Danya Hammoud : « Entre le Covid et l’explosion de Beyrouth, une colère m’habitait »

Libanaise, artiste associée au Centre de développement chorégraphique d’Uzès, la chorégraphe Danya Hammoud est invitée par la Biennale des arts de la scène en Méditerranée, impulsée par les 13 Vents à Montpellier. « Sérénités était son titre » est une pièce totalement hors du commun, née à chaud dans l’effondrement d’un autre projet de pièce sous les assauts du COVID, mais aussi des tragédies libanaises, qui raconte plus qu’elle ne danse le chaos. Entretien.

LOKKO : Danya Hammoud, vous travailliez depuis 2018 à une pièce de danse pour cinq interprètes, dont le titre était « Sérénités ». Vous avez dû en réduire la distribution à trois interprètes, pour des questions, assez courantes, de budget de production. A partir de la fin 2019, l’enchaînement des effets du COVID, des révoltes au Liban, de l’explosion dans le port de Beyrouth ne cessent de transformer encore ce projet. Finalement, l’une des trois interprètes est empêchée de vous rejoindre sur scène. Vous n’êtes alors plus que deux, et une nouvelle pièce apparaît  : « Sérénités était son titre ». Cette nouvelle pièce, très singulière, fait une très large place à la parole, pou livrer le récit de ce processus traversé par les épreuves, et réfléchir sur le sens de votre art. Cette nouvelle pièce est habitée d’un souvenir vivant, celui de la pièce d’origine, dans son impossibilité à advenir, dont elle tire le constat. C’est exceptionnel. Pourquoi était-il devenu inenvisageable de danser à deux une pièce pensée d’abord pour cinq, puis pour trois interprètes  ?

Danya Hammoud : La dynamique, la spacialisation, la dramaturgie  : tout est affecté par cette modification du nombre d’interprètes. Cela ne se résume pas à une question d’effectifs (en termes de chiffres). Cette histoire était devenue une épopée. Dans l’enchaînement des événements, la durée de ce processus ne cessait de s’étaler, les diverses résidences de création se fragmentaient. Il y avait l’impossibilité physique d’une des interprètes, qui vit au Liban, de se déplacer jusqu’à nous, dans le contexte du confinement. Mais il y eut aussi l’impact des soulèvements à Beyrouth en 2019.

 

« J’ai l’impression que je m’éloigne de l’abstraction dans la forme artistique. Cette abstraction finit par me sembler un peu bourgeoise, comme ne s’adressant pas à tout le monde »

Ainsi, quelque chose s’est complètement déstabilisé. Ce processus s’est chargé d’euphories, de dépressions, de révoltes, de résignations. Au-delà de l’impact des événements sociaux et politiques, c’est toute la façon de penser le projet, de le partager entre nous, qui se trouvait affecté. Il devenait impossible de continuer comme si les éléments externes et les éléments internes à la pièce se déroulaient en parallèles. Et que dire du traumatisme de l’explosion à Beyrouth, même perçue de loin, depuis Marseille, où je réside ! Quand la danseuse Rida est empêchée de nous rejoindre, c’est le corps de la pièce qui est touché. Ça n’est plus du tout de la même nature que les choix de distribution initiaux, en fonction des budgets disponibles.

Votre option à ce moment là est donc de réinventer une autre pièce intégralement habitée du récit de la première pièce dans son impossibilité à advenir. Était-ce la seule option qui se présentait à vous Danya ?

Nous aurions pu finir par renoncer complètement. Ou bien adapter la pièce en format réduit, et nous aurions montré un résidu. Ou bien tout transformer. Nous étions à deux semaines de la première. Je me suis dit que j’allais tenter cette transformation radicale.

Comment se fait-il que la parole parlée, le récit dit par les deux interprètes actuelles (dont vous-même) ait alors pris autant de place, dans ce qui était pensé originellement comme une pièce de danse  ? La puissance du geste dansé avait-elle atteint ses limites  ?

Dans ces circonstances, je n’ai pas disposé d’un grand temps de réflexion. Mon intuition a été d’écrire ce récit, en une semaine. J’y ai réfléchi après. Ce travail d’écriture a été très important, avec beaucoup d’essais, en si peu de temps. C’était ce que j’étais en état de partager. J’en ai pris le risque, sans pouvoir prendre de recul. La décision n’a pas été de mettre de côté tout le matériau corporel accumulé au fil d’une préparation de plusieurs années, mais bel et bien de raconter ce parcours à travers un contexte.

La réflexion s’imposait, sur la question suivante  : « A quoi tient la création d’une pièce  ? » J’avais besoin de ce recours à la parole pour l’aborder. Une colère m’habitait. La première forme était de le dire. Je n’avais pas le temps d’envisager une autre mise en forme.

Vous sentez-vous affectée, dans la conception que vous vous faites de votre art, au-delà du seul processus de création de cette pièce  ?

Oui. Cela se trame avec le fait que j’approchais de mes quarante ans, et une forme de crise globale que cela peut signifier. J’ai l’impression que je m’éloigne de l’abstraction dans la forme artistique. Cette abstraction finit par me sembler un peu bourgeoise, comme ne s’adressant pas à tout le monde. Je me découvre un refus de rester dans une bulle. J’ai besoin d’être plus concrète. J’avais atteint une limite dans ma capacité à exprimer. J’ai beaucoup travaillé sur les approches somatiques, les notions de mouvement intérieur, ou plutôt d’intention du mouvement, et cette recherche primait sur la mise en forme la plus visible.

C’est tout cela qui se transforme. Je me mets à travailler de manière complètement différente. Quelque chose s’est épuisé. Mais je ne sais pas encore clairement ce qui est advenu dans cette mutation. D’où peut-être le fait que ce soit la parole qui est venue se substituer au mouvement. J’ai eu sept ans de parcours théâtral avant d’opter complètement pour la danse, en coupant alors de manière radicale. Mais est-ce que ça m’a vraiment quittée  ? A présent, le texte revient.

« Sérénités était son titre » traduit un moment de crise intense. Mais finalement féconde ?

Cette pièce m’a beaucoup appris, à propos de la différence entre ce que l’on sait, et ce qui se produit quand on s’y confronte effectivement. En fait le bagage qui s’était constitué pour aboutir à la pièce « Sérénités » (photo ci-dessous : Danya Hammoud avec Yasmine Youcef, et Ghida Hachicho en 2019 à Uzès) n’a pas été perdu au moment où le relais est pris par la pièce « Sérénités était son titre ». Ce qui ne s’est plus trouvé sur le plateau, demeure présent. Il est impossible de penser l’existence de « Sérénités était son titre » en-dehors de celle, d’abord, de « Sérénités ». Il faut l’envisager comme la présence d’une absence, et cela n’est pas synonyme d’un rien.

On est toujours au présent. C’est le propre du spectacle vivant. J’avais tendance à être très obstinée, avec un côté puriste  : le corps, rien que le corps. Le corps doit tout contenir, tout révéler, et tout transmettre. Mais un doute est là, désormais. Le contexte ne demande-t-il pas autre chose ? Nous sommes de toute façon traversés. Ne l’esquivons pas. Pour en revenir au processus de cette pièce, je rappelle que les deux semaines de remaniement total sont survenues après l’explosion du port de Beyrouth. J’étais dans un état de complète déstabilisation, dépassée. Mais je devais faire, suivre mon intuition.

Les gens qui viennent voir votre pièce imaginent qu’ils vont voir du mouvement dansé avant tout. Comment envisagez-vous la déception que certains risquent d’éprouver en découvrant tout autre chose  ?

Cette question se pose -ou plutôt, n’a pas à se poser vraiment- pour toute pièce. Créer, c’est prendre le risque que des gens soient déçus, irrités, par ce que je leur propose, et je n’ai qu’à l’accepter. J’essaye de dire quelque chose dans ce monde. Il est malheureux que la discussion ne soit pas souvent possible, où je pourrais, non pas essayer de convaincre, mais de nous comprendre.

Sur ce plan, je voudrais dire quelque chose d’assez délicat à partager. Lorsque j’étais placée devant des choix très difficiles que ce qu’il adviendrait de la pièce, je ne peux pas nier que je ressentais la pression des coproducteurs, des dates de représentations, des contrats à honorer. Or il y a une perversité à se sentir redevable. Puisque de l’argent a été donné, un résultat est attendu. Je rappellerais que puisqu’il s’agit d’une création, chaque partenaire doit y prendre sa part de risque, se tenir prêt à recevoir n’importe quel résultat.

On finit par avoir des fois l’impression que c’est par acte de charité qu’on veut bien nous accompagner dans une production. Voilà un mode de rapport très étrange, très inégal.

Dans des années encore assez récentes, Beyrouth apparaissait comme une scène dynamique pour le renouvellement des formes artistiques. En reste-t-il quelque chose  ?

Les artistes sont toujours là, certains restés au Liban, d’autres partis ailleurs. Leur situation est devenue extrêmement difficile, tout étant portés à bouts de bras par des individus, plongés dans une très grande précarité. Mais moi-même étant en France depuis deux ans, je ne me sens pas parfaitement à l’aise pour répondre de façon très exacte à votre question.

 

« Je remarque généralement en France, pas seulement dans le domaine artistique, des modes de relation très hiérarchisés »

Le développement de votre parcours passe aujourd’hui par votre accueil durable en France, et le Centre de développement chorégraphique d’Uzès, dans le Gard, a fait de vous son artiste associée. Accepteriez-vous de nous livrer vos observations sur les modes de fonctionnement français, sans trop vous auto-censurer  ?

Disons que je remarque généralement en France, pas seulement dans le domaine artistique, des modes de relation très hiérarchisés, avec des systèmes qui aident beaucoup mais finissent par vous rendre dépendant. C’est toute une chaîne de bureaucratie, aux caractéristiques analogues aussi bien pour un renouvellement de titre de séjour que pour un montage de production artistique. J’ai parfois la sensation que la réaction dominante, normale, est de ne pas faire confiance, et finalement infantiliser quiconque est en situation d’attendre un service.

Par ailleurs je suis arabe, et disons que je suis classée à cet égard, même en étant très chanceuse par rapport à tant d’autres. J’ai pu développer ici énormément de choses, notamment grâce à des rencontres qui permettent vraiment d’avancer. Je dois dire qu’à Uzès, je profite, à l’inverse de ce que je viens d’évoquer, d’une atmosphère de grande confiance. Ce n’est pas qu’une question de moyens pour créer, c’est un enrichissement de toute la manière de travailler.

Photo : Danya Hammoud avec Yasmine Youcef @Patrick Berger.

Les représentations montpelliéraine de « Sérénités était son titre » auront lieu les lundi 22 et mardi 23 novembre au studio Cunningham de l’Agora de la Danse, dans le cadre de la Biennale des arts de la scène en Méditerranée.

S’abonner
Notification pour
guest

0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

Articles les plus lus

0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x