À quelques jours de Noël, nos libraires sont “les otages” d’une situation inédite. Suite à la récente crise du papier, les prix s’envolent, et le marché vit une pénurie sans précédent. Certains livres ne pourront pas être réédités et certains libraires ne seront pas livrés. Y aura-t-il des livres à Noël ? Oui, mais peut-être pas les best-sellers…
Les conditions ayant entraîné cette crise du livre sont multiples. La première est la pénurie mondiale de papier. Une crise ancienne, qui remonte à plus de 15 ans, avec une consommation de papier divisée par deux sur cette période. Les papetiers ont progressivement remplacé leurs machines pour d’autres produisant du carton, bien plus en vogue. L’explosion du e-commerce en 2020 liée au confinement et ses commandes en ligne emballées dans des boîtes en carton -plus vertueux sur le plan écologique- a été le coup de grâce. Avec la reprise économique, la consommation du papier s’est relancée mais la production ne peut pas suivre, les délais de livraison s’allongent.
Conséquence directe de cette crise : les réseaux de distribution des éditeurs sont grippés. L’un d’eux, MDS, est particulièrement en difficulté. Media Diffusion (MDS) est la filiale de distribution de Media-Participations, en charge des éditions Dargaud, Dupuis, Lombard, Kana, Urban Comics, Vega-Dupuis. Cette année, ce géant de la distribution française a vu la concurrence d’Amazon aggraver une situation conjoncturelle déjà lourde avec la crise du papier. En effet, le géant du commerce en ligne américain a fait le choix stratégique d’ouvrir un entrepôt juste à côté de de sa base francilienne ! Le débauchage de ses intérimaires par son nouveau voisin a considérablement joué dans le retard accumulé par la société.
“Depuis plus d’un mois, nous n’avons eu aucune commande complète.” Marine, libraire à Planètes Interdites
Semaine après semaine, 35% de la livraison des titres distribués par MDS ont été ainsi reportés, ce qui ébranle les prévisions logistiques des libraires. “Il y a à peine une semaine, MDS cumulait plus de quatre semaines de retard dans ses livraisons”, explique Tristan, l’un des deux frères responsables de la librairie montpelliéraine Le Grain des Mots. De son côté, Marine, libraire à Planètes Interdites (référence régionale dans le domaine de la BD, photo ci-dessus), a expliqué à LOKKO que depuis plus d’un mois, la librairie n’avait eu aucune commande complète. “Il manque systématiquement au moins un carton, même pour les gros tirages. J’ai commandé du ‘BlackSad’ -la série policière en bandes dessinée- début novembre, et je ne l’ai toujours pas reçu.”
Pour Alain Derey, le directeur de Sauramps, la situation est “un véritable coup de massue. C’est la première fois que les libraires sont ainsi pris en otages du système. En termes d’image, les grandes enseignes vont prendre un sacré coup, et les conséquences seront terribles pour les librairies spécialisées.”
“Ils ont carrément annulé toutes les commandes uniques.” Tristan, responsable de la librairie montpelliéraine Le Grain des Mots
Solution adoptée pour palier son retard, MDS oblige dorénavant les libraires à commander par lot de trois exemplaires d’un livre minimum. Les commandes à l’unité ne sont tout simplement plus traitées. “C’est du jamais vu, s’indigne Tristan du Grain des Mots (ci-dessous). Ils ont carrément annulé toutes les commandes uniques. Ne sont plus acceptées que les commandes à trois exemplaires ! Dites bien à quel point nous pensons aux auteur.e.s et éditeur.ice.s qui vont terriblement souffrir de cet accident industriel.”
Les retours n’étant également plus pris en charge (et donc non remboursés), cette règle de MDS avantage les gros groupes de libraires. “Ils ont assez d’espace pour entreposer les commandes et seront sûrs de pouvoir vendre ces exemplaires rapidement”, nous explique Marine. Les gérants d’une librairie comme Planètes Interdites, spécialisée dans les bandes dessinées et mangas, ne peuvent pas se permettre de commander par trois un livre qui ne se vend pas facilement.
Delphine Vanhee, libraire à Gibert Joseph, résume le dilemme des librairies spécialisées ainsi : “c’est comme quand on fait ses courses : on achète pour manger, pas pour stocker indéfiniment. Le livre n’échappe pas à la règle du commerce. Avec plus de mille références de titres qui ne se vendent qu’une fois par an, nous n’avons tout simplement pas la place de commander par trois. Cette histoire d’MDS va créer de fortes inégalités entre libraires.”
“On en est déjà à la troisième réimpression de la BD « Goldorak » et elle est de nouveau indisponible…” Marine, libraire à Planètes Interdites
Média Participations (et par conséquent MDS) représente 40% des éditeurs de bandes dessinées en France : Dupuis, Dargaud, Le Lombard, Kana… tous sont dépendants de ce distributeur. Du côté de ces librairies spécialisées, on estime à 40% la perte de chiffre d’affaires.
En cette période de fin d’année, le catalogue MDS comprend de nombreux succès indispensables aux libraires tels que le très attendu “Noir burlesque” d’Enrico Marini, ou encore “Largo Winch”, “Blake et Mortimer” ainsi que “Goldorak”. Concernant ce dernier tome des aventures du robot géant, Marine, de Planètes Interdites, se désole : “On en parle partout, c’est très demandé pour Noël. Mais sortie en octobre, on en est déjà à la troisième réimpression de la BD et elle est de nouveau indisponible… Quand on s’en plaint à MDS, ils se contentent de répondre que l’on est bien fourni concernant les autres sorties littéraires.” Pour Tristan, du Grain des Mots, pour se justifier, la société écrit aux libraires des “courriers incroyables de culot.”
“Si on ne peut pas commander pour eux, ils iront le faire eux-mêmes chez Amazon.” Delphine Vanhee, libraire à Gibert Joseph
Cette règle des trois exemplaires étant “illégale”, Tristan s’attriste de devoir faire face au mécontentement des clients : “ce que nous sommes obligés de faire s’apparente à un refus de vente…” Alain Derey, le PDG de Sauramps, ne se fait également pas d’illusion : lorsque Sauramps tarde à recevoir le dernier album de Christophe Blain “Le Monde sans fin” (avec Jean-Marc Jancovivi chez Dargaud) alors que “les auteurs passent tous les jours à la télé ou à la radio pour promouvoir le livre”, la clientèle sera poussée dans les bras d’Amazon. “C’est encore plus dur parce que ça tombe après les confinements pendant lesquels on a assisté à un réel élan de solidarité des clients envers les libraires, ajoute une libraire de Sauramps. Là, on a le sentiment de ne pas pouvoir leur rendre la pareille et ce n’est même pas notre faute !”
“Financièrement, on ne connaît pas encore l’étendue des dégâts…” Alain Derey, le PDG des librairies Sauramps
Du côté des grandes enseignes et librairies plus généralistes, la situation est inquiétante mais pas encore catastrophique. “Honnêtement, pour l’instant, même si je manque de certains livres, je ne ressens pas drastiquement ces problèmes de pénurie, reconnaît Tristan du Grain des mots. Les prix du papier et du carton ne se sont pas encore répercutés sur les prix des livres.” Concernant la pénurie de livres, Alain Derey est catégorique : “Non, on ne manquera pas de livre à Noël. En revanche, nuance le directeur de Sauramps, il y aura certainement des pénuries sur les titres-phares que tout le monde va vouloir, c’est là que ça va être compliqué. Financièrement, on ne connaît pas encore l’étendue des dégâts… il faudra voir après Noël.”
La photo de la Une a été prise chez Gibert à Montpellier.