Virginie Lou-Nony : « Les silences sur l’inceste
sont mortels »

La sortie du livre de Camille Kouchner et la déferlante des témoignages des victimes d’inceste qui a suivi nous a donné envie d’entendre Virginie Lou-Nony, cette tricoteuse de mots-non-dits qui anime des ateliers d’écriture à Bédarieux sur le thème « Secrets et tabous ». Sur les centaines de personnes qu’elle a reçues à ce jour, nombreuses sont celles à avoir été abusé.es.

 

 

Écrivaine publiée chez Actes Sud et Gallimard, Virginie Lou-Nony a installé sa Maison de l’écriture à Bédarieux en 2015. Elle reçoit dans ses ateliers « toutes les générations, toutes les nationalités, tous les milieux, toutes les histoires, toutes les cassures ». Elle a publié en 2014 un essai dans lequel elle rend compte de son travail d’accoucheuse. Ce qui ne peut se dire, l’atelier d’écriture à l’épreuve du silence. « Pendant très longtemps, j’ai cru qu’en me préoccupant de faire écrire ceux qui ne pouvaient pas écrire je faisais preuve d’altruisme, avant de me rendre compte que j’avais moi-même un vrai problème avec le silence ».

LOKKO : Depuis Camille Kouchner, les victimes d’inceste prennent la parole. Cette libération pourrait-elle avoir la même ampleur que celle provoquée par le mouvement Me Too ?

VIRGINE LOU-NONY: Je n’en sais rien. Mais qu’on ne vienne pas me raconter que la France découvre l’inceste avec stupeur. Tout le monde sait depuis très longtemps. Mais la société était, est sans doute encore largement consentante, voire complice. Il faut revoir l’émission télé consacrée en 1986 à Eva Thomas, auteur d’un des plus puissants romans sur l’inceste. Les témoignages des auditeurs sont stupéfiants : « J’ai des relations quotidiennes avec ma fille de 13 ans, pourquoi empêchez-vous les gens d’être heureux ? ». On se représente difficilement, si on ne l’a pas vu, l’humiliation que lui infligent ces mecs, jusqu’au médecin de plateau qui préfère parler de tendresse et même de jeux de séduction. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que ça se dise. Qu’enfin les barrières qui interdisaient la parole aient sauté, que les victimes soient un peu entendues, que les prédateurs ne fassent plus la loi.

Pourquoi cette parole est-elle si difficile à dire et à entendre ?

Parce qu’elle heurte de plein fouet des principes sur lesquels on vit, par exemple que nous vivons dans un monde civilisé, et que dans un monde civilisé la parole est possible.
Elle heurte aussi le principe que les grands nous protègent. C’est un principe vital pour les enfants de penser que les grands nous protègent. On ne peut pas penser qu’ils sont des ogres. Seuls les contes le disent. Relisez Peau d’âne, le conte qui dit aux petites filles : Méfiez-vous de votre papa. Il peut exiger de sa fille des choses insupportables, répréhensibles, des choses qu’une petite fille ne peut pas donner.
C’était la finalité des contes, d’éduquer les enfants. Il ne s’agissait pas de flatter leur imaginaire mais de leur apprendre la vie. Petite fille, prends garde au Loup !
On se représente toujours le passé comme un temps d’obscurantisme dont nous serions sortis progressivement alors qu’en fait, dans les familles aux XVIè, XVIIe, XVIIIe siècle, des enseignements visaient à protéger les enfants, les filles surtout. Au XIXe, les hommes reprennent la main. La Révolution avait établi l’égalité entre tous les citoyens. Le code Napoléon établit des degrés dans la citoyenneté : la femme, même majeure, est juridiquement inférieure à l’homme. Elle passe de la responsabilité du père à celle du mari. Le père gère ses biens, et est responsable de l’éducation des enfants, etc. Napoléon est le symptôme -et l’acteur- d’une société qui se verrouille totalement face à la présence féminine. Le père est à nouveau un pater familias à la romaine, et même si les textes ne le disent pas, dans l’inconscient collectif il a droit de vie et de mort sur les membres de sa famille. Ils sont tous ses objets. Donc ses objets sexuels. Ou ses esclaves. A la campagne et même dans les villes, dans les familles pauvres, les enfants travaillent dès leur plus jeune âge.

Les familles riches, ce sont d’autres histoires ?

Dans les familles riches, ce n’est pas mieux, mais c’est autrement.
Je me souviens d’un texte d’une telle violence telle que, sur le coup, je ne l’ai pas compris : une femme raconte que, quand elle avait cinq ans, son père la violait au moment où toute la famille se préparait pour la messe. Le père faisait sa toilette pour aller à la messe, en même temps que l’enfant, nue elle aussi pour cause de toilette. Le texte donnait à voir la petite fille comme un déchet, un sac poubelle jeté sans ménagement dans un coin de la cuisine. Ce mélange effroyable de la messe et de l’inceste avait lieu tous les dimanches dans une des familles les plus fortunées de France.

L’inceste est partout, absolument partout. Tout le monde le sait. Je me souviens d’une autre femme qui a énormément, énormément de mal à écrire. Il lui faut des mois pour y arriver. Dans son premier texte, écrit après des mois de silence, elle se représente chez la coiffeuse, sous l’un de ces grands casques qui faisaient un boucan d’enfer. Elle se mange les lèvres. Sous le casque elle ne s’entend pas. Et puisqu’elle ne s’entend pas, elle pourrait malgré elle dire son secret.

Ce qui est commun à tous les incestes, c’est le secret ?

Bien sûr. L’énorme difficulté au moment de la parole, c’est d’avoir droit aux mots. Il y a d’abord la difficulté de trouver des mots dans le langage ordinaire, alors que ce qui s’est passé n’entre pas dans le langage ordinaire. Il y a un mot, inceste, mais que peut dire ce mot-là qui est un mot technique et froid ? Comment dire que Papa qui protège et Papa ogre sont la même personne ? Il n’y a pas de mots pour dire cette ambivalence du personnage. Il y a d’un côté les ogres et de l’autre côté les papas, papa-ogre, ça ne se dit pas. C’est indicible au sens strict du terme.
Vous imaginez le courage qu’il faut à l’enfant pour transgresser le tabou de la parole et la patience nécessaire pour trouver des mots, alors que le crime va à l’encontre de toutes les valeurs qui lui ont été inculquées ?

 

Vous avez été l’accoucheuse de ces mots qu’on ne peut pas dire. Comment se passent de tels accouchements ?

Mon travail est d’accueillir cette parole, de l’écouter, de l’entendre et de l’entendre absolument, d’entendre comment ça se dit, les mots qui sont utilisés et de soulever ces mots pour voir si sous un mot ne se cachent pas d’autres mots. Quand ça commence à se dire, ça se dit d’une manière condensée, allusive. Il faut aider la personne à s’ouvrir, que la parole puisse se déployer.
Je me souviens de Monique arrivant dans mon atelier pour la première fois, me disant : « Si tu me fais écrire, je te paie des nèfles !« . C’est très particulier comme posture mais il y a mille raisons de ne pas écrire donc je n’ai rien soupçonné au départ, surtout que c’était une femme puissante, directrice d’une école supérieure. Après trois mois de silence complet, séance après séance, je lui ai dit un jour : Bravo Monique ! Alors là, ce silence, tu l’as bien fait.
Je renversais la problématique qu’elle avait posée au départ. Ce silence là n’était pas de mon fait, lié à une carence de l’atelier. Elle l’avait fait de sa propre volonté. Le week-end suivant, je proposais un travail sur des photos d’enfance. Elle arrive avec une boîte pleine de photos classées méthodiquement. Et écrit son premier texte, sur le séchoir.
À partir de ce texte qui se terminait sur le mot secret, la suite était attendue. Elle a écrit un livre publié sous le titre « Inventaire d’un silence ». Livre qui a circulé dans la famille. Et ses cousines lui ont dit : Ah, toi aussi ? Bienvenue au club !
Or cet homme qui la violait et sa femme avaient, aux yeux de la narratrice petite fille, une aura intellectuelle et culturelle extraordinaire. Grâce à eux s’était ouvert pour elle tout un monde, les livres, l’image, le cinéma. Vous voyez l’ambivalence. C’est pour ça qu’il est si difficile de parler. Et chacun va trouver une excuse à l’ogre. Il est tellement gentil. Il nous a aidés. Et c’est qu’il t’aime, il est tellement attaché à toi.
Il y a des conflits de loyauté énormes qui pourraient tuer les enfants s’ils parlaient. Ce qui explique pour une part le recours à l’écriture. Ce qui ne peut se dire s’écrit.

Cette parole peut tuer ?

Marie France Pisier, la tante de Camille Kouchner et de ses frères, la sœur de leur mère, s’est suicidée. Elle est semble-t-il morte de ce silence. Ces silences-là sont mortels.

Olivier Duhamel et tant d’autres qui se sont arrogé le droit de disposer sexuellement d’enfants. Pourquoi, comment dans nos sociétés en est-on là dans ces années-là ? Mai 68 a-t-il joué un rôle ?

Oui dans les années soixante-huit, il y a eu ce qu’on a appelé la libération sexuelle, menée par les hommes et par les femmes. Les femmes militaient pour le droit à disposer de leur corps, le droit à l’avortement, à la pilule, au plaisir. En parallèle les hommes revendiquaient la libération sexuelle contre les codes bourgeois, l’hypocrisie du mariage. Quand on regardait de près ce qui se passait, dans les communautés de la fin des années 70 que j’ai pu connaître, les hommes profitaient beaucoup de cette « libération ». Les femmes, beaucoup moins.
Cela dit, l’inceste relève d’une tout autre problématique, il n’a pas été inventé en 68. Quand mon amie d’enfance est devenue directrice d’école en Vendée, elle a été convoquée à l’inspection académique. Des estimations de l’inceste dans la région étaient données aux enseignants pour les alerter : un enfant sur cinq environ était touché. Dans une classe de 25 : 5 gamins. Des gamines, surtout. Ce qui donne une idée de l’ampleur du phénomène.

On parle aujourd’hui de changer la loi, mais la loi existe. On a le devoir de signaler un inceste quand on est instit ou prof. Même dans un atelier d’écriture où la règle est le secret -rien de ce qui se dit à l’atelier n’en sort- je dois le faire. Pas avec les adultes bien sûr, qui sont responsables de signaler ou non, de porter plainte ou non. Mais avec une adolescente, un adolescent, il n’y a pas d’alternative. Bien sûr on rencontre des résistances. Il faut convaincre la jeune fille de trahir la loyauté familiale, ce qui n’est pas mince. Mais il faut le faire, pour elle, pour son avenir, et pour l’avenir de l’espèce, si elle a un avenir.

Qu’est ce que ça va changer ?

Pas grand chose. Le patriarcat est au fondement de la société capitaliste, qui repose sur la loi du plus fort, du chef, sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Et donc l’exploitation des femmes par les hommes. Et l’exploitation des enfants bien sûr, quand ils sont nés dans les pays que le plus fort colonise, l’Afrique, l’Inde. Pour l’instant, ceux qui remettent en cause cette loi sont minoritaires. Et donc pour l’instant toute la société à tous ses échelons, ses policiers, ses militaires, ses psys, ses médecins, ses hommes politiques, tout ce qui a intérêt au maintien du patriarcat fonctionne à plein. Tu vois le capitalisme tomber demain, toi ? Le meurtre des femmes, massif, ne fait même pas trembler l’édifice, alors ce n’est pas la « révélation » de l’inceste qui va changer quoi que ce soit.

 

Propos recueillis par Nadya Charvet

 

 

Les ateliers d’écriture de Virginie Lou-Nony
Les ateliers d’écriture ont une vocation littéraire, principalement. Mais chemin faisant ils ouvrent à la parole, et à une parole subversive, forcément, puisque tout ce qui est caché dans la société s’y incarne.
C’est parce que la littérature fait exploser le faux langage que l’hypocrisie de la société est révélée du même coup.
Quand une personne s’inscrit dans un atelier d’écriture, c’est qu’elle a décidé de parler. Il y a un affrontement posé dès le départ entre écrire et se taire mais lorsqu’une personne victime d’inceste s’inscrit dans un atelier d’écriture, c’est qu’elle a l’intention de se battre.

lou.nony@gmail.com
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Béatrice Blaise
3 années il y a

Le conflit de loyauté représente la principale résistance de la plus part des démarches psy….Virginie Lou Nony a raison, même les plus éclairés découvrent l’ogrepapa? Ils s’arrangent avec le clair obscur. Quelle hypocrisie. BéatriceReminiac Blaise Lodeve

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