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Un jardin pour faire des bêtises

Un crime dans le « jardin préféré des Français ». Le 17 décembre dernier, aux Assises de l’Hérault, Daniel Malgouyres écopait de 18 ans de prison pour avoir commandité un cambriolage dans son jardin Saint-Adrien de Servian qui a mal tourné. Pour un projet de livre, l’écrivaine Emmanuelle Salasc a suivi le procès. Elle a écrit ce premier jet pour LOKKO.

C’est une discrète qui a de grands admirateurs. Emmanuelle Salasc a d’abord écrit sous le nom d’Emmanuelle Pagano puis a repris son nom de famille. Son père est originaire d’Octon, une commune du Salagou sur lequel elle a écrit un splendide « Trilogie des rives, volume 2, Saufs riverains », aux éditions POL (écoutez à ce sujet cette émission sur France Culture). Elle est la co-scénariste du film de la montpelliéraine Nora Martirosyan, qu’elle a rencontrée à la Villa Médicis à Rome : éSi le vent tombeé, nominé aux Golden Globes et aux Oscars. Et a été encensée pour son dernier livre sur une fin du monde « Hors Gel », en tête de plusieurs sélections nationales et internationales. Emmanuelle Salasc a suivi l’intégralité du procès Malgouyres qui la fascine pour de multiples raisons, exposées dans ce texte ci-dessous : « 3 semaines intenses, lumineuses et très sombres, environ 500 pages A4 de notes (1,5 million de caractères) ».

L’été 2017, je découvre pour la première fois le jardin de Saint-Adrien, à Servian. J’ai grandi dans ce village de l’Hérault, alors que le jardin n’était encore qu’une carrière abandonnée au milieu des vignes, servant à l’occasion de dépotoir sauvage : encombrants, mobylettes volées, cadavre. L’année de mes neuf ans, un meurtre a eu lieu dans cette friche où nous allions parfois ramasser des escargots. Les journées sans pluie, ces journées décourageantes du Sud, nous préférions le petit bois de la Grassette, où nous trouvions de l’ombre et une mare.

Depuis, la décharge a été transformée en jardin, devenu en 2013 « Le Jardin préféré des Français », lauréat de l’émission présentée par Stéphane Bern. Comme j’ai toujours voulu faire mon originale, je préférais encore le petit bois de la Grassette, boudant ce lieu touristique prisé et lucratif, trop kitsch et artificiel à mon goût très arrêté de rurale intellectuelle.

Cet après-midi de l’été 2017, impossible d’y couper : toute la famille y fête un anniversaire de mariage. Je découvre enfin cet éden dont on m’a si souvent parlé. Jolis bosquets bien taillés, pelouses ultra vertes, pierres longuement brossées d’où surgissent de fraîches cascades, chemins charmants bordés de fleurs choisies avec soin, bassins agrémentés de sculptures mystico-désuètes, au fond desquels des carpes oxygénées par les nénuphars font danser leurs couleurs, snobées par des cygnes palmant au rythme de la rumeur de l’autoroute A75, rumeur que l’on parvient, par la magie artisanale du lieu, à oublier.

Notre groupe s’installe sur les gradins de l’amphithéâtre, devant le miroir d’eau, pour assister au spectacle équestre concocté par un certain Richard, présenté par Daniel Malgouyres, le propriétaire, comme un ami « très intime ». Pendant que les cavaliers se préparent, Daniel prend le micro et raconte : enfant, accompagnant son père qui travaillait dans les vignes, il jouait dans cette ancienne carrière de basalte, en se disant que plus tard ce serait chez lui, et qu’il en ferait quelque chose de beau. Des décennies plus tard, apprenant que la carrière était à vendre, Daniel a tout liquidé pour l’acheter, et s’est installé, avec sa femme Françoise et leurs deux enfants, au milieu de cette mémoire poussiéreuse. Habitants une simple caravane, ils ont travaillé comme des forçats, en plein cagnard, débroussaillant, nettoyant les cavités des gravats et des déchets, recomposant l’espace, amenant l’eau et l’ombre dans ce désert minéral pour en faire l’oasis surréaliste que nous avons sous les yeux et que Daniel présente comme l’œuvre de toute une vie.

Je suis émue par l’attachement insensé de cet homme à ce lieu, entraînant toute sa famille dans un chantier titanesque pour réaliser un rêve d’enfant, luttant contre l’oubli et l’aridité, quand nous avions même la flemme d’aider aux vendanges. Quelque chose me gêne pourtant. Toute sa famille, et en premier lieu sa femme, ne me semble pas être avec Daniel, mais derrière lui. Daniel est l’artiste, le créateur, le maître des lieux. En regardant le spectacle, je repense à la lettre que les enfants ont écrite pour leur mère, qui se remet d’un grave accident de cheval, publiée quelques jours plus tôt sur les réseaux sociaux : « Tu as organisé et géré dans l’ombre tant de choses (…) tu as donné tellement de ton temps et de ton énergie à faire que ce lieu ait une âme au grand bonheur de tous. Mais voilà qu’un jour tu as souhaité toi aussi prendre un peu de lumière. Tu voulais monter ton cheval sur le miroir d’eau du théâtre afin d’être un peu toi aussi l’artiste éphémère de ce lieu (…) depuis ce terrible accident, lorsque ton cheval t’a gravement blessée, tout a changé ». Françoise est dans l’ombre, comme l’écrivent ses enfants, travaillant depuis des années sans être déclarée, mais elle est, elle aussi, terriblement attachée à ce jardin, comme l’ont été, dans une moindre mesure et par la force des choses, leur fils Olivier et leur fille Aurélie, qui dirige avec son mari une société de services par drones, avec lesquels le jardin a été filmé en 2014. C’est du moins ce que je crois comprendre, de mon point de vue étriqué et fantasmé de romancière : le véritable lien de cette famille – et bientôt le lieu et l’enjeu de son déchirement – ce ne sont pas le mariage et les naissances, c’est le jardin.

Aujourd’hui, 4 ans plus tard, Daniel n’est plus le maître des lieux. Condamné à 18 ans de réclusion criminelle par la cour d’Assises de Montpelier le 17 décembre dernier, il a été reconnu coupable d’avoir commandité un faux home-jacking, qui s’est déroulé le 5 octobre 2017 dans sa propre maison, et au cours duquel il a abattu l’un des cambrioleurs. Le motif de cette commandite aurait été de récupérer l’argent mis de côté par sa femme, et surtout de lui faire suffisamment peur pour qu’elle quitte enfin le jardin.

Car depuis l’accident de Françoise, l’ambiance était détestable dans le couple, déjà fragilisé par des décennies de mésentente conjugale et de tromperies. Les disputes violentes, les crises insupportables, les ont amenés au bord du divorce. Mais comment liquider la communauté,  comment diviser un rêve, comment se partager la maison et le jardin bien sûr, mais aussi un magot considérable, déposé en partie sur un compte au Luxembourg, et dissimulé un peu partout chez les Malgouyres, des centaines de milliers d’euros en petites coupures, le black du jardin dont les enquêteurs ont littéralement déterré une partie, mais dont la grande majorité reste introuvable.

Deux autres hommes liés au cambriolage mortel ont aussi été jugés. Richard Llop a été condamné à 8 ans de réclusion criminelle. Moniteur et propriétaire d’un centre équestre, il donnait des cours d’équitation à Françoise et à Olivier, il était aussi le confident de toute la famille : c’est le Richard qui montait les spectacles équestres du jardin et que Daniel présentait comme un ami « très intime ». Llop, qui avait vendu à Françoise le cheval qui lui a écrasé la tête, dit avoir organisé le faux cambriolage pour le compte de Daniel Malgouyres, mais celui-ci nie et l’accuse à son tour : il aurait, selon sa défense, agi seul, exploitant sa parfaite connaissance des lieux et les vives dissensions du couple. Richard Bruno, le cambrioleur survivant, a lui écopé de 7 ans d’incarcération. Il avait été recruté par son propre père, Jean-Pierre Bruno, un autre cavalier et ami de Richard Llop. Jean-Pierre Bruno, terrassé par un AVC, n’a pas comparu, mais il semble avoir joué un rôle important dans cette affaire, nouée et consolidée autour de liens familiaux et amicaux très altérés.

Le rêve d’enfance de Daniel s’est transformé en cauchemar, un cauchemar planifié dès cet été 2017, pendant que nous fêtions, en famille, un anniversaire de mariage dans son jardin. Ce jardin, c’était son « bébé ». Plusieurs témoins ont assuré qu’il comptait pour lui plus que ses enfants et ses petits-enfants, les gens du village disent qu’il lui a fait perdre la tête, et lui-même a déclaré qu’il était son amant. Selon l’expertise psychologique, il s’agissait plutôt d’une relation entre lui et lui : le jardin, c’était l’image que Daniel donnait de lui, lui qui se voulait le nouveau facteur Cheval, son idole, dont le patronyme résonne étrangement dans l’amphithéâtre. Des chevaux, dans cette affaire, il y en a beaucoup, piétinant les égos, écrasant la tête de Françoise, montés par des cavaliers troubles et flamboyants, Richard Llop, Jean-Pierre Bruno. Alors que la dernière oeuvre de Ferdinand Cheval était son propre tombeau, Daniel semble avoir sculpté, à coups de bulldozer, les contours de sa prison.

Devant l’injustice qu’il ressent à être incarcéré alors qu’il se dit innocent, Daniel n’a pas seulement accusé son ami « très intime », il a aussi accusé son propre fils, Olivier, dont il souhaitait qu’il prenne sa place en prison, ajoutant que ce fils alors ne tiendrait pas, et finirait par se suicider. C’est ce qu’on a pu entendre dans les écoutes téléphoniques, et lire dans les lettres terribles qu’il lui envoyait depuis sa cellule. Une de ces lettres se termine ainsi : « Tu nous as fait perdre notre rêve, ce jardin que j’avais bâti avec ta mère ». Perdre son jardin, ces quatre hectares d’enfance, Françoise l’avait bien compris, c’était la hantise de son mari. Aurélie, persuadée de son innocence, soutient toujours son père. Ses drones ne survolent plus cet éden maudit où Françoise, la peur au ventre, soutenue par son fils, continue à travailler sans relâche. Le jardin a fermé pour l’hiver. Daniel, après avoir fait appel, a fini par craquer, comme il l’avait prédit pour son fils, et a été hospitalisé en psychiatrie.

Il y a six ans, à la même époque, le couple déjà déchiré souhaitait aux visiteurs une bonne année sur les réseaux sociaux, avec en guise de voeux une vidéo joyeuse sur laquelle des enfants chantaient : “Donnez-nous, donnez-nous des jardins, des jardins pour y faire des bêtises”… Des bêtises qui ont coûté la vie d’un homme et détruit quatre familles, à coups de sabots et de Mossberg 500.

L’attachement insensé de cet homme à son jardin m’émeut pourtant toujours, et au-delà ce lien, je suis aussi touchée par l’homme, cet homme qui a posé des actes criminels, qui a dit et écrit des choses ignobles. Mais pour essayer de comprendre pourquoi, il me faudra passer par tout un livre.

Portrait de Emmanuelle Salasc @Michel Roty, photos du jardin @Jardin de Saint-Adrien.

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Lise-Jeanne
Lise-Jeanne
2 années il y a

Bonjour Madame,
La veuve du cambrioleur tué dit avoir vu de l’humanité dans les familles. Vous évoquez 4 familles détruites.
Personnellement, j’ai vu des familles « déconstruites », éclatées, ou sans bases solides, presque sous-prolétaires pour 3 d’entre elles (dont celle du cambrioleur tué), avant ce home-jacking.
Vos premières feuilles sont émouvantes et bienveillantes. J’attends le livre avec impatience.
En tout cas, merci pour « Hors gel ».
Bonne semaine à vous,
Une lectrice.

Paule
Paule
2 années il y a
Répondre à  Lise-Jeanne

Oui. Des absences de famille-cellule, pour les 4 « familles », je dirais. Pas de pierre angulaire. Des parents absents et/ou nuisibles, violents. Et ces grands enfants-là, ces 5 protagonistes, dans le tout-pouvoir, dans le jardin et/ou autour de lui. « Je veux avoir. J’aurai. Dégagez, je peux être violent. »
Tout le contraire de la compétition sportive, et ils se disaient sportifs…
Tout le contraire du jeu.
Tout le contraire du travail.

Marie Urdiales
Marie Urdiales
2 années il y a

Une très belle entrée en la matière, on « voit » aussi bien le lieu que les protagonistes… Superbe matériau pour un livre que j’attends moi aussi avec impatience, je vous souhaite de vraiment vous régaler en l’écrivant!

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