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Emilienne Malfatto : « le Goncourt m’a fait basculer dans la quatrième dimension »

« Que sur toi se lamente le Tigre » est un livre coup de poing sur les crimes d’honneur. Cette tragédie que vit une jeune irakienne, enceinte hors mariage, tuée par son frère, a valu le prix Goncourt du premier roman à la montpelliéraine Emilienne Malfatto. Interview LOKKO de la photojournaliste spécialiste de l’Irak qui dédicace, ce samedi 5 juin, de 16h à 18h à la librairie Sauramps.

 

 

Après des études en France et en Colombie, diplômée de Sciences Po Paris, Emilienne Malfatto intègre l’AFP avant de partir à Chypre. En 2015, elle reçoit le Prix France Info-Revue XXI pour son reportage « Dernière escale avant la mer ». Quatre ans plus tard, son projet AlBanaat, dans le sud de l’Irak, est distingué par le Grand Prix de la photographie documentaire de l’IAFOR (The International Academic Forum au Japon). « Que sur toi se lamente le Tigre » est son premier roman, paru en septembre 2020 chez Elyzad, une maison d’édition tunisienne.

L’histoire de « Que sur toi se lamente le Tigre » se déroule dans l’Irak rural d’aujourd’hui, meurtri par les guerres. Une jeune fille au prénom inconnu, comme si au fond il importait peu, comme si quelque part elle n’était déjà plus de ce monde, commet l’interdit. Hors mariage, comme un élan de vie, la concrétisation d’un amour. Mais l’amant meurt sous les bombes alors que la jeune femme est enceinte. Derniers instants d’une vie qui doit prendre fin sous la main du grand frère, figure paternelle, réalisant l’inéluctable « crime d’honneur ». Le lecteur suit le récit d’une journée, la dernière, dans la vie de cette femme-enfant, à travers la voix de celle-ci mais également celles des membres de sa famille, celle du fleuve Tigre, porteur de la mémoire du pays et des hommes, et celle de Gilgamesh, le héros mésopotamien.

 

« Ce prix, c’est assez surréaliste »

LOKKO : Qu’est-ce que tu ressens à l’idée d’être la lauréate du Prix Goncourt du premier roman ?
Emilienne Malfatto : C’est assez surréaliste. Je ne sais pas si il y a des gens qui s’attendent à recevoir ce prix mais moi, clairement, je ne m’y attendais pas. J’ai un peu la sensation d’avoir basculé dans la quatrième dimension. C’est totalement surréaliste. Ça l’est également pour mes éditrices, qui n’ont carrément pas vu le truc venir. Le livre a enchaîné les ruptures de stock dans les magasins et il y a eu pas mal de questions de logistique à régler !



LOKKO : Pourquoi avoir choisi les éditions tunisiennes Elyzad ?

Emilienne Malfatto : J’ai découvert cette maison d’édition à la librairie Le Grain des mots à Montpellier, qui possède plusieurs livres de Elyzad. Je fais partie de ces gens qui, quand il n’y a pas de pandémie, reniflent les livres, aiment les toucher… Les livres sont beaux chez Elyzad, les couvertures sont belles. Les livres y ont une identité physique. Quand je me suis demandé comment j’allais faire publier ce livre, de nombreuses éditions me sont revenues en mémoire. Je n’avais pas forcément les noms des éditeurs mais certaines couvertures m’avaient marquée.

« Tout est parti d’une discussion avec un ami irakien »

LOKKO : Comment est né ce livre ?
Emilienne Malfatto : Très vite. C’est une conversation avec un ami très proche du sud de l’Irak avec qui on parle beaucoup, sur des sujets un peu ubuesques parfois, qui a tout déclenché. En fait, je ne sais pas vraiment pourquoi… je lui ai demandé ce qui se passerait si sa petite sœur tombait enceinte hors mariage. Il m’a répondu que les hommes de sa famille devraient la tuer… J’ai beaucoup de mal à m’endormir, je suis un peu insomniaque. Un jour et ça a fait tilt : je me suis dit : « il faut que j’écrive ça ». C’était déjà prêt, c’était déjà mûri. Je me rappelle avoir écrit une note sur un petit carnet que j’avais à côté de mon lit, et cette note disait déjà « il y aura Gilgamesh, il y aura le Tigre. »

LOKKO : Et comment t’es venue cette idée de donner une voix au fleuve Tigre, très présent dans ton livre, presque un personnage ?
Emilienne Malfatto :  Je n’ai pas vraiment d’explication et c’est assez terrible car je me retrouve à dire que « je ne sais pas » à cette question. C’était vraiment intuitif. Le Tigre était là, comme s’il avait toujours été là. Le fleuve peut symboliser aussi le temps qui passe, le passé de ce pays, les morts de l’Irak. Il est un peu l’équivalent du témoin extérieur, qui voit tout, qui observe, un peu comme dans les tragédies antiques. Gilgamesh aussi était là, comme ça, depuis le tout début. Mais là non plus, je n’ai pas davantage d’explication…

LOKKO : Qui sont ces femmes à qui tu as dédié ton livre ?

Emilienne Malfatto : Alia, Maryam et Shadia sont des amies du sud de l’Irak. Et Tiktum et Fatma sont des filles d’amis à moi, qui sont encore enfants. J’ai tout un projet photographique qui parle de l’enfance, de la condition des femmes, qui parle de plein de choses, avec ces petites dont je suis très proche.

LOKKO : Tu évoques « la mémoire olfactive de la mort », tu parles d’expérience…
Emilienne Malfatto : Oui, je parle d’expérience. J’ai été journaliste de guerre, donc on retrouve beaucoup de scènes qui font référence à la guerre dans le livre. Lorsque je parle de la guerre « qui modifie les lois de la matière », c’est le vécu de la journaliste qui parle. C’est ce que j’ai vu, ce que j’ai senti, ce que j’ai vraiment vécu. Après, je n’ai pas tout vécu dans le livre. Par exemple, la scène de l’attentat, je ne l’ai pas vécue, sinon je ne serai plus là… Mais je parle d’expérience quand j’évoque l’odeur si particulière de la mort. La première fois que je l’ai sentie, je savais ce que c’était. Je ne l’avais jamais sentie avant mais j’ai tout de suite su ce que c’était. Et effectivement, ça ne part pas. C’est très long à partir. J’arrivais chez moi, je mettais tous mes vêtements dans la machine, je me lavais, deux ou trois fois, et j’avais encore l’impression de l’avoir sur moi.

LOKKO : Tu évoques de nombreux lieux forts pour toi, de Mossoul, de la rue Farouk.
Emilienne Malfatto : Oui, la rue Farouk est une grande artère à Mossoul qui coupe la vieille ville et passe près de cette Mosquée très célèbre, qui s’appelait Al-Nouri. Elle a été détruite par l’état islamique pas longtemps avant qu’il perde la ville. Les islamistes acculés dans la vieille ville ont fait sauter la mosquée. La rue Farouk, c’est donc cette immense artère dont il ne reste plus rien, en tout cas qui, quand moi j’y suis allée, ne ressemblait plus à rien.

LOKKO : Quand tu parles de Tikrit, tu as le massacre de 2014 en tête ?
Emilienne Malfatto : Le livre est un récit de fiction, mais une fiction bien ancrée dans le réel. Tikrit était une bataille où les milices, notamment chiites, ont commis des exactions sur les civils. Le livre est fictionnel et poétique, mais il y a effectivement un ancrage. Je n’évoque pas Tikrit par hasard…

Il ne faut pas dire « voilà, ça c’est la seule réalité de l’Irak… »

LOKKO : Beaucoup de dualités dans ton récit, la violence de la guerre, celle de la famille, l’envie de liberté et les carcans… Ça donne un peu la sensation de deux mondes différents qui s’affrontent.
Emilienne Malfatto : Comme un monde des villes plus ouvert et un monde rural plus fermé ? Il y en a plus que deux. Comme dans probablement tous les pays du monde, il y a des tas de nuances et des tas de réalités. Là, il se trouve que l’histoire a été ancrée dans cette réalité-ci, mais il faut bien faire attention à ne pas généraliser. Il ne faut pas dire « voilà, ça c’est la seule réalité de l’Irak… ». Je fais attention à bien le souligner. Le crime d’honneur n’est en rien l’apanage de l’Irak, ni du monde arabe, ni du monde musulman. Des crimes d’honneur, il y en a partout. Le fait que les femmes ne soient pas vraiment propriétaires de leurs corps, c’est un fait que tu retrouves dans les sociétés occidentales avec les injonctions faites aux corps des femmes. On les contrôle, on les gouverne… Donc je fais bien attention à ça. Je ne veux pas qu’on fasse dire au livre ce qu’il ne dit pas, quelque chose qui ne serait pas mon propos. Mais oui, l’Irak a des réalités différentes. J’ai des copines à Bagdad qui vivent une vie très différente de celle qui est écrite dans le livre. J’ai une amie qui vit sa vie comme elle l’entend. Il y a évidemment plusieurs réalités qui coexistent.

LOKKO : Tu écris sur un monde que tu parais connaître en profondeur.
Emilienne Malfatto : Ça fait longtemps que je travaille en Irak. Je travaille généralement seule, sur des projets au long cours. Je parle arabe et j’ai une façon de travailler qui fait que je passe beaucoup de temps avec les gens, sans forcément travailler, juste pour être là, présente, avec des amis. Et des liens de confiance se créent. Être là, manger, glander… Parce que c’est aussi dans ces moments là, de rien, de vide, que tu t’approches et que tu touches du doigt la vérité, que tu vas au delà des apparences… Quand je vais en Irak, on ne me voit pas comme une journaliste. On me voit comme «Emi qui vient depuis cinq ans». Je ne prétends pas connaître l’Irak, ce serait très présomptueux de ma part. Mais j’ai une expérience d’un vécu extrêmement quotidien dans ces régions irakiennes et c’est dans ces moments-là qu’on peut apprendre certaines choses.
En plus, ce qui se passe derrière les murs irakiens est très rarement montré. L’intérieur de la vie irakienne n’est pas quelque chose pour laquelle il y a une appétence médiatique. J’ai fait du journalisme de guerre, du reportage… mais je trouve ça plus intéressant, plus révélateur, en tout cas de mon point de vue personnel, de raconter et de montrer.

« Ce roman est très cathartique, il fallait que ça sorte »

LOKKO : C’est pour ça que tu as eu envie d’écrire ? De passer de la photo et du journalisme de guerre à l’écriture d’un roman ?
Emilienne Malfatto : Il n’y a pas vraiment eu d’envie d’écrire en fait. Il n y a pas eu de volonté d’écriture. Je pense que c’était très cathartique, qu’il fallait que quelque chose sorte. À l’origine, il n’y avait pas de projet de roman.

LOKKO : Et le fait que ton héroïne n’ait pas de nom…
Emilienne Malfatto : Elle n’en a pas non plus pour moi. On me pose beaucoup la question, mais instinctivement pour moi elle n’a pas de nom.

 

 

Photos de UNE @Kaswar Mustafa. Photo ci-dessus tirée de la série « Sadr cités female athletes » réalisée dans la banlieue nord de Badgad.

Le site internet de Emilienne Malfatto, ici

Sur Twitter, elle est

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