Le festival flamenco de Nîmes s’est ouvert ce jeudi avec l’extraordinaire danseuse Rocío Molina. Un festival devenu le plus remarquable des rendez-vous français dans la spécialité. Conseiller à la programmation, Chema Blanco vient d’être nommé directeur de la célébrissime Biennale de Séville. La Mecque du genre.
On détesterait l’idée que la danse ait pour enjeu majeur d’exposer des morphologies. L’expression des êtres y est entière. Toutefois, autorisons-nous une entorse à cette conviction, aux fins d’évoquer la danseuse de flamenco Rocío Molina. Laquelle est de petite taille, avec des membres supérieurs bien courts ; au final, une complexion plutôt ramassée, presque un peu rebondie. C’est tout à rebours de l’imagerie des danseuses flamencas élancées, jetant leurs bras stridents comme des torches au lance-flammes.
Rocío Molina nous renvoie plutôt à l’intériorité d’une robustesse noueuse. En imagerie languedocienne, on lui trouverait la densité compacte et chahutée d’un cep de vigne. Oui mais. Oui, mais ce jeudi 13 janvier au Théâtre de Nîmes, pour l’ouverture du Festival flamenco, Rocío Molina s’avance avec une lenteur infinie de pas, d’une légèreté inouïe. Lorsque son déhanché s’esquisse, c’est avec la nuance d’une ombre effleurée. Et le déroulé patient, intensément aigu de quelques doigts, suffit à condenser l’attention d’une salle pleine de huit cents spectateurs.
Une cérémonie de contemplation collective
Rocío Molina est ciselée à l’extrême d’une puissance affirmée. Puissance. Détail. Cette tension creuse des volumes de présence absolue. C’est là ; totalement là. Maintenant. Totalement maintenant. Souffle suspendu, on en bénirait presque d’avoir à porter un masque anti-Covid, pour nous rappeler le fondement vital de toute respiration. D’emblée, l’artiste est en train d’installer la qualité d’une cérémonie de contemplation collective. C’est une parcelle d’arrachement au temps. L’écriture d’un mouvement, en hiéroglyphe vivant, balaie l’esprit de toute préoccupation à savoir si ces signes chorégraphiques proviennent du passé, disent l’avenir, ressortent à la tradition pure ou à l’avant-garde prospective. Ils surgissent devant nous. Ils nous harponnent.
Dans ce spectacle, « Al fondo Riela (lo otro del Uno) », la danseuse chorégraphe inscrit le second chapitre d’une trilogie. Déjà au festival de Nîmes, on en avait découvert un premier volet, dans la salle intime de l’Odéon, tout à la fragilité de l’improvisation. Sous une forme cette fois très achevée, Rocío Molina dialogue avec deux guitaristes -Eduardo Trassierra et Yerai Cortés-, depuis la danse en silence jusqu’à des cataractes de lave polyphonique, en passant par la clarté cristalline de notes détachées une à une avec insolence.
En contraste de noir et blanc lumineux, la scénographie dépouillée contribue à la palpitation ouverte d’un vaste monde. Rocío Molina affiche un visage d’expression neutre, qui rappelle celle très répandue en danse contemporaine. Tout se joue en intensité d’écriture de corps, non en leurre d’une expressivité psychologique. Elle nous paraît parfaitement représentative de la génération actuellement triomphante dans le flamenco.
Une génération cultivée, ouverte au monde
Le producteur espagnol Chema Blanco, et François Noël, directeur du théâtre de Nîmes et de son Festival flamenco, dressent à grands traits les caractéristiques de cette génération : « Ils et elles ont été formé.es à très haut niveau technique. Ils et elles maîtrisent parfaitement la tradition flamenca, mais non pas dans l’esprit de la reconduire dans des codes fixés immuables. L’enjeu est de la comprendre, de saisir comment elle s’est forgée ». A partir de quoi, la question principale devient « l’intelligence d’une interprétation. Cette génération est cultivée, s’intéresse au monde, fréquente d’autres expressions artistiques, use de tous les outils modernes. Elle est pleinement en capacité de déconstruire et d’inventer. Un art évolue forcément dans son temps ». Enfin, « la question artistique est avant tout celle d’une liberté du geste, d’une affirmation d’un propos ».
Abusivement confondu avec une expression exclusivement gitane -qui en est certes l’un des foyers intenses et stylistiquement singulier par ses modes de transmission et de réception-, le flamenco est longtemps resté art minoritaire, entretenu dans les espaces restreints des tablaos, des cafés cantantes, des fêtes communautaires. Il en est sorti de manière ambiguë : ici folklorisé et assimilé dans la forme floue d’une musique ou d’un ballet globalement dits « espagnols », conformes aux susceptibilités identitaires du franquisme, autant qu’aux attentes de l’industrie touristique. Par ailleurs des Paco de Lucia, des Camaron apportaient un flamenco de haut vol au-devant du public élargi par les médias modernes et l’industrie musicale.
D’autres mutations allaient suivre, notamment les hybridations avec les autres genres musicaux ou chorégraphiques (jazz, rock, etc) et vecteurs technologiques (électronique, etc). Le public s’élargissant encore et encore. Enfin, le courant contemporain a fini d’arracher le flamenco des cercles rigidifiés des mainteneurs de la tradition. Comme Rocío Molina, il s’agit alors de ne rien ignorer de celle-ci, mais de ne rien s’interdire dans la singularité inventive et expressive. Une figure de proue en est Israël Galvan, aux œuvres duquel a eu maintes fois accès le public de Montpellier danse. Aucun hasard : Chema Blanco (photo), qui œuvre aujourd’hui à Nîmes, a collaboré pendant une décennie entière avec Galvan, pour la production.
Aujourd’hui, le Festival que François Noël dirige à son côté à Nîmes est devenu le plus remarquable des rendez-vous français dans la spécialité. Il se déroule en janvier, dans une ville glacée de mistral. C’est dire s’il n’a rien d’une animation juste touristique. Du reste, François Noël rappelle que ce festival « en est déjà à sa trente-deuxième édition (!). Il remonte à l’époque où Jean Bousquet, alors maire de Nîmes, avait vigoureusement réveillé la ville, en combinant un engagement dans les esthétiques contemporaines d’une part –le Carré d’art en est le legs le plus visible, NDLR- et la particularité de l’attachement local à des formes espagnoles, via le renouvellement et le succès inouï de la feria ».
Le festival flamenco de Nîmes présente une palette diversifiée de l’actualité contemporaine de la création dans son domaine -sans bouder les grandes figures de référence. Cette année, la programmation y fait une large place à la danse. L’art chorégraphique est déjà l’un des domaines de pointe au Théâtre de Nîmes toute l’année. Côté flamenco, Chema Blanco (photo ci-dessus) remarque que « l’évolution dans le chant, ou la guitare, est peut-être assez vite cernée, et c’est dans les formes scéniques de la danse qu’il y a le plus d’exploration et d’expérimentation ». L’excellence nîmoise est reconnue au point que Chema Blanco, ici toujours conseiller à la programmation, vient d’être nommé directeur de la Biennale de Séville, Mecque absolue du genre.
Pour en savoir + sur l’édition 2022 du Festival flamenco de Nîmes, c’est ici.
Photos Sandy Korzekwa.