L’audacieuse mise en scène de « Rigoletto » en féminicide

Acclamations et huées ont accueilli à l’Opéra-Comédie de Montpellier « Rigoletto » dans une superbe mais clivante mise en scène de Marie-Eve Signeyrole qui fait du héros verdien un artiste de stand-up coupable de féminicide sur sa propre fille. En photo, le baryton albanais Gezim Myshketa.

« Dépoussiérer l’opéra »

L’expression est ridicule. Elle équivaut souvent à une mise en scène dépourvue d’imagination où remplacer un château par une paillote sur la plage devient signe de modernité… Marie-Eve Signeyrole dépoussière sans jamais donner dans la facilité : on se souvient de belles réalisations à Montpellier où elle a été en résidence comme « La soupe Pop » ou « Le Monstre du Labyrinthe » et un très réussi « Gianni Schicci » de Rossini. Dans cette dernière mise en scène -« Rigoletto »-, elle réussit un véritable tour de force.

Son personnage central est un bouffon sinistre et désespéré qui voue un amour maladif et exclusif à sa fille unique Gilda, placée sous haute surveillance. Un étouffoir tellement pesant que le premier homme croisé fera chavirer le cœur de la jeune fille au point de la pousser à un sacrifice mortel…

Un monstre étincelant

Sans trahir le livret, la metteuse en scène choisit de faire de ce père tyrannique et exclusif un meurtrier : il tue sa fille Gilda dès le départ dans un accès de fureur jalouse. Dès lors, son absence devient centrale, le spectateur entend sa voix sans la voir. Des silhouettes sans visage vont errer sur scène, hanter le plateau en victimes de la violence masculine.

Quant au bouffon, c’est ici un humoriste vedette de one-man-show, sous les feux de la rampe, grisé par les paillettes et les jeux de miroir. « J’ai cherché ce que signifie être un bouffon aujourd’hui et une évidence s’est imposée qu’il pouvait s’agir de ces artistes de stand-up qui travaillent sans cesse leur image devant un miroir et se glissent dans la peau de dizaines de personnages avec une prise de risque énorme. C’était pour moi, le profil de Rigoletto » explique Marie-Eve Signeyrole à LOKKO.

La scène du Corum est aménagée en deux plateaux, signant la schizophrénie du personnage de Rigoletto. Côté pile, un humoriste vedette sous les feux de la rampe, avec paillettes et caméras, côté face, l’intimité de son logis où son miroir impitoyable lui renvoie l’image d’un monstre. Le chœur de l’Opéra occupe les premiers rangs du public singeant des admirateurs serviles ou railleurs, venus applaudir la vedette.
La caméra de télévision suit Rigoletto sans pitié. Son image sur grand écran envahit l’espace y compris lorsqu’il semble chanter en play-back les paroles de sa fille toujours cachée. Se remémore-t-il des scènes déjà vécues ou est-ce la parole confisquée par un père dans sa toute puissance ?

Gilda, une victime universelle

« Je n’ai pas toutes les réponses, confie la metteuse en scène à l’issue du spectacle. Il y a tellement d’épaisseur dans ce personnage. J’ai voulu restituer les mystères et les sous-entendus du livret et chacun peut y trouver ses propres réponses . Faisant mourir Gilda dès le départ, le livret la rend omniprésente ! Au lieu de la jeune fille un peu naïve et insignifiante campée habituellement, il en fait une victime universelle. Gilda est victime de ces deux hommes mais pas seulement ! Le public aussi est coupable, nous tous sommes complices ! »

Une déclinaison de rhinocéros vient habiter le plateau : tantôt masque monstrueux tantôt corne géante, symbole phallique mais aussi victimaire. Les animaux totémiques, dont la corne broyée est vendue à prix d’or pour raviver les fonctions érectiles, sont, eux aussi, sacrifiés sur l’autel de la virilité…

Roderick Cox dirige avec élégance

Le jeune chef américain Roderick Cox dirige avec élégance ce magnifique opéra de Verdi. Sa précision gestique est impressionnante et les nuances sont ciselées. L’orchestre montpelliérain le lui rend bien avec une interprétation de haute tenue. Les soli de hautbois et de violoncelle, particulièrement émouvants ont contribué au succès musical de cette production, avec un orchestre très applaudi par le public.

Gezim Myshketa offre sa voix de baryton au rôle titre : un rôle long et d’autant plus difficile qu’il ne quitte jamais la scène. Son timbre est parfois râpeux et profond, tragique à souhait mais aussi mélodieux et très timbré. Ses duos avec Julia Muzychenko sont riches et équilibrés : la soprano réussit l’exercice compliqué de chanter derrière un rideau, un paravent ou un miroir. La présence de sa voix aux aigus précis et brillants est incontestable. Le ténor Rame Lahaj incarne un duc convaincant : le timbre est ample et souple d’une belle couleur. Une distribution équilibrée pour les seconds rôles avec de très jolies voix toutes saluées par le public.

Les plus jeunes séduits

D’évidence, le résultat ne laisse pas indifférent. Très applaudis par le public, les chanteurs et musiciens ont fait l’unanimité. Ce fut moins le cas pour le duo Fabien Teigné (décors) et Marie-Eve Signeyrole, acclamé par une partie du public enchanté, mais subissant les huées de certains. On sait une partie du public héraultais peu séduite par l’audace et la nouveauté. En revanche, le nouveau public pour l’opéra, très jeune, qui émerge à Montpellier, a été conquis.

Photos Marc Ginot

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