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Jean-Claude Carrière : « le petit paysan qui s’émerveillait de tout »

Dans sa maison de Pigalle à Paris, il y avait 40 000 ouvrages en tous genres. Quel parcours pour un homme né dans une maison sans livre et sans eau courante, à Colombières-sur-Orb dans le Haut Languedoc, il y a 89 ans. Le dialoguiste de génie, mort ce lundi, dans son sommeil, est le seul scénariste français à avoir reçu un Oscar. Et rare dans son métier à avoir ce profil d’encyclopédiste érudit et hyper-actif, éternellement affable malgré son prestige. Ce « petit paysan qui s’émerveille de tout » comme disait de lui le cinéaste espagnol Luis Buñuel sera inhumé dans son village, tout près des eaux vives du Caroux.

 

 

Il est né dans l’Hérault à Colombières-sur-Orb, le 17 septembre 1931. A l’âge de 14 ans, il « monte » avec ses géniteurs en région parisienne : ses parents -viticulteurs d’origine- reprenant un bistrot à Montreuil-sous-Bois. Ses premières années en terre viticole héraultaise ont fait l’objet d’un savoureux récit : « Le vin bourru » dont il aimait à faire la lecture l’été de retour au bercail.

Ici, un documentaire sur sa vie à Colombières-sur-Orb.

Le crayon avant la plume

Comme un certain Jean Moulin natif, lui, de Béziers, c’est par le crayon que Jean-Claude Carrière fait un premier pas dans le domaine artistique. A 26 ans, il publie son premier roman « Lézard » qui n’aura que peu d’écho. Mais, dans le même temps, c’est la rencontre d’une importance déterminante pour la suite de son parcours en la personne du génial Jacques Tati et surtout de son assistant, le non moins génial Pierre Etaix. Ils écriront ensemble 7 des 8 films de l’ami Pierrot. Le premier étant « Le soupirant ». Nous sommes en 1962 : année de naissance de la première de ses deux filles, Iris, fruit de ses amours avec la peintre Augusta Bouy.

En 1989, il fait paraître « La Paix des braves » (formulation empruntée au Général de Gaulle) aux éditions Belfond/Le Pré aux clercs. L’action se déroule en 1960/61 c’est-à-dire très peu de temps avant que la France ne quitte L’Algérie contrainte et forcée. De cette période, l’appelé dira assez pudiquement : « Les images que j’ai gardées de ce temps-là, en Algérie, sont les plus fortes de ma vie. Loin de s’effacer, elles se précisent chaque année, à ma surprise. J’avais pourtant fait vœu de silence là-dessus, comme beaucoup d’autres. Mais, à la longue, le silence peut devenir une parole, comme la guerre, sans le savoir, devient la paix ».

Un petit paysan qui s’émerveille de tout

Sa grande rencontre au plan cinématographique a lieu à Paris au mi-temps des années 60  avec Luis Buñuel de retour en France après son exil mexicain. Ce sera « Le journal d’une femme de chambre » en 1964 d’après le roman du même nom  d’Octave Mirbeau. Suivront « Belle de jour » en 1967, « La voie lactée » deux ans plus tard, « Le charme discret de la bourgeoisie » en 1972, « Le fantôme de la liberté » en 1974 et enfin (ultime film du réalisateur) « Cet obscur objet du désir » en 1977. La signature surréaliste sera pour ce brillant touche-à-tout l’une des grandes affaires de sa vie.

« Travailler avec Buñuel, a-t-il raconté sur France Culture, consistait à se séparer du monde, aller dans un endroit retiré face à face uniquement, sans ami, sans femme, pendant le temps qu’il fallait, jusqu’à ce qu’on ait une première version convenable du script. On se séparait pendant deux ou trois mois et on se revoyait pour travailler à une seconde, une troisième version. Pour « Le charme discret de la bourgeoisie », il y a eu jusqu’à cinq versions. Vous êtes comme en finale des Jeux Olympiques, vous devez donner tout ce que vous avez ».

Des collaborations ont suivi avec des réalisateurs de la plus haute importance dans l’histoire du cinéma contemporain : le tchèque Milos Forman (avec lequel il co-signera des livres sur Goya) pour « Taking of » ou « Valmont » (adaptation des « Liaisons dangereuses » d’après de Laclos), le réalisateur français Jacques Deray pour « La Piscine », le film des retrouvailles entre Romy Schneider et Alain Delon.

Avec le même Deray, il y aura aussi « Borsalino », « Un peu de soleil dans l’eau froide » (d’après Françoise Sagan), « Un homme est mort », « Un papillon sur l’épaule ». Avec Louis Malle dans « Viva Maria » en 196, il provoque la rencontre pétaradante des deux grandes stars de l’époque Jeanne Moreau et Brigitte Bardot. Il y aura encore « Le voleur » (d’après l’ouvrage de Georges Darien) avec un Bébel au firmament puis « Milou en Mai » dont l’intrigue se passe en parallèle au Mai 68 parisien.

Scénariste de la littérature « difficile »

Avec Volker Schlöndorff et « Le tambour » (d’après Günter Grass) en 1979, il assoit sa réputation de scénariste capable d’adapter des œuvres littéraires réputées inadaptables. « Le Roi des Aulnes » d’après Michel Tournier (en 1996) et « Ulzhanen » en 2007 consolideront cette réputation de même que « L’insoutenable légèreté de l’être » de Philip Kaufman d’après le grand écrivain Milan Kundera.

Il est sur tous les fronts, tous les genres, s’associe avec Marco Ferreri, le cinéaste italien de l’absurde, pour l’écriture du scénario de « Liza » en 1972 qui scella la rencontre entre Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni et ajoute à son palmarès Jean-Luc Godard (et Anne-Marie Miéville) en 1980 pour « Sauve qui peut la vie ». Logiquement, Hollywood acclame cet « accoucheur des réalisateurs » en lui offrant un Oscar d’honneur en novembre 2014.

On doit aussi à Jean-Claude carrière -avec le couple Depardieu/Bouquet- la création du festival « Un réalisateur » dans la ville qui a lieu chaque année en août à Nîmes. Un acteur avec lequel il avait une véritable accointance, amorcée dès 1982 à travers le film de Daniel Vigne « Le retour de Martin Guerre », poursuivie avec le Danton de Wajda en 1983 et le Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau. Même vieille complicité avec Carole Bouquet rencontrée à l’époque de Buñuel qu’il fera jouer au théâtre.

Son influence sur le cinéma français traverse les générations. Il a été très proche du jeune comédien et réalisateur Louis Garrel comme ce dernier l’a joliment évoqué dans « Libération » du 10 février. « Hier, j’ai vu Jean-Claude, et encore une fois, cette chose folle : 89 ans et pas une miette d’intelligence, d’esprit, de talent qui ne se soit égarée avec le temps. C’est uniquement son corps qui le faisait souffrir. De nouveau, je l’ai vu s’énerver contre sa condition physique, et il y avait de la beauté dans le combat de cet esprit intact./…/ J’ai vécu chez lui, dans l’atelier d’écritures qu’était sa maison dans le IXe arrondissement parisien où étaient toujours hébergés toutes sortes de gens. A 14 heures passait tel cinéaste, à 16 heures une étudiante de la Fémis qui lui avait demandé de relire son scénario, de lui faire des notes. A chaque fois, c’était les mêmes questions : qu’est-ce qu’on va raconter, à qui, et comment ? Jean-Claude était comme un immense arbre avec beaucoup de feuilles qui ne faisait de l’ombre à personne ».

Encyclopédiste de son temps

Tout comme Agnès Varda et Jacques Demy, Jean-Claude Carrière a eu sa courte escapade étasunienne. Pour le légendaire couple de cinéastes, ce fut la découverte de la Californie mais JCC préféra New-York. Toujours cette chance -ce talent- incroyable d’avoir été là au bon moment, à la bonne place. C’est à dire à Paris aux alentours de Mai 68, à Prague durant le (fameux) Printemps. A lire un livre méconnu mais passionnant sur « Les années d’utopie » (Plon).

La fascination pour l’Inde

Avec le metteur en scène Peter Brook, il adapte l’un des livres les plus anciens de l’humanité, Le Mahâbhârata, épopée fondatrice de la spiritualité universelle, devenu, au festival d’Avignon et aux Bouffes du Nord, un des spectacles cultes des années 1980 .
Ce spectacle donnera l’occasion à l’héraultais de découvrir l’Inde auquel il vouera une passion assez exclusive. Au point d’en devenir le conteur pour la célèbre collection de dicos amoureux des éditions Plon.

Avec aucun autre pays, il n’aura autant d’atomes crochus. « Comme j’ai eu ma période mao-léniniste, j’ai essayé de l’emmener dans mes bagages en Chine mais il n’a pas voulu » confie à LOKKO Daniel Bedos le directeur-fondateur du Printemps des Comédiens. En 1986, alors que je faisais du théâtre sur Pézenas et que j’ai eu l’idée et l’envie de monter une manifestation de plus d’importance, j’ai assez vite pensé à lui. Sans doute parce que nous étions du même département -ce qui a dû le séduire-. Nous ne nous connaissions pas je lui ai écrit via Ariane Mnouchkine et il m’a dit banco très vite. C’est lui aussi qui m’a fortement incité à aller voir ailleurs ce qui se faisait et de ne pas me cantonner aux seuls productions hexagonales. Lorsque j’ai invité Michel Galabru -ce qui m’a été pas mal  reproché par certains- lui n’était pas de ceux-là. Certes ce n’était pas trop son univers mais il a très bien compris, mon souci d’agrandir le cercle des initiés par le biais de comédiens très populaires ».

Ici, le théâtre Jean-Claude Carrière dans le Domaine d’O à Montpellier où a lieu le Printemps des Comédiens, inauguré en 2013.

L’Iran, le pays de sa troisième épouse

Autre pays cher au cœur du scénariste disparu : L’Iran, pays de sa dernière épouse et mère de sa seconde fille Kiara qu’il a eue à 71 ans. C’est elle qui a fait part du décès de son père la nuit du 7 au 8 février. Nahal Tajadod, également femme de lettres, se trouvait ce jour funeste dans son pays d’origine.

Et… acteur

Il a joué, et tout joué à tour de rôle : un curé dans le premier film de sa collaboration avec Buñuel (« Journal d’une femme de chambre »), un évêque des plus hilarant dans « La Voie lactée » du même Buñuel. Un mari trompé dans « Un peu de soleil dans l’eau froide » de Deray. Encore un curé dans un film de Juan-Luis Buñuel (le fils) ou encore dans d’autres petits rôles chez Carlo Saura, chez Delépine et Kervern ou encore chez Abbas Kiarostami.

Un coup de maître à la télé

Le coup de maître pour le petit écran fut bien entendu la captation par Jean-Daniel Verhaeghe en 1992 de son propre roman « La Controverse de Valladolid » sur la conquête du Nouveau Monde qui opposera le frère Bartolomé de Las Casas, en faveur des Indiens, à Juan Ginés de Sepúlveda, le philosophe, favorable à une colonisation sans limite. Avec un trio époustouflant composé de Jean-Louis Trintignant, Jean Carmet et Jean-Pierre Marielle.

Les « A-Côtés » à la radio

Ce furent seulement 4 mois en 2003 sur les ondes de « France Inter » à 7h53 mais ces chroniques ont conduit, bien entendu, à l’édition d’un livre « Les A-Côtés » chez Plon.

Jamais remis de Greco

« Un jour, Juliette Gréco m’a demandé des chansons et je ne m’en suis toujours pas remis » confiait-il laconiquement en marge d’une expo, il y a quelques années, consacrée à la production discographique de la native de Montpellier dans une médiathèque de la métropole. « Elle parle très bien, elle a un magnifique vocabulaire, ce qui donne envie d’écrire comme elle parle, des mots dignes d’elle ». Il s’était déjà frotté à l’exercice du petit couplet en compagnie de Louis Malle en 1965 pour le film « Viva Maria ». Comment oublier en effet leur fameux « Ah les petites femmes de Paris ! » entre autres…

Le tour d’horizon retraçant le parcours de celui qu’on aurait bien envie de qualifier de parfait esthète ne serait pas complet si nous omettions d’évoquer (même rapidement) le goût et l’intérêt de JCC pour la science et son lot de mystères. Il a co-signé notamment des ouvrages avec l’astrophysicien Jean Audouze (avec lequel il avait travaillé au Parc de la Villette). « La grande aventure de l’esprit au 20ème siècle, c’est la science, disait-il au philosophe des sciences Etienne Klein sur France Culture. Ce n’est pas la poésie, ce n’est pas le surréalisme, ce n’est pas la littérature, ce n’est même pas le cinéma. […] Je me rends compte qu’il y a là un immense territoire sans fin, sans limites« .

Mais la grande cohérence, s’il faut en trouver une, chez cet hyperactif créant dans tous les sens, c’est l’écriture, ce sont les livres dont il avait vanté l’indispensable présence en compagnie d’Umberto Ecco. Il en a écrit 80 au total . Dont l’ultime : « L’abécédaire intime » qui sortira de manière posthume en avril (chez André Versaille).

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Bedos daniel
3 années il y a

Merci jean de ce tour de horizon que tu nous propose sur jean Claude

PHILIPPE MARECHAL
3 années il y a

Un très bel hommage à Jean-Claude Carrière, probablement l’un de nos meilleurs scénaristes mais également un homme de plume, de partage et de conviction. Merci à toi.

Micha
3 années il y a

Merci Jean . Voila un bel article de fond sur cet homme remarquable . Je m’amuse de nommer ainsi ton article. Il me semble que c’est une expression qui a disparu !!!

Francis de Gaultier de Laguionie
Francis de Gaultier de Laguionie
3 années il y a

Magnifique article, merci petit frère!

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