La performeuse La Ribot, la danseuse chorégraphe Mathilde Monnier, sur un texte intriguant de Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du festival d’Avignon, composent un réjouissant duo, plein d’impertinence bienvenue dans un monde plombé. Créé à Lausanne en septembre 2019, « Please Please Please » a été donné les 11, 12, 13 novembre au théâtre Jean-Claude Carrière.
Ah ! Mais quelle drôle de danse ! C’est une danse de pas infiniment répétés. Des petits pas flottés, mais très piquants, en saccades sur la surface du plateau de scène, sur place ou balayées en trajectoires, résolues, presque fulgurantes. On pourrait songer à l’image de l’aiguille de la machine à coudre, un peu rageuse, mais efficace, dans sa façon de percer les matières. Quant aux corps tout entiers, dressés par-dessus ces stries, ils se secouent de zigzags, d’angulations sèches, de battements. Un peu lutins. Un peu pantins.
Ces danses, inépuisables et pleines d’énergie, laquelle sollicite énormément l’air de rien, sont celles de La Ribot et Mathilde Monnier. Celles-ci ne sont plus des jeunes femmes. Leur exposition joyeuse, intelligemment complice, ludique et tonique, sagace et impertinente, est bellement stimulante. On a plutôt tendance à percevoir ces deux figures majeures des arts de la scène contemporaine européenne, dans la posture un peu distanciée d’auteur.ices. Leur présence, furieusement présente, réunies toutes deux sur scène comme au temps déjà lointain de leur pièce « Gustavia », a la saveur des retrouvailles, qui font le point, et qui relancent tout.
L’image est un peu passe-partout, mais bon : les retrouver ici pleinement dans l’effectuation de la danse, diffuse un embrun de jouvence. Mais alors, que font-elles, dans ce nouveau duo, titré « Please, please, please » ?
Au début, on craint un peu, avec une longue séquence très estampillée « danse contemporaine, pour que ça en soit ». Lovées, tout au sol, les deux performeuses sont livrées à de lentes convulsions, tendues en arcs, en extensions, ou au contraire ramassées en tas et en fœtus. Très éloignées l’une de l’autre, les visages masqués, on se prend à songer, un peu bêtement sans doute, qu’elles observent les gestes barrières. Et on s’interroge sur l’énorme forme de larve finement métallique, possiblement douée d’une queue et d’une tête, déposée frontalement tout du long, sur le plateau.
Ah mais quels drôles de rapports mère-fille !
Mais voici qu’elles se redressent, joliment fuselées de lamé, masques tombés. Et c’est pour prendre la parole, qu’elles ne cesseront d’échanger, parfois dialoguant, sans jamais se départir de leur danse de pas, chacune arpentant amplement le plateau, qui respire sur ses bords, en devant composer avec le grand machin scénographique qui l’encombre. Les corps s’entêtent dans le frisson de leur geste obstiné, résonnant en tension avec les éclats fluctuants du dire. Que disent ces deux personnages ? Elles disent un texte de Tiago Rodrigues, partenaire de plain pied dans la situation (quoique lui-même physiquement absent, de sa personne).
Avouons-le. Avec les grandes destinées de nouveau directeur du festival d’Avignon qui animent ce grand homme de théâtre portugais, avec des pointures à la Monnier, à La Ribot, on craignait quand même une prégnance assez marquée d’opportunité institutionnelle. Au final, la rencontre se fait pleine d’élégance décontractée, par principe de légèreté, sans démonstration de force, taquinée d’insolence et indemne d’intimidation. Un régal, quand même ; un peu bourgeois sans doute, entre gens de bonne compagnie. Mais bon.
C’est d’abord un chapelet de brèves narrations loufoques, trempées d’absurde, voire de surréalisme, très enlevées, non sans embardées et retournements agiles. Culottées. Par exemple la première, qui ne craint pas de faire rire au souvenir de l’anéantissement d’Hiroshima. Un certain ton est donné : au fond, celui des réflexions sur le sens du monde, tout de même, mais avec la grâce des fables, leur art du trait, leur puissance de sarcasme, qui inspirent la possibilité de sur-vivre. Du reste, tout en boucle, le fun d’Hiroshima reviendra sur la fin, pour relancer l’infinie perspective des récits de l’humain.
Monnier en quête de renouvellement
Dramaturgiquement parlant, ce texte aurait sans doute pu se travailler plus. En son état actuel, il cesse soudain de butiner, pour se fixer sur une seule situation dramatique : voici que La Ribot se révèle être la fille toute nouvelle née de Mathilde Monnier, mais déjà miraculeusement dotée d’une capacité à s’exprimer dans un langage adulte articulé, et fâcheusement encline à le faire dans sa langue espagnole, au risque de brouiller la compréhension maternelle. Voilà qui peut revêtir les apparences un peu agaçante d’une bonne trouvaille au fil de la plume.
Or cela embraye à merveille. Loufoque, la situation ainsi créée permet de balayer, tourner, retourner, pas mal des belles questions des destinées, de la transmission, de la répétition, de la relation, ici mère-fille enclenchée en boucle loufoque. Les grandes questions y rôdent aussi. Le climat. Bref, la vie, la mort. Mais aussi nos vies, nos morts. Tout cela est secoué, agité, prenant plutôt le parti d’en rire que pleurer. Oui mais Deleuze nous a dit combien nous serons plus faciles à contrôler, à opprimer, si nous perdons la joie.
En bon spectateur montpelliérain, on s’est particulièrement fixé sur le pouvoir spécifique de Mathilde Monnier dans cette affaire. « Please, please, please » ayant précédé sa toute récente création de « Records », on lui trouve, décidément, un mouvement indubitable de quête de renouvellement.