L’histoire mondiale de la famille slave de Stanislav Demidjuk

Stan Demidjuk a reconstitué l’odyssée de ses parents depuis l’Ukraine en passant par la Yougoslavie de Tito jusqu’à l’Australie. Pour paraphraser l’historien Patrick Boucheron, le journaliste, artiste et militant qui réside à Saint-Sériès, a écrit « une histoire mondiale » de sa famille slave, vivante, vibrante et inscrite dans la grande Histoire. Magistral.

 

 

J’ai beaucoup aimé ce livre. D’abord, il est très rare de lire un livre à la fois historique et biographique au sens de recherches dans le passé de vraies vies de personnes d’une famille, dans ce cas, celle de l’auteur.

Un détour. D. Eribon, dans ’Retour à Reims’ a un but assez similaire : l’évocation de sa propre famille et de ses liens avec elle soutenue par l’analyse comparative de faits sociaux, de classes à travers les appareillages de la sociologie de Bourdieu qui permet et s’enrichit de l’étude de la propre famille de l’auteur. Avec Stan, on apprécie une vision marxiste de l’Homme et de son/ ses peuples (1ére partie) et surtout de sa propre famille (2éme partie) qui sera fécondée par l’étude de l’histoire de l’Humanité et vice versa.  Donc, méthode assez similaire mais, ici, l’ouverture de la focale va du très grand angle d’un panoramique mondial avec allers-retours constants et arrêts sur l’étude de multiples groupes intermédiaires Slaves, pour la grande majorité, jusqu’à la focale micro sur la famille pour enfin se concentrer sur le père de l’auteur lui-même concentré des mondes et épopées de groupes nationaux -matière, terreau et humus de ce livre.

Il s’agit d’un livre vertigineux, un livre tourbillon aux cercles concentriques qui vont de la vie de proches de l’auteur aux mouvements d’ensemble d’une grande partie des mondes Balkaniques, Slaves, Européens et bien au-delà. Ce livre transcende les limites de définitions simples. C’est un OVNI dont la forme et la grande richesse forcent le lecteur à aller bien au-delà de ses habitudes et paradigmes habituels. C’est, bien sûr, déjà une très bonne et belle raison de le lire.

Stan tisse et révèle un faisceau de faits historiques, nationaux, ethniques, sociaux, humains et enfin familiaux. Le mot anglais ‘interplay’ pourrait très bien remplacer le mot ‘faisceau’ ou le compléter. Les différentes focales permettent ainsi au lecteur de manipuler un kaléidoscope à facettes variées qui s’éclairent les unes, les autres. Comme on le verra plus bas, avec, par ex., l’étude de la crise majeure entre Tito et Staline, la grande Histoire vient percuter et générer la crise du protagoniste principal du livre, le père de l’auteur. Sans l’étude de la Grande Histoire, pas de compréhension de ce nouveau, et assez inimaginable départ, de ‘Karl li Rosso’ et de sa famille, pour L’Australie.

Il est encore plus rare, voire exceptionnel, de lire des livres sur la vie millénaire des Slaves et surtout sur leurs vrais vécus, au plus près, sur la totalité du XXème siècle. C’est rendre justice et honneur de brosser les tableaux de leurs vies et vécus, adossés à cette grande Histoire. La description de leurs vies, très peu connues et injustement reconnus et honorés en Occident, mérite amplement une lecture avide de ce livre protéiforme/multiple que je recommande avec la lucidité de l’esprit historique et un cœur battant à l’unisson de ces hommes et femmes slaves d’abord, mais aussi de bien d’autres peuples. Ce livre s’appuie sur les deux piliers de l’intelligence et de ses dures exigences et une sensibilité hors du commun, garantie d’une œuvre de grande qualité.

Stan s’est donc lancé des défis extrêmement audacieux et risqués. Mais Il parvient à réaliser une fresque vivante et vibrante des Slaves (et au-delà) dans une optique marxiste ouverte, plus qu’honnête, courageuse, pour savoir embrasser un grand nombre de facettes de complexes réalités. Son optique permet à un lecteur critique d’y trouver un flux de connaissances qui répond à désir de découvertes et de connaissances extrêmement enrichissants, de façon étonnamment satisfaisante et bien au-delà.

Stan a donc réalisé un tour de force : écrire une histoire riche (d’une grande partie) des peuples Slaves assez nouvelle/renouvelée suivie d’une évocation épique, précise et minutieuse, de la vie de sa famille, toutes deux chevillées/adossées à l’étude des développements de la grande Histoire. Il crée, tel P. Boucheron, une histoire mondiale de sa famille et, in fine, de son père qui finira par occuper toute la scène finale. Tout grande œuvre n’est-elle pas (encore ?) une recherche du père ?s’interrogent nos critiques psychanalysants. Le lecteur averti comprendra pourquoi, par ex. son père fit le choix du Kominformisme qui le condamne lui et sa famille à un nouveau départ, une nouvelle émigration, à dire adieu à la Yougoslavie de Tito pour laquelle la mère de l’auteur s’était si héroïquement battue avec les Partisans titistes.

Enfin, on est fasciné par l’évocation des vies d’hommes et de femmes et, notamment, bien sûr, celles de sa famille, et au-delà, de leurs relations à l’Histoire, avec un grand H. On est ainsi souvent ému par la sincérité déchirante de l’auteur qui sait par ailleurs rester, par nécessité de respect de l’histoire, très objectivant. ‘Livre multiple et protéiforme’ avons-nous précédemment écrit, oui, mais il est toujours juste et proche des hommes et des femmes. De façon très émouvante, il sait nous faire vivre la tragédie humaine dans leurs cœurs et leurs corps de façon très émouvante. Ainsi les chapitres ‘L’Épreuve’ (p.351), ‘Prison’ (p.352) et ‘Malade mais libre’ (p.355) relatent les horreurs et souffrances que vécut Marija, la mère de Stan, et aussi son invincible courage. A l’opposé, d’autres chapitres décrivent, par ex., badinages et rencontres amoureuses de Rosa et de Taras avec humour et légèreté comique, in ‘Rosa’, pp. 244-246.

Au-delà de l’histoire et la qualité d’évocation de ce livre-roman personnel, émerge donc une célébration de ces hommes et femmes dans leurs vraies vies ainsi qu’une glorification humaniste de la résistance et du courage : une philosophie à la fois optimiste mais aussi consciente des ratés de l’Histoire et des hommes.

Autres points majeur : les pépites ardentes ou diamants dansants du livre.

1-Odyssées. Il y a, bien sûr, la narration des incroyables odyssées des parents de l’auteur qui nous tient en haleine de bout en bout. Il se passe dans tant de pays, tant de régions du monde. Ulysse lui est resté dans sa région de la mer méditerranéenne mais le père de Stan vient d’Ukraine pour achever sa vie en Australie. Il a connu tant de pays, appris et parlé tant de langues étrangères, endossé tant de noms différents qu’Ulysse semble un petit voyageur confiné dans sa seule région de l’Antiquité grecque.

2-Pourquoi épopée ? Parce que les protagonistes du livre, Karl et Marija, atteignent parfois des dimensions héroïques lié à la vie, elle aussi, assez héroïque d’un groupe —qui définit l’épopée—ici, les Slaves. Le mot héroïque peut surprendre. En tout cas, ceux-ci n’ont rien de commun avec la vie paisible de la très grande majorité des Occidentaux après la 2éme guerre mondiale. Ils font souvent faire preuve faire d‘un courage éblouissant, subissent des vicissitudes inimaginables, des aventures et mésaventures sans fin liées à celles de leur groupe social et ethnique, eux aussi, capables du pire comme du meilleur.  S’Il s’agit de personnes aux vies peu communes qui les apparentent à des héros au sens presque classique du terme, ils restent aussi très humains. On a donc toujours une tension entre vies de quasi-héros et celles de personnes qui essaient de survivre y compris, parfois de façon assez peu
glorieuse. Donc, le livre offre une vision d’humains contrastée mais très riche, empreinte de failles, idéaux brisés, espoirs et aussi de simples comportements pragmatiques de survie : entre idéal et résilience prosaïque terre à terre.

3-Titre. Quand le lecteur se met à chercher de titres alternatifs à celui donné par l’auteur, il démontre un riche niveau d’appropriation et d’appréciation de l’œuvre. ‘Tyrannie de la Beauté’, mais, pourquoi donc, mon Dieu ? La beauté n’est pas un sujet essentiel du livre qui décrit bien d’autres tyrannies. Ce livre aurait dû s’appeler ‘Épopées tragiques et Odyssées slaves sans retour. »

4-Promothée. Face à des forces implacables de violence folle, on découvre un côté prométhéen ou au moins déjà non conventionnel qui brise les codes et coutumes et déclenche les rebondissements dans la vie des membres de la famille Demidjuk. Ainsi, un fait d’apparence anodine sera ensuited’importance cruciale voire vitale. « La jeune fille (Véra Haase appartenant à une famille Voksdeutscher, ndlr) savait pertinemment qu’elle défiait non seulement sa famille mais sa classe sociale (et, en fait bien plus, les séparations ethniques ce qui ce qui pèsera très lourd dans la vie des deux protagonistes) en épousant Luka Fedosevitch Demidjuk. » (Le grand-père de l’auteur qui lui est
ukrainien, p.227).

On pense au petit caillou qui fait dérailler la machine, l’acte qui déclenche des suites impensables amplifiées par le cours de l’histoire avec la 2éme guerre mondiale et les politiques de L’URSS qui infligèrent des tourments particulièrement durs à ces deux peuples : ukrainien et Volksdeutscher. Le lecteur retrouve là des ressorts de nombreux romans et tragédies qui, dans ce livre, ne sont pas de simples et faciles artifices de romanciers en mal de création de suspense mais proviennent de la redoutable efficacité d’évocation et de la justesse des efforts de Stan pour fusionner des réalités complexes et les faire vivre.

Tout lecteur honnête saura rendre hommage à Stan pour ses efforts qui recréent et redonnent de la vie à tous ces êtres et surtout à ceux qui vécurent « minuit dans le siècle » et surent réaffirmer l’invincible espoir du cœur.

Lucien Doljac, février 2020. Titulaire d’un Diplôme d’Etudes Avancées de civilisation américaine (DEA) a été professeur agrégé d’anglais à l’École Nationale Supérieure de Chimie de Montpellier jusqu’en septembre 2020.

 

Photos 
-A la UNE : les grand parents paternels de l’auteur, son père et sa sœur Luisa à Odessa en 1926.
-De haut en bas : les parents de l’auteur quelques jours avant leur mariage à Kastel Stafilic, Dalmatie en juin 1945, lui-même et son frère Léopold au Camp de réfugiés d’Opicina, à Trieste juillet 1951. Le camp était sous contrôle des forces militaires anglo-américaines.

 

Éditions Un Jour/ Une Nuit, Avignon, 2020, 546 pages, 20€

Contact : S.Demidjuk – standemid@gmail.com/unjourunenuit@laposte.net

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