Les étreintes de deux hommes sur scène -un jeune travailleur du sexe et un psychanalyste d’âge mûr- peuvent produire une représentation bien moins radicale qu’on s’y attendrait. « L’Ethique », vue à l’Agora de la danse dans le cadre de la saison Montpellier Danse, est la nouvelle pièce du montpelliérain Matthieu Hocquemiller, un pionnier des approches queer dans la performance.
Lorsqu’on se souvient de la pièce « (nou) » au festival Montpellier Danse, ou de sa série des « Auto-porn box », ou encore des festivals « Explicit » qu’il impulsa du temps de Rodrigo Garcia à la tête du Centre dramatique national de Montpellier, c’est le souvenir d’un pionnier sulfureux qui reste associé au chorégraphe Matthieu Hocquemiller, qui fut montpelliérain avant de partir aiguiser ses options dans la capitale. Au cours de la décennie passée, qu’on évoque ici, cet artiste inventait des traductions scéniques pour les notions de performances de genre, les critiques radicales de la sexualité, l’ébullition d’une culture queer qui semblait alors très neuve, du moins dans le champ hexagonal.
La programmation de sa dernière pièce, « L’Ethique », tout récemment dans le cadre de la saison Montpellier Danse, a permis de prendre la mesure de la généralisation de ces problématiques dans le contexte politico-culturel -fût-ce au prix de crispations idéologiques extrêmes des secteurs les plus conservateurs, partis à la traque du wokisme et autre intersectionnalité. De façon plus pernicieuse, regarder « L’Ethique » de Matthieu Hocquemiller, a également laissé percevoir, par effet de contraste, la crudité extrême d’une pornographie partout devenue immédiatement accessible par voie de réseaux sociaux, mais là évacuée.
Une paire pédérastique
Au bout du compte, « L’Ethique » paraît une pièce extrêmement douce. Ce n’est pas forcément ce qu’on attendait de son argument, ni de son auteur. Ses deux interprètes surgissent pour bonne part de leur vie réelle au quotidien : le jeune Pierre Emö est performeur, et travailleur du sexe. Homme d’âge très mûr, Patrice Desmons est psychanalyste et philosophe. La dramaturgie de la pièce les reconduit dans ces postures respectives. Le premier deviendra Alci, le second So, abréviation d’Alcibiade et Socrate, formant paire pédérastique entre le philosophe dispensant sa sagesse, et son jeune compagnon dispensateur de jouvence. Le contrat est noué sur ces bases consenties entre les deux hommes.
Les corps comme des pensées
À partir de quoi, « L’Ethique » enchâsse des glissements successifs, parfois au risque d’en émousser son impact. Par exemple, d’emblée en est évacuée la dimension possiblement polémique en défense ou à l’encontre du travail du sexe. La situation en est posée, admise ; le débat ne sera pas celui de l’abolitionnisme ou de ses opposants, qui fait rage en-dehors de cette enceinte théâtrale. La dramaturgie lui préfèrera une réflexion en paroles et en actes sur les pratiques sexuelles comme une voie de la philosophie.
Et c’est la grande beauté, finalement l’audace tout de même, de cette pièce, que d’orchestrer les puissances des deux corps présents, comme des deux pensées qui se conjuguent, pour avancer sa démonstration. Il va s’agir d’explorer les situations sexuelles, non les (sur)exposer, les donner à éprouver comme un mode d’articulation sur le monde, fleurant avec la philosophie des affects issue de Spinoza, aujourd’hui fort en vogue. Du côté du sexe, d’une manière heureusement décomplexée, il va s’agir de créer des degrés d’intensité, qui fondent la puissance d’agir. Nous voici affranchis de la mélasse des pulsions et du désir.
Une esthétique de la distanciation
Mais on le mentionnait d’entrée : beaucoup de glissements vont tamiser cette perception. Il en va, tout particulièrement, de la dissociation entre, d’une part, la performance physique effective des deux hommes dans leurs étreintes sur le plateau, et d’autre part leur saisie projetée à l’écran pour un somptueux traitement photographique, par Magali Laroche (non sans glissements subtils entre images fixes et images animées, dont on n’a pas su déceler le sens, au-delà de l’effet intriguant). Beaucoup de distanciation est instaurée de la sorte. Tout aussi forte, celle qui renvoie à une technique de sur-titrage, la transcription du dialogue entre les deux partenaires. On lira donc leurs échanges, au lieu de les écouter dire.
Puis, là où on ne l’attendait pas obligatoirement dans l’actualité des questions soulevées, tout un appareil est déroulé, de références visuelles, tout de même éculées, aux thématiques pédérastes des ornementations de poteries étrusques, et autres transgressions par Charités romaines. Tout est riche, sensible, dans les actions effectives des deux partenaires, jusqu’au mime d’une fellation, entre autres, mais faut-il que la musique de « La jeune fille et la mort » soit obligée d’y couler une dose de romantisme académique ?
Ainsi « L’Ethique » de Matthieu Hocquemiller (photo ci-dessus) cultive un déplacement intéressant, fondamentalement à rebours des idées reçues, pour agir sur scène une conception intellectuelle rare, de la sexualité. On se gardera d’exiger par principe que cela doive forcément en passer par des fureurs punk de la galaxie Despentes. Mais ici, tant de tapis ont été tirés sous les pieds des performeurs, par ailleurs bien fragiles en scène, que peu des puissances dont on a parlé seront parvenues à nous déplacer.
Photos Magali Laroche