L’une, Françoise Bloch, pionnière en matière d’exploration documentaire théâtrale en Belgique, l’autre, Justine Lequette, son élève au Conservatoire royal de Liège. Ces deux metteuses en scène nous ont proposé du grand spectacle aux 13 Vents. Un théâtre engagé et inspiré par la vie quotidienne, qui promeut une autre voie, un nouveau monde, encore possible.
« J’abandonne une partie de moi que j’adapte » et « Points de rupture » sont de ces pièces qui marquent en donnant à voir, entre fiction et réel, ces bouts de vie, ces bouts de rien qui disent tout sur nos peurs, nos angoisses, nos colères, nos épreuves et nos luttes. Il est bien question du « nous » qui se joue là, afin de donner la voix, à travers la scène mais aussi la salle, aux invisibles, aux individus transparent.e.s dans la masse humaine, que les médias -de masse- séparent pour leur faire oublier leur force collective. Et par leurs mots qui illustrent nos maux, ce sont nos cœurs qui se ravivent, notre espoir qui s’élance et nos larmes qui se transforment en joie, une joie pleine de sens, de courage et d’inspiration, une joie féroce prête à s’engager pour le changement.
Points de rupture » de Françoise Bloch : le burn-out comme symptôme
Dans un hyper-réalisme où le documentaire est tantôt projeté, tantôt joué, ces scènes de vie nous questionnent, résonnent avec nos existences, avec nos souffrances car il s’agit là de montrer et de dénoncer la violence psychologique au travail et la violence étatique « légitime » derrière le système capitaliste. L’absurde ne sert qu’à s’échapper de la réalité qui nous est caricaturalement exposée, l’absurde est cette légèreté en suspens, cet appel à la réflexion, ce sursaut, ce cri abyssal qui rompt avec le réel pour s’éveiller avant de se perdre, vraiment.
Françoise Bloch, qui dirige la compagnie belge Zoo Théâtre, convoque des situations de travail (et de burn-out) qui forment l’ordinaire du néolibéralisme entrepreneurial. De l’entretien d’embauche aux réunions dans un décor malléable et flexible, tout comme les femmes et les hommes en costume, elle entend représenter le large panel des catégories socioprofessionnelles intermédiaires, en passant par les cadres jusqu’aux employé.es. C’est le monde du bureau, le monde des codes vestimentaires et verbaux, le monde de la hiérarchie et de la soumission des salarié.es à cette direction souvent égocentrique et tyrannique. Mais ces scènes rentrent pourtant en écho avec tous les domaines : de l’agriculture, à l’éducation, du monde ouvrier aux étudiant.e.s, les plaintes quant aux conditions de vie et de travail s’accumulent, les suicides se comptent par milliers, le désarroi laisse place à la colère, celle des gilets jaunes, celle de la rue, ou celle que l’on enfouit et qui brûle notre mental, abîmé par tant de mépris. Et ce déséquilibre et dysfonctionnement qu’entretient notre pays depuis des décennies, a été exacerbé avec la pandémie qui nous a mis à l’arrêt, ou plutôt en arrêt maladie.
Et d’un caillou dans la marre, dessinée au sol, à un pavé dans la main de l’individu qui en a « marre », une phrase est enfin assumée à propos de nos élites qui n’abandonneront pas sans combattre et de la tempête qui s’apprête à nous engloutir, comme pour nous inviter à nous éveiller, à nous lever pour poser des limites et nous préserver, pour commencer à vivre et ne plus se mettre en danger et surtout à prendre conscience que collectivement, nous pouvons changer ce monde qui nous tue depuis trop longtemps.
Cette pièce se poursuit ainsi quand se rallument les lumières, quand nos regards se croisent dans la salle comme pour trouver la zone de contact, celle qui nous lie et nous délivre. Alors on a envie de penser le monde autrement et je me rappelle alors des prémices du mouvement altermondialiste, luttant contre le libéralisme et la mondialisation économique, dès la fin des années 80 selon la formule « un autre monde est possible ». Et en lisant le dossier « Utopies Réelles » (2021/1-N° 359) de la Revue RECMA, je me replonge dans ce paradigme alternatif au néolibéralisme qui justifie le capitalisme : le délibéralisme. En s’appuyant sur des principes d’action issus des initiatives concrètes de l’économie sociale et solidaire pour sortir du libéralisme et favoriser la délibération, ce modèle encouragerait une économie solidaire, démocratique et écologique. Le parlement allemand a d’ailleurs mis en place une commission d’enquête afin de prendre le chemin d’une économie durable et d’un progrès social dans l’économie sociale de marché. Alors on peut se demander, quand l’Europe initialement conçue pour assurer la paix entre les nations deviendra-t-elle une Europe œuvrant pour la paix intérieure de ses habitant.es ?
Justine Lequette inspirée par Jean Rouch et Edgar Morin
Car si le progrès technologique dépasse l’entendement humain et pousse notre temporalité à s’adapter à l’inhumain, les progrès sociaux sont si lents que depuis les préoccupations du célèbre documentaire de Jean Rouch et Edgar Morin réalisé dans les années 60 (« Chronique d’un été »), abordant les conditions de vie et le bonheur des individus, la situation semble avoir guère évolué. Alors du passé au présent, Justine Lequette, ancienne élève de Françoise Bloch, repose les questions existentielles : « A qui profite le travail ? », « Sommes-nous épanoui.es personnellement ? », « Nous considérons-nous en situation d’échec ou de réussite ? », « A-t-on des attentes dans cette vie, comment donnons-nous un sens à notre existence? ».
Ces questions sont soulevées pour mieux être déconstruites, pour imaginer un monde dans lequel on a le droit d’être en inactivité, dans lequel on a le droit d’aspirer à autre chose que la précarité, dans lequel on pourrait réaliser nos rêves sans attendre d’avoir cessé de travailler ou l’on pourrait simplement ne rien réaliser du tout et commencer par être, dans lequel on pourrait faire une pause et s’arrêter, tout lâcher, même ses vêtements, pour ne pas se perdre définitivement. Et la nudité des comédien.ne.s nous renvoie à notre fragilité humaine qui, à tout instant, peut craquer et déserter. Elle nous appelle aussi pour la première fois, à se regarder et à se demander si « ça va » mais pour une fois à vraiment s’inquiéter de la réponse, et ne pas simplement formuler cette question par politesse. Et cette question, elle est pour eux, pour elles, pour nous, et lorsque l’émotion les gagne, ce sont nos larmes qui coulent car nos âmes perdues dans le rythme effréné de nos vies se révèlent enfin vibrer d’un même destin. Dans un cri commun, ces deux pièces nous amènent à questionner nos liens humains, à reposer la question de savoir si nous allons bien mais en adoptant une posture de compassion et de solidarité pour sortir de ce schéma individualiste et d’un système qui ne nous fait pas du bien.