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Bertrand Tavernier, griot du 7ème art

Frank Tenaille a rencontré Bertrand Tavernier, le cinéaste disparu ce 25 mars, à l’occasion du lancement d’une collection de livres intitulée « L’Ouest, le vrai », en 2014. Nous reproduisons cet entretien avec « Tatave », ce fou de westerns où il évoque ses films « L.627 », « Quai d’Orsay », « Capitaine Conan », « L’Horloger de Saint-Paul », « Que la fête commence », « Le Juge est l’Assassin »…

 

 

Pour le cinéphile, rencontrer Bertrand Tavernier qui vient de faire son clap de fin, était chaque fois délicieux, délectable. Pour le féru de western dont je suis, c’était en matière de connaissance du genre comme approcher l’Everest. Plaisir d’autant plus grand que nous avions aussi en commun un intérêt pour la musique (écoutez ses B.O) et… 14-18 et que nous nous étions impliqués autrefois dans la bataille pour « l’exception culturelle » si remise en cause, sournoisement, aujourd’hui. Curiosité insatiable, connaissance encyclopédique amoureuse, toujours à l’écoute de l’autre, citoyen engagé, « Tatave » était un partageur, un griot du 7ème art unique. En mars 2014, j’avais interviewé notre fou de westerns, à l’occasion du lancement d’une collection de livres intitulée « L’Ouest, le vrai ». Souvenirs…

« Pour chaque film, un déclic puis le choix de l’angle »

Frank Tenaille : Votre filmographie trahit une jubilation pour les genres. Mais qu’est-ce qui vous détermine pour vous lancer dans un film ?
Bertrand Tavernier : C’est le coup de cœur pour un sujet. Et surtout d’en trouver l’angle. Pour « L.627 », j’ai exploré la possibilité de faire un film sur la police qui ne soit pas comme les feuilletons français montrant les policiers comme des flics américains. Car à part dans les films écrits par Audiard, je trouve qu’ils sont abstraits. De même que les gangsters y sont des héros de tragédie grecque alors que la moitié des grands truands étaient des gens qui avait travaillé avec la Gestapo et torturé des gens rue Lauriston. Voir à ce sujet le film « Carambolages » où l’on entend un Michel Serrault dire : « Ah ! Jeune homme, vous ne connaissez pas le bon temps du 93 rue Lauriston… La baignoire ! Depuis qu’on arrête la plomberie, y’a plus de police ! ». Je travaillais donc avec un flic sur ce thème lorsqu’il m’amène dans des algecos pourris où se tenaient les stups. Il pleuvait à l’intérieur. Les flics travaillaient sur du matériel de récup’. Là, j’ai pensé : le Premier ministre dit que sa priorité est la lutte contre la drogue et je vois ces policiers qui travaillent dans des conditions déplorables qu’aucun technicien du cinéma n’accepterait. J’ai décidé d’axer mon film là-dessus. Il fallait que je montre cette réalité en réalisant un film sur le métier qui ne se place pas dans l’option pro-flic ou anti-flic. À charge aux spectateurs de se faire une idée. En fait, avec cet angle, l’on voit que c’est le système qui est imbécile.

Donc un film c’est toujours un déclic ?
Oui, émotionnel, et qui suscite beaucoup de questions. Dès lors, je me demande comment je dois filmer pour ne pas produire de l’émotion facile. Pour ne pas transformer les personnages en sorte de héros…

« Les petits bureaux des conseillers » au quai d’Orsay

Avec « Quai d’Orsay » qui se déroule au cœur du cabinet de Ministre des Affaires étrangères, quel fut ce déclic ?
C’est la B.D de Christophe Blain et Abel Lanzac. Son invention comique. Le fait qu’elle décrive un univers où des gens bossent comme des malades dans des conditions insensées. D’ailleurs, dans tous mes films, les gens travaillent. Et souvent le travail en est le sujet primordial. « Autour de minuit », c’est comment un musicien bosse. « La vie et rien d’autre », c’est un type qui travaille pour retrouver des disparus. Dans « Laissez-passer », ce sont des gens qui essayent de faire des films sous l’Occupation…Pour « Quai d’Orsay », je visite le deuxième étage de la Présidence, celui des conseillers, et j’y découvre des bureaux microscopiques. Un conseiller pour l’Asie s’y démène avec une table et deux chaises. Un paradoxe, si l’on pense qu’il s’occupe de tout un continent ! A contrario, je me souviens de la taille des bureaux de certains élus de région qui se sont fabriqués des bâtiments somptueux. Je constate donc qu’il y a des serviteurs de l’État qui travaillent dans des conditions difficiles et j’ai eu un coup de foudre pour cet angle d’attaque.

Puisqu’on est dans le Centenaire de 14-18, évoquons « Capitaine Conan », film qui se déroule sur le front de l’Est en 1918, réalisé sept ans après « Ma vie et rien d’autre » qui évoquait les disparus de la Grande guerre. Là, qu’est-ce qui l’a suscité ?
J’ai redécouvert par hasard le roman de Roger Vercel (1934, prix Goncourt). Je l’avais lu à 14 ans. C’était un des premiers livres de poche, le numéro 14. Je l’avais dévoré lors d’un voyage Saint-Raphaël-Paris, à l’époque des trains de nuit. Ce livre m’avait surpris. J’ai compris plus tard que c’était un roman sur un anti-héros. Et j’ai eu une envie folle de montrer ce personnage. Là encore le déclic vient d’une scène. Conan, de par sa nature, déteste les déserteurs. Et quand son ami Norbert vient lui dire : « Je m’occupe du cas d’un déserteur », il l’envoie promener disant que ce type relève du peloton d’exécution. Mais comme Norbert veut absolument qu’il le voit, Conan lui parle. Il le fait craquer et constate que le gars est pétri de trouille. Et Conan fait une chose qu’aucun juge militaire ne fera, au moment de juger le déserteur : il va sur le champ de bataille afin d’essayer de comprendre ce qui a motivé la désertion. Il regarde les trous d’obus et il pense : il est huit heures… la lune est là… ce mec a 19 ans… il y a une explosion ici, une autre là… il cavale et il tombe chez les Buls (Bulgares). Et donc, le fait qu’un type absolument opposé à la désertion prenne sur lui de comprendre ce qui peut motiver quelqu’un à faire l’acte qu’il juge le plus méprisable du monde, cela m’a touché. Outre le bonheur de travailler avec le scénariste, Jean cosmos, qui maîtrisait la langue de l’époque et l’argot.

« Je nourris les comédiens de discussions, de lectures »

Comment procédez-vous avec les comédiens ?
Je m’y prends à l’avance. Je les nourris de discussions, de lectures. Pour le groupe Conan, durant plusieurs semaines, je leur ai demandé de crapahuter, de vivre des opérations de commando, pour que leurs actions soient justes. Qu’ils ne les découvrent pas au moment du tournage, qu’ils se soudent. Je déteste les groupes de cinéma où l’on a l’impression de fabriquer les rapports pendant qu’on tourne. La classe de « Ca commence aujourd’hui » est une vraie classe. Je n’ai pas pris une classe de cinéma avec les gosses les plus mignons, les plus pittoresques. J’ai pris une classe donnée et je me suis débrouillé avec. Philippe Torreton / Conan m’a demandé : « Comment je fais pour jouer le chef, je n’ai jamais été chef ? ». L’on avait un adjudant qui avait fait la guerre d’Algérie dans les commandos de chasse. Il lui a donné un conseil : « C’est très simple, il faut que tout le monde te regarde quand tu joues. Tu n’as pas à jouer l’autorité. Il faut qu’elle existe sans avoir à la jouer ». Pour ma part, je lui ai fourni un autre truc : « Afin de communiquer ton énergie, tu dois te déplacer tellement vite que la caméra doit avoir du mal à te suivre, quitte à sortir du champ ».

Comment avez-vous préparé Thierry Lhermitte dans « Quai d’Orsay » ?
Avec des lectures, des principes de jeux. Il est hyper intelligent, nourri de BD. On était d’accord. Par exemple, qu’il fallait respecter la folie du personnage. Avec une chose essentielle : protéger l’impression qu’il croit à ce qu’il dit. Il devait croire même aux choses les plus extravagantes. Quand les hommes politiques sont brillants, ils peuvent avoir une vision très forte. En l’occurrence, celle du personnage (inspiré par un Ministre des affaires étrangères au pays des lumières) était très juste : penser que les néo-conservateurs américai, non seulement se trompaient, mais allaient provoquer une catastrophe en Irak. Ce qui n’était pas une vision partagée par la majorité de la classe politique… Après, comment ses collaborateurs doivent traduire cela, ce n’est pas son problème. Cela me fournissait une excellente comédie de caractères avec des gens qui travaillent jusqu’à 3h du matin. Ce qui fut le cas avec le directeur du cabinet du ministre dont les gendarmes du Quai d’Orsay se souvenaient, qui ne quittait jamais son bureau avant 2h du matin. Cet homme, personnage joué par Niels Arestrup et pour lequel j’ai une grande admiration, n’avait pas de voiture de fonction. Il n’avait pas dépensé un centime d’argent public. D’ailleurs, Hubert Védrine (ex-Ministre des Affaires étrangères) m’a dit : « Votre film est un hymne d’amour pour le modèle de Claude Maupas » (Ndlr : inspiré du vrai Pierre Vimont).

« Tellement de réalisateurs ne citent pas les scénaristes »

Vous rendez souvent justice aux scénaristes ?
Si je continue à penser que le réalisateur est le maître du film, je vois tellement de metteurs en scène qui ne les citent jamais, que j’ai le souci de dire combien pour moi les gens comme Jean Aurenche, Jean Cosmos, Michel Alexandre, Colo Tavernier… ont été précieux pour mes films.

Vous manifestez aussi une fidélité à des équipes techniques ?
Mais en les renouvelant. Dans « Quai d’Orsay » le chef op’, l’opérateur du son, l’ingénieur, le menteur, la script, étaient des gens avec lesquels je n’avais jamais travaillé. Dans le film « Dans la brume électrique », j’étais dans l’obligation d’employer une nouvelle équipe puisqu’ils étaient tous américains. Et lorsque je reprends les mêmes techniciens, je ne leur donne jamais le même cahier de charge. Par exemple, j’ai fait faire plusieurs choses au chef opérateur-cadreur, Pierre-William Glenn. « L’Horloger de Saint-Paul » est un film réaliste qui se tourne à Lyon. Avec « Que la fête commence » cela se passe au XVIIIe siècle avec des bougies et des torches. « Le Juge est l’Assassin » se déroule en Ardèche, en automne, avec des éclairages à la lampe à huile ou au gaz, soit un film constamment en sous-exposition. Je le réalise en scope ce qui oblige à penser différemment la manière de cadrer. « La mort en direct » se tourne en Écosse. C’est le premier film à utiliser pour l’évasion de Romy Schneider un plan assez dément au steadicam. « Coup de torchon » se déroule au Sénégal et entièrement tourné au steadicam. À chaque fois, il s’agit de défis énormes…

« J’aime partager mes admirations »

Vous lancez chez Actes Sud, une collection de livre, « L’Ouest, le vrai ». Comment est née cette idée ?
Je fais des films de partage. Et j’aime faire partager les admirations que j’ai pour certains auteurs. Cette idée est venue au fil des années. Avec Jean-Pierre Coursodon, j’ai écrit des livres sur l’histoire du cinéma comme « 50 ans de cinéma américain » dans lequel j’ai introduit un dictionnaire de scénariste. C’est la première fois qu’on s’intéressait à eux. Je me suis intéressé au livre qu’ils adaptaient et j’ai découvert des perles. Je suis par exemple tombé sur W.R Burnett, considéré comme un auteur majeur du roman noir (Le Petit César, Quand la ville dort, High Sierra) mais qui estimait que son meilleur roman était « Adobe Walls », traduit par « Terreur apache », qui a servi pour un western. Avec beaucoup de difficultés, j’ai trouvé un exemplaire du livre. Il était extraordinaire ! Et donc, ayant des rayonnages entiers de ce type de livres, je me suis dit qu’il fallait partager cette littérature méprisée car assimilée de la littérature « pulp » pour enfants. William Riley Burnett et Ernest et HayCox, les deux premiers auteurs de cette collection, sont de grands romanciers. Ces écrivains étaient des gens très éduqués. Burnette connaissait admirablement la littérature française. Deux de ses écrivains favoris sont Simenon et Mérimée. Simenon était pour lui plus grand romancier que Raymond Chandler ! Donc il y a du talent, la beauté des livres, et le fait qu’il existe tout un pan du roman américain méconnu, celui des gens qui ont écrit sur l’Ouest.

« La conquête de l’Ouest parle du capitalisme »

Qu’est-ce qui vous fascine dans la conquête de l’Ouest ?
Ce n’est pas tant la conquête de l’Ouest qui m’intéresse que le fait que cette période, comme la guerre de Sécession ou la guerre de 14 18, brasse des dizaines de thèmes prodigieusement actuels. La conquête de l’Ouest parle de la naissance du capitalisme, du racisme, de l’extermination des Indiens, de la destruction de la nature, de l’arrivée de la Loi et de l’Ordre ! Elle contient tout ce qui forme la démocratie américaine.

@Frank Tenaille, Mensuel César 325, mars 2014.

 

Bertrand Tavernier et le western
Dès 1970, il publie avec Jean-Pierre Coursodon, « 30 ans de cinéma américain », référence sur le sujet régulièrement enrichie depuis. Il édite aussi avec Thierry Frémaux, en co-édition avec L’Institut Lumière, toujours chez Actes Sud, une collection de livres indispensables dont ses entretiens avec les grands cinéastes américains. Lire de Noël Simsolo : « Bertrand Tavernier, le Cinéma dans le sang », Edition Ecriture. Indispensable : « Voyage à travers le cinéma français » (2016), huit émissions de 52’ DVD. Et pour les accrocs du western, se référer à la collection « Westerns de légende » de l’éditeur Sidonis Calysta en particulier ceux accompagnés par les présentations jubilatoires de Tavernier.

Le cinéaste de tous les genres
Fils de l’écrivain et résistant lyonnais, René Tavernier, Bertrand Tavernier a été assistant-réalisateur, attaché de presse, critique (Cahiers du Cinéma, Positif) avant de passer à la mise en scène avec « L’Horloger de Saint-Paul », film à la base d’une longue collaboration avec l’acteur Philippe Noiret (« « Que la fête commence » ; « Le Juge est l’Assassin » ; « Coup de torchon » ; « La vie et rien d’autre » ; « La fille de d’Artagnan »). Il a abordé aussi bien la comédie (« Un dimanche à la campagne » ; « Daddy nostalgie ») que le film de guerre (« Capitaine Conan ») ; le film historique (« Laisser- passer » ; « La Princesse de Montpensier » ), que le polar (« L.627 »). « Autour de minuit » a remporté un Oscar et a été nommé aux Golden Globes.

 

Photos de haut en bas : Coup de torchon, Capitaine Conan, Quai d’Orsay, Que la fête commence, L627.

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