Raimund Hoghe : un grand corps politique, disparu

Une incroyable histoire de fidélité s’était créée entre le public de Montpellier Danse et le chorégraphe allemand, le dramaturge de la grande époque de Pina Bausch, au corps « différent », disparu dans la nuit du 13 au 14 mai.

 

 

« L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » disait joliment le grand artiste conceptuel français Robert Filliou. Petite explication de texte : l’art cristallise des formes d’intensité exceptionnelle. Par là il provoque émotion, étonnement, questionnement, déplacement. La perception du spectateur y est pleinement impliquée. Alors par imprégnation, ruissellement et ricochet, le spectateur, la spectatrice, enrichi.es par cette expérience, ne verront plus le monde de la même manière. Y compris le monde le plus quotidien. Privilégié, le rapport à l’art ne fonctionne pas qu’entre parenthèses, seulement au moment où on se trouve dans un musée ou une salle.

A Montpellier Danse, Hoghe était chez lui

Raimund Hoghe s’est éteint, âgé de 72 ans, dans la nuit de jeudi à vendredi. Une histoire exceptionnelle de fidélité s’était nouée entre ce chorégraphe et performeur allemand, et le public du festival Montpellier Danse. Lequel a coproduit et montré une part considérable de ses pièces. L’auteur de ces lignes a fait partie de ce public, dans la position particulière de spectateur professionnel (en tant que critique de danse). Et l’auteur de ces lignes est aujourd’hui à un moment de son parcours où il se retourne sur celui-ci. Avec cette question : est-il bien raisonnable de consacrer des décennies de passion, d’étude, de recherche, à une chose aussi marginale que l’art de la danse ?

Or c’est en Raimund Hoghe, très particulièrement, qu’il aura trouvé réponse à une telle question. Raimund Hoghe inspirateur d’une incroyable aventure du regard. Avec un artiste de cette trempe, l’art chorégraphique arrache le corps à toute naïveté. Affolantes, bouleversantes, les pièces de Raimund Hoghe plaçaient le corps, résolument, au coeur d’un tissage de liens avec un monde de significations. A travers Raimund Hoghe s’aiguise la perception d’un corps politique avant toute chose. C’est tout un parcours, tout un déplacement, que de découvrir ces choses. Ci-dessous : « Moments of Young People » : la dernière contribution de Raimund Hoghe à Montpellier Danse, en septembre 2020.

Corps conformes, corps disconformes

Ouvrons ici une parenthèse. Dans les pays anglo-saxons particulièrement, il existe un courant actuel de création chorégraphique, dit de « danse inclusive ». Mêlés sur scène, on y voit des corps conformes aux attendus conventionnels de la danse, de beaux corps athlétiques et suggestifs, également des corps disconformes, des corps qu’on a longtemps dits « handicapés ». Dans ces spectacles, les interprètes aux capacités différentes -qu’on pense « invalidantes » au prime abord- s’escriment à égaler leurs partenaires « valides ».

Même en fauteuil roulant, les voici qui rivalisent de prouesses. C’est respectable. Voire admirable. Mais au final, il n’y a rien qui bouge : un seul modèle est reconduit, c’est celui, dominant, des corps glorieux. Les danseurs et danseuses qui n’ont pas un tel corps n’ont d’autre perspective que de s’y conformer le plus possible. Ils ne seront appréciés qu’à cette aune. Voilà qui est bien conservateur : toute question est évacuée, quant à savoir s’il n’y a qu’un seul et unique modèle valable de corps, et s’il n’y a pas des hiérarchies et des cloisonnements à remettre en cause ; des regards à bousculer.

Un jour apparut Raimund Hoghe. Sur scène. Sous nos regards. Cet homme apparut en solo. Après déjà un grand parcours de journaliste, de critique, de dramaturge, il citait Pasolini, en décidant de « jeter corps dans la bataille ». Et quel corps ! Donné à voir nu. Et de dos. Et quel dos ! Raimund Hoghe est un enfant des pires tragédies du XXe siècle, d’un père qu’il n’a pas connu, tôt atteint d’un mal qu’on ne pouvait soigner dans le chaos laissé par la deuxième guerre mondiale. Si bien qu’il grandit très peu (juste un mètre et demi), et tout bossu. Disconforme, c’est ce corps politique que Raimund Hoghe finit donc par engager sur scène.

On évoquait plus haut une grande aventure du regard. Une astreinte. Un déplacement. Finalement une émancipation. Au début en effet, l’auteur de ces lignes voyait sur scène un nain bossu. Egalement un type plein de talent. Etonnant. Mais d’un étonnement saturé avant tout par sa disconformité. Un nain bossu. C’en était à ne savoir pas trop quoi écrire de plus que le bon droit, bien entendu, d’un corps disconforme, à se donner en spectacle à l’égal de tout autre. Certes. Mais c’était peu.

C’en est fini d’un seul nain bossu

Et Raimund Hoghe se mit à dire le monde. Une diversité de mondes. Pour une diversité de corps. A tout coup une histoire d’altérité. Je est un autre. Performant son auto-fiction, l’interprète opère la séparation signifiante entre lui et le monde, également lui et les autres. Mais en définitive, lui et lui-même. Il y a là beaucoup d’espaces. De failles. D’écarts. Pour le spectateur, il n’y a rien d’évident à se projeter dans l’apparence physique de Raimund Hoghe. C’est peut-être l’une des raisons de s’en trouver d’autant plus seul, à se dépatouiller avec son regard, affolé parfois, et chercher des chemins, des appuis, des recours. C’en est fini d’un seul nain bossu. Il n’y a de voie qu’à se bousculer soi-même, cabossé par le sens ; en définitive ne se savoir voir que ce qu’on veut bien voir. Bref : interpréter soi-même. Etre. Dans la plus haute intensité cristallisée par le spectacle.

Hoghe cessa de se montrer seul. En duo, il fit vibrer d’insoutenables tensions avec des partenaires sublimes, des femmes somptueuses, des garçons troublants, incandescents de présence mais déjà renvoyés à leur mythologie. Puis dans des pièces de groupe, Hoghe cessait de condenser sur son seul corps les regards, et se montrait orchestrateur de cérémonies en direct. A grandes brassées, il n’en finissait plus de ramener les airs populaires, sinon les étoiles, d’une culture du siècle partagée. Cela durait des heures, en rituels de gestes minimaux, d’actions répétés, d’objets déplacés. Partout on aurait souri à voir l’allumage d’une bougie, le déversé d’une coupelle. Mais chez Hoghe on pleurait.

Un cercle d’inconditionnels sans cesse élargi

Parfois grandiloquent, toujours tendu à l’extrême, cet art ne plaisait pas partout à tout coup. Ses répétitions et digressions à l’infini en lassaient certains. Ses énigmes autour de la différence, ses vertiges de désirs empêchés, en embarrassaient d’autres. Ses déferlements symboliques, ses débordement émotionnels, en faisaient sourire quelques-uns. Or à Montpellier, le cercle des inconditionnels ne cessa de s’élargir.

Osons juste deux hypothèses. Raimund Hoghe avait été le grand dramaturge de la grande époque de Pina Bausch, avant que celle-ci ne décline à partir de 1989, la Chute du mur (et la pièce « Palermo, Palermo »). Or on n’a jamais vu une pièce de cette immense chorégraphe allemande à Montpellier. Sa diffusion était alors fidèle à de très rares scènes « verrouillées » (en France : le Théâtre de la Ville à Paris et le Festival d’Avignon). Tout autant, Jean-Paul Montanari, directeur du festival montpelliérain, ne jurait que par les acquis de l’expérimentation formelle américaine (façon Cunningham), tout à rebours de la théâtralité sans retenue proposée chez Pina Bausch. Grande querelle d’écoles esthétiques.

Raimund Hoghe à la place de Pina Bausch jamais venue ?

Raimund Hoghe sera-t-il venu compenser cette frustration montpelliéraine ? Cela d’autant que sous la théâtralité, il sut révéler une part d’art-performance, d’engagement auto-fictionnel, de radicalité critique du regard et de déconstruction politique des corps. Toutes choses qui ne le laissaient pas si éloigné de certaines préoccupations contemporaines les plus novatrices. Enfin, il est quelque chose de plus difficile et hasardeux à formuler : toute l’histoire contemporaine de la danse dans cette ville est traversée par le fantôme de Dominique Bagouet. Ce chorégraphe avait créé le Centre chorégraphique national (que dirige aujourd’hui Christian Rizzo) et créé le Festival Montpellier danse.

Dominique Bagouet s’en alla très jeune, emporté par le sida (sans que jamais la chose ne fût dite), laissant toute une nostalgie inépuisable d’élégance des âmes et de finesse des formes. Devenu montpelliérain à sa façon, Raimund Hoghe en vint à composer une immense pièce en mémoire de cet artiste disparu : « Si je meurs, laissez le balcon ouvert » (ci-dessus). On n’est même pas sûr que les deux hommes se soient rencontrés de leur vivant. Mais sur scène, la pièce de Hoghe faisait tout ce que peut faire l’art : dégager toujours plus intensément un horizon de vérités laissées sans réponses, pétries de sentiments, vibrant d’humanité, dans un vertige de sollicitations. Tout cela venait de très loin.

 

Photos de la médiathèque de Montpellier Danse/@Rosa Frank. 

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