Salle comble pour les trois soirs de représentation de la pièce « Steve Jobs » de l’auteur Alban Lefranc, les 28,29 et 30 septembre au théâtre La Vignette. Dans cette mise en scène de Robert Cantarella, d’une sobriété et d’une noirceur remarquable, l’acteur Nicolas Maury, popularisé par la série « Dix pour cent », livre une performance d’une puissance rare.
« Je crois à la notion de grand acteur parce que je crois je le répète, que le grand acteur est quelqu’un qui s’apporte lui même dans la société, qui apporte sa présence, son invention, sa mémoire, ses angoisses, ses malheurs et ses déchirements et néanmoins, il le fait avec des choses honnêtes, il ne s’ouvre pas le ventre« . Antoine Vitez
L’un des grands acteurs de sa génération
Celui qui a débuté chez Patrice Chéreau (« Ceux qui m’aiment prendront le train ») et qui avait déjà marqué les spectateurs de théâtre par sa singularité , revient sur les planches après de nombreux rôles sur les écrans.
Électron libre et inclassable, qu’on a pu voir au cinéma chez Klotz, Garrel ou Gonzalez notamment, mais aussi dans « Les Tuches 3 », et récemment popularisé par son rôle d’assistant drolatique et sensible dans la série « Dix pour Cent » : Nicolas Maury impressionne par sa capacité unique de transformation et d’incarnation brute et intense, de tous les personnages qu’il traverse. Il est sans doute, à ce titre, et pour reprendre la définition de Vitez, l’un des grands acteurs de sa génération.
Un Steve Jobs proche du théâtre élisabéthain
Endossant ici la figure contemporaine d’un Steve Jobs tragique, proche du théâtre élisabéthain, Nicolas Maury est nu pratiquement toute la pièce. Avec une physicalité extraordinaire presque chorégraphiée, cette nudité tendue, ce corps lourd, gesticulant jusqu’au burlesque, devient un costume. Le costume d’un monstre qui a peur.
Jobs va mourir. Là est le drame : l’humain n’est pas aussi fiable que la machine. « Quelle est cette chose à l’intérieur de moi dont personne n’a le contrôle ? » s’interroge Jobs – Maury, désespéré par cette incongruité. Le texte acéré, corrosif, et parfois si cruellement drôle de Lefranc offre un monologue post mortem au spectre du bonimenteur californien connu du monde entier. Mais de quoi sa folie nous parle-t elle ? De solitude. Et d’un effondrement. Un effondrement de la relation à l’autre. « Autrui, cette plaie sur notre chemin » dont Jobs s’est évertué à nous débarrasser.
Sur scène, Dave, L’Ami, (incarné par l’acteur et musicien Frank Williams) véritable punching ball humain, n’est là que pour recevoir la colère enfantine et féroce, les logorrhées égotiques et plaintives du Maître des Maîtres, les hurlements et l’humiliation. Et Sa Femme (partition pas évidente mais solidement tenue par Cécile Fisera), poupée presque gonflable, mutique et constante, perpétuellement installée dans le canapé, sphinx pop, gardienne du Maître, dans sa robe moulante rose barbie. Elle garde. Elle apporte ce qu’on lui demande. Elle reste en place, figée comme une image. Mais d’ailleurs existent-ils vraiment ? Ou bien ces autres ne sont ils pas, eux aussi, pures créations du Maître, programmés à répondre aux stimulis ? Pourtant nul second degré, dans l’incarnation tout en fulgurances et écroulements de Nicolas Maury, il semble foncer tête baissée comme un bison dans la traversée de ce rôle monstre.
Une vision très personnelle du rôle
On se demande alors, si comme le fait son personnage Jérémie dans son très beau premier film « Garçon Chiffon », l’acteur ne réécrit pas les textes de ses personnages inlassablement, en les faisant siens jusqu’à imaginer qu’ils sont ses propres mots. « C’est pas un peu prétentieux ? » demande dans le film sa mère, Nathalie Baye. Sans doute, mais c’est là peut être, que l’acteur Nicolas Maury puise son incroyable intelligence du texte. Ce texte qu’il avale, ce texte qui habite ses muscles et son souffle. Ici encore revient Vitez : « Pour moi la voix des acteurs c’est leur corps même. Je ne distingue pas bien la voix du corps. Je ne parle pas de la diction ici, je parle de leur voix, et par conséquent de leur souffle« .
Dans son film encore, un metteur en scène dit au personnage de Jérémie : « Vous avez une vision très personnelle du rôle, peut être trop, mais c’est vous. » Ici encore, Nicolas Maury bouleverse et porte magnifiquement ce texte, parce que c’est lui.
Photos Alix Boillot.