Serge Regourd : « Dans certains quartiers, c’est la culture ou la barbarie ! »

Dans « SOS Culture », publié par Indigène éditions à Montpellier , ce juriste toulousain, qui est aussi président de la commission culture à la région Occitanie, livre une pensée radicale sur l’état de la culture en France, menacée par la barbarie du marché. C’est un SOS adressé en particulier aux décideurs politiques.

 

 

« Les milieux culturels n’ont pas eu une claire lucidité politique »

LOKKO : Ce livre a été écrit avant la pandémie. Mais, le traitement de la culture en temps de Covid valide en grande partie vos thèses sur ce que vous appelez « l’effacement de la culture ». La Covid vous donne raison…
SERGE REGOURD : Ce qui m’a surpris, c’est la perception des milieux culturels et des artistes, des intermittents, qui ont témoigné de leur incompréhension face à la fermeture des lieux culturels. Quelque chose qui révélait que les milieux culturels n’avaient pas nécessairement une claire lucidité politique de ce que la culture était devenue pour ceux qui nous gouvernent. Mon propos se fonde sur l’hypothèse selon laquelle il n’y a plus de véritable politique culturelle au sens des fondements de l’action culturelle : un défaut de boussole, une perte de référentiel culturel. Quel est le sens aujourd’hui du geste politique qui consiste à consacrer de l’argent public dans le secteur culturel ? Une simple politique de guichet ? Il manque de débats et d’interrogations spécifiques alors que les risques et les périls sur la culture sont plus forts que jamais. La pandémie, en effet, a révélé ces phénomènes, ce flou total.

« Notre Ministre de la culture n’était pas profilée pour une telle crise »

Je voudrais évoquer le ton de votre livre. Vous êtes universitaire mais vous maniez l’ironie. Il y a des accents pamphlétaires même dans SOS Culture. Roselyne Bachelot est votre tête de turc. Vous ironisez sur votre page Facebook sur son soutien à la baguette comme patrimoine immatériel culturel, et dans ce livre, vous rappelez le passage de la ministre de la culture française aux « Grosses têtes » comme étant un symptôme de l’état de la culture.
Je ne mentionne pas son nom dans le livre car je ne souhaite pas m’en prendre aux personnes. Mais l’épiphénomène Bachelot est révélateur de temps présent. Notre Ministre de la culture est passée sans transition d’un rôle d’amuseuse publique, de chroniqueuse de comptoir, au ministère de la rue de Valois. Je relate en ouverture du livre les conseils donnés à Fleur Pellerin par François Hollande (ndlr : une scène en off qui avait été filmé, où l’on entendait le président de la République et le premier Ministre suggérer à la nouvelle ministre de la culture : « Va au spectacle… Dis-leur que c’est bien, c’est beau… Ils veulent être aimés « ). Nous sommes assez loin des rapports que Malraux entretenait avec De Gaulle ou Lang avec Mitterrand… En pleine crise du Covid, alors que le monde culturel souffre, alors qu’on parle de « mort civile » des artistes, s’il n’y a pas de nouvelle année blanche, exprimer sa joie d’avoir vu inscrire la baguette de pain au patrimoine mondial de l’Unesco… Même Mocky dans ses pochades n’osait pas aller aussi loin. Notre Ministre de la culture n’était pas profilée pour une telle crise. Il eût fallu une personnalité qui ait une légitimité intrinsèque pour faire mieux que de la figuration.

« On a renoué avec la puissance symbolique de mai 68 »

Que pensez-vous de l’occupation des CCN ou CDN. N’est-ce pas un paradoxe que ces grandes maisons de la culture, pour reprendre le mot de Malraux, soient occupées par des artistes qui, parfois, n’y ont jamais mis les pieds !
En effet, ceux qui occupent sont souvent ceux qui n’y travaillent pas qu’ils soient comédiens ou techniciens… On renoue là avec la puissance symbolique, avec les images de fortes de mai 68 et notamment l’occupation de l’Odéon. Il est à noter d’ailleurs qu’on se souvient davantage de l’Odéon que du nom des usines occupées, pour cette période. Cela reste un « geste artistique » auquel je souscris. Dans les assemblées où je me suis rendu, du Gard aux PO en passant par Toulouse, là où je vis, j’ai pris acte de cette prise de conscience politique. On n’occupe pas seulement pour redemander la réouverture mais pour s’exprimer contre la réforme de l’assurance-chômage qui ne concerne pas seulement les artistes. Cela me paraît salutaire.

« Les classes populaires ont été écartées de la démocratisation culturelle »

L’échec majeur, dites-vous, c’est la démocratisation culturelle. Je vais vous demander de nous expliquer mais en vous objectant aussi cet élément. Des lignes bougent dans la culture. On voit des poussettes à l’opéra, des tarifications exemplaires, des gestes vers les publics empêchés. On voit beaucoup de choses. Mais on ne voit pas les quartiers. Est-ce qu’on ne devrait pas nuancer cet échec ?
Je n’emploie pas le mot « échec ». Ma lecture est plus nuancée. Je dirais plutôt « échec relatif ». Lorsque, pour la première fois, est créé le Ministère des affaires culturelles, au début de la 5è République et que De Gaulle, en 1959, choisit celui qu’il appelle son « ami génial » (Malraux) pour construire une politique culturelle, il s’agit de culture « pour le plus grand nombre ». Sous la plume des plus grands penseurs de la démocratie, le « tous » est évidemment un objectif mais le principe de réalité tend à préférer parler du « plus grand nombre ».
Ceci dit, la culture ne peut pas être sanctuarisée, isolée. Elle n’est pas autonome des interpellations politiques et sociales d’une même société. Quand j’ai été expert pour la négociation de la diversité culturelle, au début des années 2000, je défendais l’exception culturelle, sans ignorer que cette notion était discutable : vertueuse mais hasardeuse. Faire un sort exceptionnel à la seule culture (ndlr : pour la protéger d’être considérée comme une marchandise) autorisait, d’une certaine manière, à penser que tout pouvait être dérégulé pourvu qu’on fasse une exception au profit de la culture…

Or, depuis la fin des 30 Glorieuses, la France a été progressivement livrée au néo-libéralisme, au chômage de masse, aux exclusions sociales d’ampleur n’aimaient pas ce discours. Ils me faisaient le reproche de défendre une culture bourgeoise et de mépriser des formes de création dont ils se sentaient proches.

Justement. On a labellisé des formes populaires comme le street-art ou le hip hop en les intégrant dans les dispositifs normatifs de la culture subventionnée. Mais ces nouvelles formes attirant de nouveaux publics peuvent produire à leur tour de la démocratisation culturelle !
Oui. Je ne conteste pas les vertus de ce genre de politique. Pour moi, l’une et l’autre auraient dû être complémentaires. On aurait pu penser à un élargissement du cercle mais comme ça se fait dans d’autres domaines , on substitue au lieu de superposer.

La « grande intelligence » de Robin Renucci

Alors pour élargir le cercle, justement, vous réhabilitez le « socio-cu » comme solution mais on sait que pas mal d’artistes -qui y sont contraints souvent en retour d’aides publiques- rechignent à animer des temps scolaires, préférant se consacrer à leur travail de création. Pourquoi devraient ils être en première ligne, sur le front social, de cette manière-là ?
Tous ne sont pas dans cette configuration-là… Je cite le cas de Robin Renucci qui a su avec une grande intelligence, produire, avec les Tréteaux de France, et chez lui en Corse, un modèle d’éducation culturelle, qui associe les jeunes, les habitants, mêle amateurs et professionnels. Il n’a jamais considéré qu’il y aurait une dichotomie intransgressible entre les 2 volets. Mais je comprends que des artistes « rechignent » dans la mesure où ce n’est pas la norme. On a mis des logiques hiérarchiques dans la tête des gens, dans les représentations sociales : voilà pourquoi je parle un peu méchamment des pseudo-élites de la culture qui jouent les petits marquis et ne donnent pas envie aux artistes de jouer les soutiers. J’appelle à une politique générale ambitieuse d’articulation entre l’éducation et le culturel. Les deux secteurs éducatifs et culturels se sont largement organisés en France indépendamment l’un de l’autre. C’est en relisant Brecht ces dernières années que j’ai redécouvert la thèse de « l’apprentissage » qui est une notion essentielle, une approche technico-pédagogique totalement à rebours du « choc esthétique » de Malraux, de la force charismatique selon lui de l’œuvre interdisant à culture de relever de la pédagogie. Cette croyance a laissé des traces en France.

Je suis né dans un village de 1000 habitants (dans le Tarn et Garonne, à Laguépie) où je suis aussi élu , la plupart des gens que j’y côtoie n’ont jamais entendu parler de Marivaux, de Mahler ou de Rembrandt. S’il n’y a pas de politique volontariste dans notre société, les risques deviennent très importants. Je m’autorise à le dire, dans un élan qui n’est pas mystique , dans le contexte du délitement du lien social en zone urbaine : c’est la culture ou la barbarie ! Dans certains quartiers notamment, où je me suis rendu dans le cadre de mes fonctions d’élu, souvent pour la première fois, on sent ces ruptures sociétales, des codes qui ne sont plus les mêmes, d’autres représentations du monde, une violence potentielle avérée.

« Il faut tout tenter pour faire tomber les logiques d’intimidation symbolique »

Un animateur socio-culturel ou l’apprentissage vont-ils suffire dans ce cas ?
Ils ne suffiront certes pas mais ils constituent une modalité nécessaire : Une sensibilisation sinon une appropriation de la création artistique, des pratiques musicales, des visites d’ateliers d’artistes, de la fréquentation des lieux culturels : il faut tout tenter pour faire tomber les logiques d’intimidation symbolique participant de formes de ségrégation, qualifiées parfois de séparatisme . Des actes de volonté qui relèvent d’une politique culturelle déterminée.

A vous lire, on peut penser qu’il ne peut s’agir que de changer radicalement la société pour sauver la culture ? Vous soulignez, très rapidement d’ailleurs, nos impuissances face aux géants du numérique.
Pas de changer de société, mon propos est plus modeste . Je suis issu personnellement d’une société du plein emploi qui permettait l’ascenseur social. Je ne voudrais pas en changer. Mais le lien social s’est délité. C’est cela mon sujet. C’est cela qu’il faut traiter.

Sur le numérique, et la consommation des écrans, je suis opposé à toute forme d’interdiction et de répression . Je rappelle qu’Internet s’inscrit dans une longue histoire des arts et des techniques qui a montré les peurs déclenchées par l’apparition des découvertes . Alors que chaque découverte venait se superposer à la précédente sans la faire disparaître, et contribuait même à l’enrichissement du périmètre culturel. Il ne s’agit plus de cela aujourd’hui dans la mesure où les logiques de volontarisme politique se sont démobilisées au profit d’une foi aveugle dans le marché, qui risque de laisser la place à des groupes privés . C’est une première dans l’histoire : une mutation technologique est le fait de groupes privés avec une puissance financière et politique plus importante que celle de la majorité des Etats. Une capitulation serait désastreuse.

« Ce que révèle la pandémie, c’est le sens du collectif »

La question de ce que sera la culture après le Covid a traversé le monde culturel mais le débat n’a pas encore eu vraiment lieu. On a l’impression que le monde culturel est surtout occupé à survivre. Qu’en pensez-vous ?
Je suis en contact avec des créateurs et des programmateurs. J’ai des amis réalisateurs dont les films ne sont pas sortis et qui ne sont pas du tout assurés qu’ils le soient vu l’embouteillage effroyable dans les salles est les cinémas. Voilà pour le conjoncturel.
Sur le plan structurel, les habitudes de consommation ont évolué. De plus en plus de personnes consomment des films sur les plate-formes. Reviendront-ils dans les salles ? Je ne suis pas trop pessimiste sur ce terrain. Ce que révèle la pandémie, c’est le sens du collectif. Nous avons été contraints à une posture de Robinson. Je ne doute pas que va s’exprimer cet impérieux besoin de collectif, de lien. Et là, retour à la case départ : qui retournera au musée ou au théâtre ?

Vos fonctions à la présidence de la commission culture de la région Occitanie sont-elles un levier pour vos idées ?
Je suis conscient des limites des possibilités d’agir pour des élus locaux comme moi. Nous sommes dans un vieux pays monarchique à tous points de vue, avec des processus décisionnels inconcevables dans la plupart des autres pays européens. Ce schéma jupitérien ou pyramidal est dupliqué dans l’organisation de toutes les collectivités territoriales. Même si je crois avoir un rapport d’écoute et de confiance avec la présidente Carole Delga, mon petit pouvoir, j’en ai une conscience aigüe, revient à se poser la question du rapport à l’exécutif. Dans mon livre, je m’en prends à la verticalité de l’Etat et non aux collectivités territoriales mais il y a bien une sorte de duplication historique et juridique du modèle étatique qui dépasse la volonté de tel ou tel élu.

Fonder une équité territoriale

Pour finir, beaucoup d’argent a été donné à la culture en 2020. Maintenant que la pandémie se termine, en principe, quelle en sera la trace pour la collectivité ? Maintiendrez-vous les subventions ?
Dès le début du mandat, nous prenions la suite de la fusion de deux régions, qui menaient des politiques très différentes en matière de culture. Une différence qui s’expliquait notamment par des données démographiques : en Midi-Pyrénées, hors Toulouse, il y a peu de grandes ou villes moyennes. Les aides culturelles reflétaient ce maillage « rural » tandis qu’en Languedoc-Roussillon, de nombreuses subventions allaient au bénéfices de grandes structures dans les grandes villes, notamment métropolitaines. Nous avons eu à coeur de fonder une équité territoriale, c’est à dire une exigence de culture dans la totalité des territoires.

Et donc ce mandat a été assez proche de ce que je pouvais imaginer ou souhaiter. Même si on se heurte à des réalités sur lesquelles nous n’avons pas la main : la culture étant une compétence partagée, tous les porteurs de projets sollicitent tous 4 guichets qui ne sont pas coordonnés. Chacun fait ce qu’il veut ! S’y ajoute le fait que beaucoup de décisions « structurantes » sont prises non pas au niveau des DRAC mais du Ministère de la culture. Enfin, je n’ai moi-même pris conscience que progressivement de la nécessité de développer davantage les politiques en faveur du jeune public. Les enjeux dont nous avons parlé passent, à mon sens, par le développement de cette filière en région.

« Des structures culturelles sont en excédent financier »

Sur la question des subventions, vous savez que Carole Delga a le mérite d’avoir décidé de verser la totalité des subventions 2020 aux institutions culturelles ( Lieux, festivals …) mais la pandémie a fait surgir un problème spécifique : un certain nombre de structures culturelles de la région, qui ont reçu leur subventions alors qu’elles étaient fermées ou des événements qui ont été annulés, se trouvent exceptionnellement en excédent financier. Il y a eu parfois un effet d’aubaine. C’est une situation sur laquelle nous nous penchons actuellement. Le problème est cependant complexe car ces structures présentent une situation préférable à celles (rares) qui tout en ayant encaissé les subventions, resteraient en précarité financière…

 

 

Serge Regourd, l’expert engagé

Philippe Saurel le prenait pour un communiste mais c’est un homme de gauche « non encarté » qui préside la commission culture et audiovisuel à la région Occitanie . Élu à la région en 2016, dans le groupe « Nouveau Monde en commun » , il figure désormais « sur le contingent » de Carole Delga, la présidente candidate pour le scrutin du 20 juin, en tant que « société civile ».

Il était connu, avant cela, comme un des grands universitaires toulousains, ancien professeur à l’université Toulouse-Capitole, et un expert en France des politiques culturelles. Serge Regourd est l’auteur de plus de 200 publications sur la culture et l’audiovisuel. Le nombre de fonctions qu’il a occupées donne le tournis : membre de l’Académie des César, experts auprès d’instances comme le Syndeac, le syndicat du spectacle vivant, l’association française des cinémas art et essai ou encore l’Adami qui s’occupe du droit des artistes… Il a été l’un des principaux animateurs des États Généraux de la Culture auprès de Jack Ralite qui a joué un rôle important (en 1987] dans le mouvement pour l’exception culturelle et la diversité culturelle. Il est actuellement vice-président de la cinémathèque de Toulouse et président de Occitanie Livre & Lecture.

 

« SOS Culture », Serge Regourd, Indigène éditions, 5 euros.

Photos fournies par l’éditeur : en haut, Serge Regourd et Jean-Pierre Barou, co-fondateur avec Sylvie Crossman d’Indigène éditions, et ci-dessus avec l’écrivain Patrick Chamoiseau.

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