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Un certain Nordahl Lelandais, “défavorablement connu” dans la région

Journaliste et écrivain, maître de conférence en sociologie à l’université de Montpellier, Michel Moatti livre ce texte exclusif à LOKKO sur l’affaire Nordahl Lelandais dont il vient de suivre le procès. Son livre, que l’avocat du tueur a tenté de faire interdire, et qui évoque une correspondance pendant ces trois dernières années avec Jennifer De Araujo, la maman de Maëlys, sort en librairie le 17 mars.

J’ai appris la nouvelle par une alerte Google, dans le TGV qui m’amenait à Grenoble, au tout début du mois de février. En pleine cinquième vague Covid. Les audiences de la cour d’assises de l’Isère étaient en suspens : Nordahl Lelandais, au troisième jour de son procès, avait ressenti dans la nuit des symptômes inquiétants. La cour attendait les résultats du test PCR avant de décider de la reprise des débats. Le jour avait son importance : après deux séances “techniques” consacrées au tirage au sort des jurés et aux serments, la présidente Valérie Blain allait demander pour la première fois des explications au meurtrier de Maëlys. On devait également commencer aujourd’hui l’examen des éléments de personnalité de l’homme qui faisait frissonner la France, de peur ou de colère, depuis quatre ans.

J’arrive à temps. Palais de justice. Salle 6, cour d’assises. Style contemporain. Boiseries claires. La sonnerie annonce finalement la reprise des audiences : test négatif. Les jurés entrent, s’installent devant l’armoire large ouverte dans laquelle s’empilent les 23 000 pages du “Dossier Lelandais”. L’accusé se présente, chemise claire, soigneusement repassée ; on devine une barbe bien taillée sous le masque chirurgical. Coupe de cheveux de quadra impeccable, façon courtier d’assurances ou vendeurs d’automobiles. Il s’installe, et prend une pose qu’il ne quittera quasiment jamais au cours des trois semaines qui suivent. Résolument détournée des bancs des parties civiles, sur lesquels les parents de Maëlys, Jennifer et Joachim, et sa grande sœur Colleen cherchent à happer son regard. Celui-ci ne déviera jamais. Fixé sur la présidente de la cour d’assises, dont les yeux sévères l’affrontent en retour. Valérie Blain lance, comme déjà fatiguée de fouiller dans les pièces d’un puzzle qu’elle tente de démêler depuis deux heures, résumé des quatre années d’enquête :

— Qui êtes-vous, M. Lelandais ?

— Qui je suis ? répond la voix dans le box, une voix flûtée, finalement bien posée pour celle de l’assassin que toute la salle attend. Lelandais, Nordahl. Présent devant la cour d’assises pour m’expliquer sur des faits très graves…

Alors tout est revenu. Depuis le premier jour. La première nuit. Cette nuit de noces d’août 2017, au cours de laquelle Maëlys De Araujo, une petite fille de huit ans, disparait, à 2h45 du matin.

Les faits sont connus. La cour d’assises les rappelle, en projetant les éléments-clés du dossier. La salle des fêtes, tapies dans la campagne iséroise. Les bois noirs alentours, que les gendarmes et les hélicoptères ont ratissé, mètre par mètre. La caméra de vidéosurveillance de l’opticien de Pont-de-Beauvoisin, qui révèle un passage, à 2h47. Une voiture grise, avec sur le siège passager une forme frêle, en tenue d’été, blanche et floue. Maëlys, dans sa petite robe de mariage, tassée contre la portière de l’auto de son ravisseur ?

L’auto sera rapidement identifiée : il s’agit de l’Audi A3 d’un certain Nordahl Lelandais, “défavorablement connu” dans la région, comme on dit dans la police. Nono le Barjot. Un type un peu suspect, déjà condamné pour incendie volontaire et cambriolage. On le dit un peu glandeur. Un peu menteur. Un peu dealer, aussi. Rapidement convoqué et interrogé, il lance aux enquêteurs, narquois :

— Des A3 grises, vous savez combien il y en a sur l’Isère et la Savoie ?

On le laisse aller. On fait mine de le laisser aller. On le garde sous cloche, surveillance et écoutes téléphoniques. Et on examine un peu mieux les témoignages et les pièces déjà acquises. Les enquêteurs entendent un témoin. Qui évoque Nono et une station de lavage. Le lendemain du mariage et de la disparition de la petite fille. On visionne la caméra, encore une. Deux heures et cinq minutes de nettoyage approfondi de l’Audi, dont 1h44 pour le siège passager et le coffre, dans lequel on saura plus tard qu’il a déposé le corps de Maëlys. Et où la police scientifique découvrira plus tard cette minuscule goutte de sang, dont l’ADN s’avérera être celui de Maëlys et qui précipitera les aveux du meurtrier. Et puis l’avalanche. L’identification de l’Audi sur les lieux de la disparition du caporal Noyer, ce jeune militaire évaporé quelques mois avant Maëlys, sans rien laisser derrière lui. L’examen des téléphones portables, la découverte d’images tournées par Nono le Barjot, des attouchements sexuels sur des fillettes de 4 et 6 ans. Ses cousines. Les aveux en cascade. Il a tué Maëlys. Il a tué Arthur Noyer. Mais “involontairement”. “Sans intention de donner la mort”.

Pour la première session d’assises, en mai 2021 à Chambéry, la cour ne l’a pas cru et l’a condamné à 20 ans de prison pour le meurtre du caporal. Maintenant, la manche va être plus serrée. Il y a ces cas d’agressions sexuelles sur mineures. Il y a ces soupçons d’attirance morbide pour la petite fille. Enlèvement. Séquestration. Meurtre. Et il y a ces mois de mensonges et de défi. L’acte de mise en accusation fait 47 pages.

La présidente fait défiler encore et encore les images de la petite forme blanche. Ralenti extrême. La frêle passagère est fantomatique. On la voit indiscutablement se blottir loin du chauffeur. On distingue le fameux décolleté qui fera tant réagir son avocat. Un immense silence règle dans la salle 6 de la cour d’assises. Trois fois, quatre fois, les images repassent. De plus en plus ralenties, de plus en plus nettoyées par les logiciels de retouche. La présidente Valérie Blain lance soudain :

Lelandais, c’est bien vous que l’on voit sur ces images, à côté de Maëlys ?

L’accusé lâche d’une voix blanche :

Oui, madame la présidente.

Nous comprenons alors profondément ce que nous regardons là, depuis près de 15 minutes, tous stupéfaits, les yeux rivés à l’écran sur lequel défilent les images saccadées de l’Audi : ce sont les dernières secondes de la vie de Maëlys De Araujo.

Nordahl Lelandais reste calme. Presque absent. Comme si c’était un autre que lui qui allait devoir répondre de toutes ces incohérences, de toutes ces horreurs. Réelles, avérées, ou simplement possibles. Maître Caroline Rémond, avocate des parents des deux petites filles dont Lelandais a filmé le sexe pendant leur sommeil, demande des nouvelles d’un de ses téléphones portables, qu’il a détruit depuis :

— Qu’est-ce qu’il y avait sur ce téléphone ? lance-t-elle, pleine de fièvre.

— Ce téléphone ne fonctionnait pas, répond suavement l’accusé.

— Pourquoi l’avoir gardé pendant un an, alors ?

— Je récupérai des pièces dessus. J’ai décidé de m’en débarrasser parce que je l’avais volé, et que je venais d’être interrogé comme suspect.

— S’en débarrasser ? Il suffit de le jeter. Pourquoi l’avoir détruit à coup de pierre avant de le balancer à l’eau ?

Silence.

Sur ce téléphone qu’il gardait depuis plus d’un an, je suppose qu’il y avait des preuves extrêmement compromettantes des derniers instants vécus par Maëlys De Araujo, confie Caroline Rémond, l’avocate des petites cousines de Nordahl Lelandais à la suspension de séance. Alors je lui ai demandé s’il s’était filmé en train de tuer Maëlys…

Meurtre. Assassinat. Agressions sexuelles. Viol ? Les hypothèses devenaient épuisantes. Fallait-il y ajouter celle d’un snuff movie, tourné à la seule lueur des phares dans la nuit noire de Pont-de-Beauvoisin ?

J’ai passé plus de trois années à travailler sur les témoignages et éléments de fond de ce “dossier Nordahl Lelandais”. J’en avais fait un livre qui devait être publié à l’automne 2018. Le propos était alors d’en analyser le traitement médiatique “en temps réel”, et le parasitage extrême que les réseaux sociaux font peser sur une enquête judiciaire. J’y évoquais la personnalité de l’accusé, et tentais d’y voir un peu plus clair dans les vides, les mensonges et les silences qu’il avait semés autour de lui.

Mais cette “v1” du “Rapport sur Nordahl L.” n’est pas sortie. Du fond de sa cellule à Saint-Quentin-Fallavier, Nordahl Lelandais a sollicité son avocat pour demander l’interdiction judiciaire de ce livre. “Atteintes à la présomption d’innocence”. Juridiquement il pouvait avoir raison. Mon éditeur et moi avons suspendu la parution. J’ai continué à travailler. J’ai nourri le livre, qui parait maintenant, de la correspondance que j’ai entretenu pendant ces trois dernières années avec Jennifer De Araujo, la maman de Maëlys. J’ai été la voir dans le Jura, pour des entretiens poignants qu’elle a accepté de m’accorder. J’imaginais ses pensées bouleversées, elle me les a confirmées. Elle m’a parlé de ses rêves depuis la première nuit du drame. Ses cauchemars. “Quelle que soit ma vie désormais, m’avait-elle confié alors, que je vive vieille ou pas, je sais que mes dernières pensées seront pour Maëlys.” Un soir de semaine, cet hiver, nous avions dîné dans un restaurant presque désert ; dehors, la nuit du Jura, pleine de neige, faisait les idées noires. Dedans, la chaleur du bois, les reflets des cuivres. Jennifer De Araujo avait encore le courage de les évoquer, toutes ces années d’attente, de ces faux espoirs balayés par la cruauté du monde. Elle m’a parlé de temps long, de “souvenirs qui ne savent pas disparaître”. De ce moment terrible, le plus terrible peut-être de toute cette histoire, en février 2018, quand les enquêteurs lui ont appris la découverte de la goutte de sang de Maëlys. Cette fois, il n’y avait plus de doute, ni de place, même minuscule, à l’espoir. Elle a murmuré, dans le restaurant silencieux :

Voilà… J’ai réalisé que c’était fini. Maëlys était morte. La réalité, c’était celle-là.

Elle est morte. La réalité n’a jamais été si réelle.” avais-je écrit à la page du 14 février 2018 dans la “v1” du Rapport.

Au soir du verdict, quand la cour d’assises a condamné Nordahl Lelandais à la réclusion criminelle à perpétuité, Jennifer m’a parlé de soulagement, mais aussi de ce “manque de Maëlys, qui ne se dissipera jamais”. D’éternité.

Le condamné, lui, n’a pas frémi. Il a glissé trois mots à sa mère et sa sœur, présentes à l’audience, sur le premier banc près du box. Puis il s’est détourné, escorté par les agents de la pénitenciaire, et a replongé dans son abîme.

Le vendredi 18 février, Nordahl Lelandais a été reconnu coupable de l’enlèvement et du meurtre de la petite Maëlys. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûreté de 22 ans. Il n’a pas fait appel.

Michel MOATTI, Rapport sur Nordahl L. – Préface de Jennifer De Araujo, Éditions Hervé Chopin, sortie nationale 17 mars 2022.

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