Plus que trois semaines pour visiter l’exposition L’épreuve des corps : 58 œuvres de 28 artistes prêtées par la grande collectionneuse italienne Patrizia Sandretto Re Rebaudengo. Toute la puissance critique de l’art contemporain sur les questions du genre, de la sexualité, des dominations, tout à rebours de l’actuelle offensive réactionnaire sur ces questions (*).
« L’art doit parler des gens » : difficile de faire plus efficace, et plus concis, que cette phrase de Sarah Lucas. Cette citation fait partie de celles qui, inscrites sur les murs, ponctuent le parcours au sein de l’exposition « L’épreuve des corps », actuellement visible au MOCO. Tôt dans ce parcours on découvre deux œuvres de cette artiste britannique. Lesquelles sont furieusement différentes, malgré leur signature commune. Placées à proximité l’une de l’autre, elles n’en dialoguent que plus intensément.
Féminin empêché vs masculin débordant
L’une, « Jolis nichons », date de 2011. Le regard décode d’emblée comme une figure féminine, ce qui se présente comme une énorme grappe de grosses boules coulées dans de fines toiles. Une explosion de nichons, une réduction à cela, mais hyperbolique, qu’a produit une tradition du regard masculin sur son objet de désir, rien qu’objet : « la femme ». De surcroît ces nichons sont attrapés dans une méchante grille métallique. Et ils surplombent des jambes prises dans des bottes ultra-sexy. Lesquelles ont été coulées dans du béton.
Juste à côté, Sarah Lucas apparaît elle-même dans « Laugh ? » (« Rire ? ») en 1998. C’est un autoportrait, simplement photographique. L’artiste y apparaît sous une apparence bien masculine, dans un comportement qui ne l’est pas moins : personnage tout joyeux de brandir, très en avant, une canette de bière dont le clapet métallique, à peine déchiré, libère un geyser aussi moussu que laiteux, qui pourrait jaillir hors cadre. Joyeuse exubérance, et cliché assumé, d’être un mec, et d’en agiter les codes.
Le corps comme expérience
Cette image est en 2D. Ça ne l’empêche en rien de gicler, brillante et dynamique. La pièce précédente était tout en volume, mais comme plombée, rigidifiée. Agencement féminin empêché vs icône masculine débordante. Le dialogue ainsi instauré n’a rien d’une surenchère conceptuelle. Il percute aisément. Il galvanise le regard. Le projet de l’exposition « L’épreuve des corps » est d’opérer « un examen minutieux de la figure humaine telle que représentée par les artistes, du corps comme moyen d’expression, d’expérience, et de recherche formelle et esthétique, indissociable des évolutions sociales, politiques et culturelles ».
Elle y réussit excellemment, à travers un choix de cinquante-huit œuvres de vingt-huit artistes, prêtées par la grande collectionneuse italienne Patrizia Sandretto Re Rebaudengo (ci-dessus). Ce choix et sa présentation au MOCO ont été orchestrés par la curatrice Caroline Chabrand et Vincent Honoré, directeur des collections, qui fut le principal collaborateur de Nicolas Bourriaud, directeur fondateur de cette nouvelle institution montpelliéraine des arts visuels contemporains. A l’été qui vient on verra se dessiner le nouveau cours du MOCO, après que Nicolas Bourriaud ait été évincé, et le lieu rabattu dans le champ d’influence directe du nouveau maire de Montpellier.
La fin des grandes questions transversales
Retour à « L’épreuve des corps ». On ne pourra en évoquer ici que quelques œuvres. Dont, peu avant celles de Sarah Lucas, une sculpture, « Femme sans tête », de Berlinde De Bruyckere (dessus). C’est à cette artiste belge que le MOCO consacrera sa grande exposition d’été 2022. Comme cela se fait traditionnellement, ce sera une exposition d’œuvre d’auteur en solo. C’en est fini de l’approche de l’ère Bourriaud, par traversée de collections entières, articulant de grandes questions transversales. « Femme sans tête » se présente en grandeur réelle, comme un écorché de la peau et des chairs superficielles, dépouille défaite d’un corps abîmé, à la texture cireuse. Qu’a donc subi ce corps ? Que percevoir, que supputer, de ce que fut sa consistance intérieure, avec sa densité, son histoire ? Cela s’expose comme sous une vitrine de museum d’histoire naturelle. On y perçoit l’appel à toujours fouiller une forme au-delà de son apparence extérieure homogène.
Le corps est-il principalement une unité organique, un outil de fonctionnalité, un objet de désir-plaisir, une figure de projection romantique, bien rassemblés ? Tout autrement, un corps n’est-il pas intégralement divers, à la façon d’une articulation de prothèses, lieu instable et disputé où s’affrontent des flux contradictoires, saturés d’enjeux politiques, de production du genre, d’assignations sociales, raciales et culturelles ? C’est cette seconde conception qui subit, ces temps-ci en France, des attaques virulentes. C’est cette conception qui teinte bon nombre des approches d’artistes exposés dans « L’épreuve des corps » (ci-dessous Nathalie Mellors).
Tout corps est une exposition
Au mur de l’exposition, une autre citation est empruntée à Paul B. Preciado, activiste et théoricien du nouveau féminisme et du transgenre. On lit : « (…) une exposition peut être considérée comme un corps. L’inverse de cette affirmation est également vrai : tout corps est une exposition ». Cette intuition fulgurante a été travaillée en confiant le parcours de visite au studio d’architecte Diogo Passarinho. Ainsi le visiteur, la visiteuse évoluent dans un environnement qui se teinte de couleur chair, qui ondule en formes arrondies, baigne dans une variation de lumières et pénombres, qui s’insinue en alvéoles et révèle le revers de ses supports.
D’étape en étape, on aura été très marqué par la saisie d’instruments gynécologiques aussi aigus que de torture (photographies de Zoe Leonard). Le célèbre artiste italien Maurizio Cattelan s’accroche au mur sous forme d’une mascotte dérisoire et impuissante. Son compatriote Robert Cuoghi soumet sa propre apparence à de sourdes manipulations, par lesquelles il voudra se fondre dans les traits de son père, son antécesseur, de plusieurs décennies son aîné.
Lynette Viadom-Boakye produit une impressionnante série de portraits de personnages purement imaginaires, pourtant présence de grande intensité, et d’infinie profondeur. Tous sont noirs. Comme tout l’art pictural du portrait nous a habitués à n’y voir que des blancs, on penche spontanément cette fois-ci à ne voir que des noirs. Oui, mais dans le divers de ces êtres de fiction, tel n’est absolument pas le sujet ! Dans une ville pétrie de culture chorégraphique, on se fixe aussi sur les sculptures en grandeur quasi réelle, réalisées par Michele Rizzo (pas Christian). Celui-ci est également chorégraphe. Il nous montre ici d’impeccables résines, ou terres cuites, de corps de danseurs épuisés, coupés en segments, qu’on pourrait recoller, trônant sur de magnifiques tissus de cérémonie.
Zidane, rien qu’un corps
« Fracture » de Sanya Kantarovsky est un tableau en plongeon vertigineux, où deux formes humaines oniriques conjuguent l’émotion intense d’une altérité intriquée, et lovée. Guère loin, on se confrontera à la double projection géante de l’alias virtuel de l’artiste Ed Atkins. Si artificielle soit cette forme reproduite à son image, qui évolue sur les écrans, la prégnance de son désarroi existentiel n’en est que plus intense. Même intégralement numérisé, c’est dans son corps, irréductible, son image de corps, que vibre son être tout entier.
La monumentale mise en série des violences guerrières, par Thomas Hirschhorn (ci dessus) peut être difficile à contempler, quand pourtant elle n’est faite que de mannequins et de poupées. Là, toujours, questionner ce qu’on veut voir des apparences. La dite réflexion, magistrale, se conclut en dimension géante, par la projection, en intégrale, d’un chef d’œuvre inattendu de l’art contemporain : le film « Zidane : A 21st Century Portrait », de Gordon Parreno.
Ce film est diffusé en intégrale, au cœur d’un dispositif circulaire. Pendant les quatre-vingt dix minutes d’une rencontre, dix-sept caméras sont fixées exclusivement sur la personne du footballeur en action, et non sur les actions de jeu pour elles-mêmes. Sueurs, muscles, tensions, décisions, impulsions, émotions… Un corps. Rien qu’un corps. Oui mais qu’est-ce qu’un corps ? Le corps, c’est une personne. Le corps tout entier d’une personne entière. Et non l’illusion de sa seule condensation cognitive.
Jusqu’au 13 février au MOCO, 13 rue de la République. En savoir +.
Liste des œuvres citées, crédits Fondation Sandretto Re Rebaudengo
Josh Kline « Wrapping Things Up », 2017, Sculpture 3D en plâtre, jet d’encre et cyanoacrylate, mousse, sac en polyéthylène / Sarah Lucas « Nice Tits », 201, Collants, mousse, cadre grillagé, bottes en béton/Nathaniel Mellors « Hippy Dialectics », 2010, Sculpture animatronique / Berlinde de Bruyckere « La femme sans tête », 2004, Cire, bois, verre / Maurizio Cattelan « La rivoluzione siamo noi », 2000, Résine polyester, cire, pigment, feutre et porte-manteau en métal / Lynette Yiadom-Boakye « A File for a Martyr to a Cause », 2018, 4 huiles sur lin / Gordon Parreno « Zidane : A 21st Century Portrait », vidéo, 2005.
(*) Nous avons dit dans une première version de cet article que cette exposition était la dernière de l’ère Bourriaud. C’est une erreur. Le mandat de Numa Hambursin démarrant le 18 juin avec une exposition monographique de l’artiste Berlinde De Bruyckere, d’autres propositions précèderont notamment « Trans(m)issions » avec Lili Reynaud Dewa, Jean-Luc Vilmouth et Mathilde Monnier à partir du 19 mars au MO.CO. Hôtel des collections et « Max Hooper Schneider : Pourrir dans un monde libre » à partir du 12 février à La Panacée.