffrances de mes patients. C’est le principe de bienfaisance ». Il fait une courte pause dans son exposé, une respiration, avant d’attaquer une description détaillée : « La réanimation -dont on parle pour la covid- fait partie des soins intensifs. Des tuyaux qui vous pénètrent partout dans le corps, c’est invasif et agressif. Et c’est en continu ». Une autre courte pause : « Les malades sont immobilisés. Ils ne peuvent souvent ni parler ni boire ni manger. Le patient est exposé à des sources de douleurs. Il n’arrive plus à dormir. Il est enveloppé dans la lumière et le bruit. Se réveillant d’un coma artificiel, c’est le délirium. Les pathologies graves traitées en réanimation comme la covid, c’est soit l’insomnie, soit le coma artificiel ». Je me dis qu’il faut avoir un psychisme plus que solide pour tenir.
Est-ce que ça s’apprend, avoir un psychisme plus que solide, un psychisme de quasi-soldat en blouse blanche ? « Les anesthésistes-réanimateurs face à une situation d’urgence critique sont proches de la guerre. Les militaires du Service de santé des armées publièrent un texte sur la conduite à tenir durant la covid. » Ils ont prévenu leurs collègues du civil : « Gardez toujours l’éthique et la discussion comme fils conducteurs dans vos prises de décision. A 2 heures du mat, menez vos délibérations en équipe, toujours en gardant un minimum de réflexion et de débat ». Par ailleurs, les soignants hospitaliers qui furent confrontés aux attentats à Paris exprimèrent leur grande difficulté face à la covid.
Apporter une réponse la moins pire possible
L’Anesthésiste-Réanimateur, qui peut, dans son métier, être recouvert de sang, de lymphe, de liquides organique et interstitiel, me dit : « Il faut qu’il y ait le maximum de personnes autour de la table pour apporter une réponse la moins pire possible selon l’état des connaissances et les ressources du jour ». Il faut prendre le temps de l’échange des points de vue et s’appuyer sur le nombre de lits, de respirateurs et de médicaments disponibles.
Prolongeant le conseil de ses collègues militaires, le médecin ajoute : « On a toujours le temps de prendre du temps, à 2 heures du matin, pour comprendre une situation médicale et décider au mieux, en partageant les réflexions avec l’équipe, l’interne, les infirmières, les infirmiers, les aide-soignants, chacun apportant son expérience, ses connaissances et son bon sens ». Une universitaire vient le saluer. Gérald Chanques est un homme chaleureux et amical. L’une et l’autre s’échangent quelques paroles. La journée de travail est finie. Elle rentre chez elle.
Agir comporte toujours une part de risque
Notre conversation reprend. L’absence de réflexion, sur les plateaux tévé, comparant les différentes hypothèses scientifiques et leurs conséquences concrètes lui paraît étonnante. En effet, sur le terrain, « c’est la seule voie pour sortir d’une situation délicate. Agir comprend toujours une part de risque. Ne rien faire aussi. Quel est le risque de transfuser et celui de ne pas transfuser ? Ce type de questions, les médecins se la posent au quotidien ». Chanques lit un blogue s’intéressant à l’éthique médicale. Il m’en dit quelques mots : « Dans les commentaires, les hommes utilisent plutôt une terminologie martiale : à la guerre comme à la guerre, il faut agir ! Les femmes sont plutôt pour l’approche éthique de la discussion menant à une prise de décision commune ».
Revenons à la liste des 4 piliers de la bioéthique. En ce qui concerne le principe de non-malfaisance, Chanques ne s’attarde pas. C’est simple à comprendre et faire comprendre. « Quand tu admets un patient en réanimation, tu fais courir un risque de soins très agressifs qui peuvent être sources de souffrance. Il faut vraiment juger si les chances de survie sont conséquentes, avec une bonne qualité de vie sans séquelles après la réanimation. »
Je veux que vous me sauviez, Docteur !
Il poursuit avec le principe d’autonomie des patients. Avant de commencer des soins, ceux-là doivent être informés de ce que sont et de ce qu’impliquent ces soins. Ainsi, chaque personne à rétablir prend une décision éclairée de manière autonome : « Maintenant que vous êtes au courant de ce en quoi consistent les différents soins que nous vous proposons, Madame / Monsieur, que voulez-vous faire ? » Si l’individu qui a besoin d’aide médicale se trouve dans l’impossibilité de s’exprimer, l’équipe médicale se tourne vers les proches. Quel quidam sait vraiment ce qu’est un Service d’Anesthésie-Réanimation ? La réanimation ? Chanques me révèlera que même ses propres amis et sa famille pensent que la réanimation c’est la salle de réveil post-opératoire. « Le patient, il ne demande qu’une chose : je veux que vous me sauviez, Docteur ! Comment respecter le principe d’autonomie si le patient ne connaît pas ce qu’est la réanimation ? »
Quant au principe d’équité et de justice sociale : « L’hôpital est-il capable de multiplier les lits de réanimation à l’infini ? Quelles dépenses la société veut-elle mettre pour cela ? » Je pose mon avant-bras sur l’accoudoir. L’ordinateur portable chauffe sur mes genoux. Gérald Chanques prolonge sa réflexion : « En tant que soignant, je suis dans mon rôle d’essayer de sauver tout le monde. Mais je ne suis pas seul dans la société et tout doit être réfléchi ». Bref, me dis-je, pouvons-nous nous payer le luxe d’échapper à un débat de société aussi indispensable ? Pour mon interviewé, la décision prise sera le reflet de ce que nous sommes et voulons de manière collective.
La covid19 est moins grave que d’autres maladies émergentes
Pour Chanques, l’éthique de la discussion a manqué à la crise de la covid. L’éthique est une boussole, dans un temps, un lieu, une société donnés. Elle « n’apporte pas de solution définitive. C’est rassembler et analyser, au maximum, tous les problèmes posés par une situation afin, après réflexion, de prendre la décision la meilleure et la moins pire ». Mon ordinateur passe en mode économiseur de batterie. « Cette réflexion doit être partagée avec les médecins et les non-médecins comme les infirmières et les infirmiers, les aide-soignants, les kinésithérapeutes, les psychologues… mais aussi les plus jeunes, les étudiantes et les étudiants qui sont les personnes probablement les plus proches du grand public, et bien entendu la famille, les proches du patient. Les gens autour de la table représenteraient ainsi la société dans son ensemble. »
Chanques s’enfonce dans son fauteuil et me propose à boire une des 5 bouteilles d’eau et canettes de soda qu’il a emportées : « Ce virus de la covid19 est plus grave que le virus de la grippe ». Il termine par quelque chose qui me fait dresser les poils du bras : « La gravité de la covid19 est moins grave que celle d’autres maladies émergentes ». Que nous réserve le futur planétaire sanitaire ? C’est une question que ne peut que se poser toute personne s’intéressant, un tant soit peu, aux découvertes scientifiques, au réchauffement climatique, à ce que subit l’écosystème mondial. Le propos du Professeur au département Anesthésie-Réanimation de Saint Eloi ne fait que confirmer ce que me signalent mes multiples lectures et les émissions de radio comme La Méthode scientifique sur France Culture. Ne pas mettre sa tête dans le bac à sable. Des vaccins contre la covid19 sont et seront mis à disposition des populations.
Les inepties sur le vaccin contre l’hépatite b
Contre la démagogie politique et la foi simple et radicale du charbonnier, que peut la science toute nue et toujours en quête ? J’écoutai, le 16 décembre 2020, l’émission C dans l’air sur France 5. J’entendis ce témoignage qui nous rappelle un autre combat autour de la vaccination : « Le Professeur Alain Goudeau a fait partie de l’équipe de scientifiques qui ont trouvé le vaccin en 1975. Dans les années 90, il a tenté de combattre les fausses informations qui pouvaient circuler ». Le chercheur dit : « VSD a fait un papier en disant : le vaccin contre l’hépatite b provoque la sclérose en plaque. Il y avait une émission télé, on voyait, première image : un jet de vaccination ; deuxième image : un gamin avec des béquilles et une sclérose en plaque grave. Après ça, vous ne pouvez plus lutter. Donc vous arrivez avec votre savoir et vous luttez contre la foi. Et le savoir contre la foi : aucune chance. »
A la fin de l’interview, tout à l’heure, Gérald Chanques glissera : « Je n’ai rien contre BFMTV. On a besoin d’être informés. » Il saluera, de manière générale, le boulot des experts. « Ces hommes et ces femmes ont fait leur service à l’hôpital. Ils ont fini leurs heures de travail et ils n’hésitent pas à transmettre des informations sur les plateaux télé. Avec la covid, le corps médical œuvre jour et nuit. » Aujourd’hui, de manière personnelle, Chanques s’exprime longuement et rend compte de ce qu’est la « pensée complexe », chère à Henri Laborit et au néo-montpelliérain Edgar Morin, dans la science médicale et ses différentes branches.
Expliquer ce qu’est l’incertitude en médecine
Savoir pour prévoir ? « Qu’est-ce qui peut bien se passer quand un savant médiatisé annonce à la population qu’il y a un traitement pas cher et efficace, quand il répète et répète sur les plateaux tévé et aux caméras : « Regardez mon étude, ça marche ! » ? Que peut-il bien se passer dans la tête d’une personne malade à qui on assure qu’il existe un traitement de ce type ? » Chanques ouvre une bouteille d’eau gazeuse qui fait pshhhhh. « Une parole que les gens ont envie d’entendre aura bien entendu beaucoup plus d’impact que la vérité qui est souvent moins intéressante, moins palpitante… » L’honnête homme dont je parlais plus haut et qui (se) questionne n’est jamais loin quand ce soignant parle : « Comment faire comprendre au grand public ce à quoi la science est confrontée avec la covid19 ? »
Une gorgée d’eau gazeuse passe dans la gorge : « On n’explique pas assez ni ce qu’est l’incertitude en médecine ni la manière dont le Conseil scientifique présente, auprès du Président de la République et du gouvernement, différentes hypothèses et options d’actions à mener en matière de santé publique ». Mon interlocuteur aborde la question des masques qui permettent, nous le savons aujourd’hui, de ne pas s’exposer gravement : « Au moment de l’incertitude, il a fallu peser le risque consistant à le mettre ‘pour rien’. Il a fallu aussi peser le risque lié au fait de ne pas le mettre. Les semaines suivantes ont montré que le port du masque était très efficace à se protéger et protéger autrui. Il a certainement sauvé des vies parmi le personnel soignant ». Il y a des vraisemblances qui donnent froid dans le dos. J’évite d’y penser longuement, me concentre à nouveau, tape ce que me dit Gérald Chanques.
Durant les 2 heures d’entretien, il insistera sur ce point : « Les experts minoritaires, ceux qui monopolisent la parole en disant ce que le public et le corps médical souhaitent entendre, ils commettent une faute juridique. Le Code de la santé publique impose aux médecins de ne communiquer, au grand public, que des éléments certains et prouvés. Tout chercheur, tout scientifique doit être prudent et considérer les conséquences de ses propos. Comment avoir des certitudes au sujet d’une maladie nouvelle qui n’est pas encore complètement connue et documentée ? » Humilité et prudence. Deux maîtres-mots qui pourront servir d’horizon à cette interview.
Comment traduire de manière compréhensible, pour le plus grand nombre, les interrogations, les découvertes, la démarche scientifique employée pour mener à bien des travaux compliqués voire ardus ? Pour ma part, écoutant Gérald Chanques, je me rappelle le temps que j’avais passé à saisir, en cours de biologie, au collège, le matériel génétique, l’utilité d’une cellule, le cytoplasme, les acides nucléiques, le nucléose, le flagelle, et tout le tralala de la biologie cellulaire mise à portée d’un gamin de 14 ans.
Une faute juridique
Chanques ne va pas par 4 chemins lorsqu’il aborde la déontologie scientifique et médicale : « Tous les experts qui énoncent dans les médias des certitudes risquent de facto la faute juridique dès lors que cette certitude n’est pas acquise et partagée par la communauté scientifique. C’est le cas pour une nouvelle pandémie où l’état des connaissances varie d’un jour à l’autre. Il y a aussi faute lorsque leur parole peut avoir un impact délétère sur la santé publique ». Le soignant a plusieurs messages à faire passer : « Cette faute est partagée avec les journalistes. Certains donnent une information trompeuse, plus facilement délivrée que celle qui nécessite de plus longs et complexes raisonnements ». Le Professeur Chanques ne s’attaque nullement à la liberté d’expression. Il pense que le journaliste professionnel doit faire attention à ne pas mettre trop en lumière l’expert minoritaire alors que le grand public n’est pas au fait de l’état de la recherche scientifique.
Alors quoi ? Donner un coup de projecteur sur les paroles qui vont plaire au grand public ? Faire entendre les propos d’un expert sans possibilité de controverse même de la part des intervieweurs pourtant exactement informés ? Inviter régulièrement l’expert charismatique et plein de certitudes assurant, par exemple, que ça ne sert à rien de porter un masque et/ou de confiner, au risque de provoquer, dans le paysage médiatique, un déséquilibre dans les informations diffusées ? La parole mesurée et prudente reste, à la fin des fins, une attitude honnête plus proche de la vérité qu’une information arrangeante et débridée.
Journalisme et covid19
Un scientifique doit toujours nuancer son propos. « Il utilise le conditionnel » et doit répondre avec exactitude à ces questions : Quel est le danger si on utilise un masque et si on n’en porte pas ? Qu’est-ce qui se passe si une minorité de personnes porte le masque ? Quels sont les risques d’être confinés ou ceux que l’on encourt si l’on ne reste pas chez soi ? Qu’est-ce qui se passe si une majorité de personnes use de la liberté individuelle sacrée pour continuer les activités comme avant la covid19 ? Tourbillon des interrogations…
Que faire ? « S’ils reçoivent le monsieur qui a un avis minoritaire parmi la communauté scientifique et médicale, il faut que les journalistes mettent en garde le public, émettent des réserves, restent pondérés sinon ce grand public ne retient que la parole la plus forte. Le travail des journalistes doit rappeler qu’en médecine rien n’est simple. » Où sont la prudence, la contradiction, les autres recherches scientifiques ? Quelle serait sa réaction si le journaliste contredit l’expert charismatique et prévient les spectateurs ou les auditeurs : « Attention, la personne qui vient de dire ceci ou ça, son avis ne regarde que lui et n’est pas partagé par la majorité des scientifiques » ? Viendraient-ils à nouveau sur le plateau TV ou radio, ces orateurs qui ont leur propre chaîne YouTube ? Que feraient les nombreux spectateurs convaincus de la véracité des propos tenus par l’orateur qui sait causer et attirer les foules ? Pour sa part, Chanques suggère que les points de vue et les informations soient présentés « avec beaucoup de précautions et des incertitudes quand nous sommes face à une nouvelle maladie ».
La tévé et la radio ne s’intéresseraient-elles qu’aux pontes ? « Sur les plateaux, où sont les soignantes et les soignants élevés à la position d’experts ? Ils pourraient venir raconter ce que c’est que le service de réanimation. Ils pourraient donner leurs préconisations. » Mais comment expliquer, en 2 minutes et de manière sexy, ce qu’est la méthode, si compliquée, appliquée dans les services de réanimation pour sauver, dans l’urgence, des vies humaines en détresse ?
Oui, comment ? Relisant mon texte pour LOKKO, réfléchissant à ce que nous vivons actuellement dans les champs médiatique, sanitaire, politique et social, je repense à Gilles Lipovetsky : « Notre époque n’est pas celle de la fin de la modernité, mais celle qui enregistre l’avènement d’une nouvelle modernité : l’hypermodernité. Un peu partout nos sociétés sont emportées par l’escalade du toujours plus, toujours plus vite, toujours plus extrême dans toutes les sphères de la vie sociale et individuelle : finance, consommation, communication, information, urbanisme, sport, spectacles… »
Le cas Christian Perronne
Il est bientôt 19 heures. La conversation avec le Professeur Chanques se termine. Dos au vitrage, le crépuscule a glissé sur mon dos. Je regarde l’écran de mon ordinateur. J’ai tapé 5 pages de notes serrées. Gérald Chanques me demande si je n’ai toujours pas soif. Je n’ai pas touché aux 5 canettes de soda et bouteilles d’eau gazeuse. Dans quelques minutes, montant dans le tramway avec mon masque sur le visage, je repenserai aux deux si importantes Simone (Weil et Veil) dont je parlai au début de l’article. Oui, vraiment, ces esprits et leurs combats ont à voir avec tout ce qui nous préoccupe aujourd’hui avec la covid et dans le cœur des Hommes…
Alors que je m’apprête à inscrire un point final à cet article, mais pas à ma réflexion sur la méthode scientifique et l’éthique médicale, j’apprends, ce jeudi 17 décembre 2020, que l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, l’AP-HP, met fin aux fonctions de chef de service de l’infectiologue Christian Perronne. Ce dernier prétendit, entre autres choses, que les malades du Covid-19 représentaient une aubaine financière pour les médecins. Le communiqué de presse informe que « depuis plusieurs mois, dans un contexte de crise sanitaire, le Pr Christian Perronne a tenu des propos considérés comme indignes de la fonction qu’il exerce. Le collège de déontologie avait été saisi et l’avait souligné dans un avis qui avait été remis à l’intéressé qui n’en a pas tenu compte. Ses propos les plus récents avaient conduit le président de la conférence des doyens d’Île-de-France à engager la démarche de retrait d’agrément pour la formation des internes ». Déontologie. Humilité. Mesure. Prudence. Ce ne sont pas de vains mots.
Crédit photo : @belairphotographie
(1) Gérald Chanques a été le promoteur avec le photographe Cédric Matet de l’exposition de soignants actuellement sur les grilles du CHU, dont LOKKO a eu la primeur. Relire notre article ainsi que l’ITV de Cédric Matet sur FM Plus en co-production avec LOKKO.
Il est épatant cet article! Il contient une sorte de vademecum de l’honnête journaliste.
Rien de plus délicat que de s’en tenir à son savoir.