Depuis sa mise en ligne sur Netflix le 17 septembre, « Squid Game » connaît un succès phénoménal. Symptôme des angoisses post-Covid, la violence de la série sud-coréenne a envahi les cours de récréation alors qu’elle est interdite aux moins de 16 ans.
Squid Game (littéralement « Jeu du calamar », très populaire auprès des enfants sud coréens dans les années 70) raconte l’aventure de centaines de personnes désargentées acceptant de s’affronter dans des jeux pour enfants aux enjeux mortels. Le but ? L’argent.
Parmi ces « joueurs », le spectateur suit plus particulièrement le parcours d’un petit groupe d’anti-héros, celui d’un inspecteur de police qui tente de retrouver son frère disparu et d’un maître du jeu, dirigeant une armée de sbires en combinaisons roses et masques noirs.
L’incroyable mode coréenne
Après la révélation BTS, groupe de k-pop qui vient tout juste de promouvoir une collaboration musicale avec Coldplay, et le succès cinématographique du film multi-récompensé de Bong Joon Ho, « Parasite », Squid Game est une nouvelle preuve de la popularité de la culture sud-coréenne.
Ted Sarandos, le patron des contenus de Netflix a reconnu un engouement grandissant sur la plate-forme : « Ces deux dernières années, le monde est tombé amoureux de contenus coréens incroyables, fabriqués en Corée. Nous avons un engagement fort envers la Corée. Nous allons continuer à investir et à collaborer avec les raconteurs d’histoire coréens à travers une multitude de genres et de formats ». 500 millions de dollars ont ainsi été alloués pour la production 2021 de séries et de films réalisés en Corée du Sud.
Un pari qui paie aujourd’hui, alors que « Squid Game » pourrait être le programme le plus regardé de la plateforme. Ces dernières semaines, les feeds des réseaux sociaux se sont emplis de tutoriels pour réaliser soi-même les gâteaux sucrés de la série (des « dalgona candy ») en forme d’étoile, de parapluie, de rond ou de carré grattés, léchés frénétiquement par les personnages de « Squid Game » dans une tentative désespérée de sauver leurs vies.
L’ouverture d’un pop up store « le « Squid Game Café » en plein Paris a récemment suscité une file d’attente interminable se terminant par une bagarre.
En photo : Seong Gi-hun (joueur no 456), interprété par Lee Jung-jae, doit parvenir à séparer la forme de parapluie du reste du gâteau Dalgona. Question de vie ou de mort.
Attention aux enfants
S’inscrivant dans la lignée des films traitant de mystérieuses compétitions de survie (« Hunger Games », « Battle Royale »…), la série est interdite aux moins de 16 ans, en raison de la violence de certaines scènes. Violence qui aurait dû empêcher qu’elle voit le jour. Son scénario, achevé depuis 10 ans, avait tout d’abord été délaissé par le géant du streaming : une histoire «trop sanglante, pas familière et absconse» a commenté l’auteur-réalisateur Hwang Dong-Hyuk.
Dans les cours de récréation, des parties de Ddakji (des jeux à base de feuilles de papier pliées) s’organisent…Des médias se sont fait l’écho de la mode chez les enfants de cette sorte de 1-2-3 soleil coréen où l’on donne des coups aux perdants. De nombreux éducateurs et parents ont mis en garde contre les effets délétères de la série chez des jeunes qui ont parfois à peine 10 ans.
Un symbole de la férocité de nos sociétés
En tête du top 10 de la plateforme de streaming dans 90 pays, comment une série coréenne est-elle parvenue à conquérir un aussi large public à travers le monde ? Et si cela tenait à ses thèmes qui parlent étrangement aux sujets de la société mondialisée que nous sommes ?
Le journal « Libération » titrait ce mercredi 13 octobre : « Le phénomène coréen suscite un engouement mondial, révélant les affres d’une société post-Covid angoissée, avide de trash, de complotisme et de critique sociale« .
Dans une interview pour ABS-CBN, le réalisateur, Wang Dong-hyeok, explique que « Squid Game » « montre divers aspects de la société très compétitive dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Après avoir regardé la série, vous devrez commencer à vous demander pourquoi les personnages ont dû rivaliser si fort et cela vous amènera à penser : pourquoi est-ce que moi-même je vis de manière si compétitive ? Pourquoi devons-nous nous surpasser tout le temps ? Où tout cela a-t-il commencé et où cela nous mène-t-il ? » (*)
Avant de continuer, je me dois de préciser que je regarde la série en tant que spectatrice française. Même si « Squid Game » est une création sud-coréenne, de nombreux thèmes sous-jacents font écho à des questions et des débats actuels de notre société occidentale. À travers les dilemmes et les réactions des personnages, « Squid Game » aborde un panel de thèmes comme la méritocracie, l’égalité, l’équité, la violence physique et morale et la confiance.
Une utopie égalitaire
Pour le maître du jeu, tous les joueurs sont égaux entre eux et, plus important encore, les jeux doivent être justes. Toute forme de privilège est abolie et tout manquement à ce principe est sanctionné. Le maître du jeu exécute tous les traîtres, en montrant leurs corps aux autres joueurs pour leur prouver qu’il est de leur côté et défend leurs droits.
Durant l’un des derniers jeux, celui des plaques de verre transparentes, l’un des participants utilise son expérience de fabricant verrier pour différencier le verre cassable du verre suffisamment solide pour supporter son poids. Pour cela, il se sert de la réfraction des lumières sur les plaques de verre. Lorsqu’il réalise l’astuce du joueur, le maître du jeu éteint toutes les lumières, rendant ainsi le jeu plus juste pour tous les joueurs, plus difficile également.
La loi du plus fort ?
La survie du plus fort est un concept inventé par Charles Darwin afin d’appliquer la théorie évolutionniste aux sociétés humaines. Concept appliqué dans les sciences sociales (et appelé « Darwinisme social »), il prétend que certains humains « naturellement supérieurs » peuvent prendre l’ascendant sur d’autres. Une élimination des « moins aptes » au bénéfice de la survie des « plus aptes ». Dans ce sens, gagner « Squid Game » avec des chances égales pour chacun des joueurs reviendrait à prôner la victoire par méritocratie.
Dans la série, le personnage de Cho Sang-woo, interprété par Park Hae-soo, est l’image même de ce système. Parmi les « joueurs », il semble être le seul à avoir fait de hautes études et à avoir atteint un idéal de richesse… avant de tout perdre. Il s’est élevé au dessus des autres grâce à son travail et à ses talents personnels.
En photo : Cho Sang-woo, interprété par Park Hae-soo, leader naturel, se démarque des autres joueurs.
Son parfait opposé, le personnage principal, Seong Gi-Hun, est un divorcé qui voit peu sa fille, loge chez sa mère et dilapide son argent dans les jeux et les paris… Il devait donc être le plus disposé à perdre, mais on verra qu’il n’en est rien… Si les joueurs sont égaux dans le jeu, ils ne le sont pas dans la vraie vie. L’idéal proposé par le maître du jeu du « Squid Game » ne tient pas lorsqu’il est confronté à la dureté du monde réel.
Nos anti-héros, qui n’ont pas les même connaissances ou les mêmes revenus que les détenteurs du pouvoir, n’ont pas fréquenté les mêmes strates sociales, les mêmes écoles, ne peuvent rivaliser avec leurs oppresseurs. Entre eux, les joueurs reproduisent des diktats sociétaux inconscients. Lorsque Mi-nyeo est rejetée par son équipe, elle rejoint celle des personnages principaux en cherchant à savoir qui est le chef. Sang-Woo lui répond alors qu’ils sont tous égaux entre eux, sauf que c’est purement théorique. Les dynamiques de pouvoir sont encore bien présentes au sein du groupe. Incarnation du mâle alpha, Sang-woo semble être le leader naturel, et ne s’adresse à ce titre qu’aux deux autres trentenaires du groupe. Les femmes et le vieil homme sont laissés sur le côté, leurs opinions ne comptent pas.
Violence physique contre violence symbolique
Alors que le scénario a été écrit il y a dix ans, situations et thèmes font étrangement écho au monde d’aujourd’hui. En 2019, l’année de diffusion de « Parasite », sortent également en salles le film d’horreur américain de Jordan Peele, « Us », et le « Joker » de Todd Phillips. Ces films abordent des thèmes similaires comme la lutte des classes ouvrières, la violence des êtres au bout du rouleau. À travers le filtre horrifique apposé sur la caméra, ces œuvres semblent discourir sur le fait que la violence physique de la classe ouvrière est une réponse à celle, symbolique et morale, des riches et de l’état.
Ce concept de « violence symbolique » est conceptualisé par le sociologue français Pierre Bourdieu dans les années 1970. C’est une forme de violence peu visible et non physique produite par l’imposition de normes sur un groupe d’opprimés. Être licencié, sans abri, endetté, ne pas avoir accès aux soins… Dans « Squid Game », ce sont les joueurs eux-mêmes qui se sont mis dans cette situation, mais nous pourrions également avancer que le manque de bienveillance de l’état exerce cette forme de violence symbolique. La seule chose que ces derniers possèdent sont leurs corps, et ils s’en servent comme réponse physique à l’oppression. Le réalisateur semble vouloir démontrer que la classe supérieure est toujours responsable de la création de structures coercitives, même si elles ne sont pas directement perceptibles.
La France pourra voir dans la série coréenne une citation involontaire des violences policières durant le mouvement des Gilets jaunes : un personnage a vécu une émeute policière et y a perdu un ami. Si « Squid Game » est avant tout le produit de l’histoire du réalisateur, et donc un produit coréen qui trouve ses sources dans l’histoire de ce pays, c’est également un produit de son temps, toutes nations confondues.
Il est également fascinant d’observer la montée soudaine des discussions sur les sentiments de classe, l’émergence des sujets anticapitalistes dans les médias et le rythme effarant auquel ces idées gagnent en popularité à travers le monde. La popularité de « Squid Game » dans presque cent pays, de ce point de vue, fait sens.
Une suite ?
Pas encore de date mais une saison 2 serait prévue par la plateforme de streaming. Pas de panique, l’engouement pour la série devrait pousser Hwang Dong-hyeok à donner rapidement une suite à sa communauté toujours plus grande de fans…
L’appétit des spectateurs pour les récits originaux sur fond d’inégalités sociales et la propension des diffuseurs à prendre le pari de produire ce type de contenus promet de belles choses pour la suite… En attendant de découvrir quel sera le prochain bijou coréen, la nouvelle pierre de l’édifice pop culturel asiatique, on fonce voir « Squid Game », et si on adhère, on enchaîne avec son cousin japonais, « Alice in Borderland », également sur Netflix.
*Joshua Bernardo, Koren serie « Squid Game » gives deadly twist to children’s games, ABS-CBN, 15 septembre 2021.