Lundi 8 février, lors d’une projection presse au Diagonal, on découvrait le premier long-métrage de Marion Desseigne Ravel Les Meilleures, projeté en avant-première au Diagonal le soir même. La réalisatrice et scénariste, sortie de la FEMIS en 2011, portait déjà dans ses courts-métrages le poids de son engagement en donnant à voir l’éclosion du désir dans des contextes hostiles. Son film, lauréat 2019 de la Fondation Gan et sélectionné au festival d’Angoulême, sera à découvrir dans les salles dès le 9 Mars.
Dès la première scène, dans les rues typiques du quartier de la Goutte d’Or, on sait que ça ne sera pas un film comme les autres. Ni un « film de banlieue », ni une comédie romantique, mais un film sur des meufs, des bandes de meufs, un western moderne où les guerres de territoires font s’affronter des clans dans un square.
L’objet du désir : un banc rose, symbole cliché de la féminité, mais lieu de tous les possibles, ensemble. Dans ce petit monde, qui semble hors temps et hors lieu, le pouvoir n’a de genre que la violence. Où il faut élever sa voix pour se faire respecter, montrer par son corps l’attitude adaptée et ne jamais baisser sa garde pour ne pas perdre la face. Où les ami.es font famille quand celle-ci fait défaut. Où le quartier fait sa loi sur la réputation et les qu’en dira-t-on. Où le temps se suspend, le temps d’un été, sans voyages mais pas sans histoires à s’inventer et à vivre, comme pour la première fois.
Nedjma et Zina face au monde
Nedjma (Lina El Arabi) en rencontrant Zina (Esther Bernet-Rollande), d’abord sa voix, affirmée, puis en échangeant les mots qu’elle dit à tou.tes et les mots qu’elle ne dit qu’à elle, va se confronter à son désir et au sentiment amoureux qui grandit auprès de celle qui se connait déjà.
Tel un récit initiatique, l’assurance et la différence de Zina vont pousser Nedjma à se transformer et à affirmer son identité, au risque de perdre ses ami.es et de subir le regard des gens. Aussi petites soient les menaces, Nedjma verra son monde s’effondrer lors d’une scène presque fantastique : celle d’un tremblement de terre réel, d’un tremblement d’être métaphorique, lorsque les bouleversements de l’immatériel -de ses traditions, son éducation et ses modèles épris d’hétéronormativité- deviennent matériels, pour incarner « la rupture et l’intensité du séisme émotionnel qui la traverse » nous expliquait la réalisatrice lors de la la conférence de presse.
« Zina depuis que je te connais c’est comme s’il y avait plusieurs morceaux de moi, j’ai le coeur comme un marteau-piqueur »
Car la caméra de Marion Desseigne Ravel, dont le rythme n’a d’égal que la tendresse du regard porté, nous plonge dans les yeux de Nedjma, de manière organique et sensible, dans sa frustration à scroller sur les réseaux sociaux, dans l’attente des textos qui envahissent l’écran comme pour signifier leur impact, et dans sa liberté retrouvée sur le toit où elle ose enfin rêver.
Rêver d’un monde où elle pourrait être avec elle et construire une bulle pour que leur amour soit préservé des regards indiscrets. Et pourtant s’exposer au grand jour des fenêtres sur le monde, en bâtissant sur les fondations en béton armé un monde qui pourrait coexister. Dans l’épure de l’action, Les Meilleures nous replonge dans le temps de nos 16 ans où le groupe de potes était un rempart face au monde, un cocon de sérénité entre apparence et connaissance des autres, au sein duquel on se sentait exister. Mais un cercle aussi fermé, où l’on avait des choses à prouver, une façade affichée et où le moindre secret pouvait devenir une trahison insoupçonnée. Oser abandonner le collectif au profit de l’individualité.
Ainsi, on comprend mieux le baiser innocent qui fait jaillir le dégoût de soi au rejet de l’autre, l’incompréhension à la peur de voir exploser l’équilibre précaire d’une vie bien maîtrisée. Tout prend alors des proportions telles que l’on peut en venir au cyber-harcèlement voire à l’agression, simplement pour se venger de ne pas avoir respecter les règles, les limites que l’on s’était fixées. L’oppression semble prendre le pas sur la libéralisation d’une seconde génération qui s’éduque en se violentant, se protège en se surveillant, et s’étouffe en se forçant à marcher dans la même direction.
Des copines qui ne se mélangent pas
Et si les hommes sont presque absents à l’écran, ils sont pourtant présents dans le langage, dans les gestes, dans le sexisme intériorisé de ces jeunes femmes qui adoptent les codes les plus stéréotypés, dans la pression ainsi exercée, et dans l’homme qu’une mère préférerait voir à la maison, plutôt que de devoir imaginer d’autres options. Et la réalisatrice de nous rassurer ironiquement sur « l’omniprésence des hommes au sein de notre société » et sur sa volonté de montrer ici des « bandes de copines qui ne se mélangent pas, comme dans la vie à cet âge-là« .
Pour la fraicheur de la spontanéité jusque dans les textes improvisés, encouragés par Marion Desseigne Ravel qui faisait confiance aux comédiennes notamment « Maya Zrouki (interprétant la petite soeur, ndlr) qui sort des répliques au kilomètre » de manière très naturelle, nous confiait-elle.
Pour la musique, éclectique et mélancolique avec les compositions de Romain Kronenberg. Pour ces actrices au caractère aussi fort que leurs convictions, notamment Esther Bernet-Rollande qui qualifiera ce premier film de « providentiel », presque existentiel : « Incarner Zina m’a permis de mieux me connaitre et de défendre mes idées car il s’agit là de montrer que l’amour est très beau, très précieux, qu’il faut l’honorer » affirmait-elle aux côtés de la réalisatrice. Sa performance si juste et engagée signe la promesse d’une belle carrière.
Pour la déconstruction loin de tous les clichés qui montre simplement la réalité : « Je m’inspire de gens qui existent vraiment, comme les mères de famille, représentant la majeure partie des familles monoparentales en France » nous précisera la réalisatrice. Pour l’exposition de la nature humaine dans toute sa complexité. Pour l’amour qui s’attache aux regards plus qu’aux corps exposés. Pour ce projet qui a été porté avec engagement par la Marion Desseigne Ravel et les actrices qui ont décidé de lui faire confiance.
Tant d’obstacles pour ce film
Alors que ce film a rencontré nombreux obstacles, entre un casting ponctué par des rejets de comédiennes ayant peur du regard de leur famille sur l’homosexualité et un lieu de tournage changé à cause d’un square dominé par un dealer qui demandait des bakchichs et mettait en danger les actrices, la réalisatrice a dû se battre, soutenue par Le Pacte et son équipe pour que son film aboutisse. Et pour cette histoire intime et universelle qui touchera en plein coeur le public, ce premier long métrage de Marion Desseigne Ravel mérite d’être vu.
« J’ai peur de tout« , dira Nedjma, dans un instant de vérité et de vulnérabilité, mais parce que l’amour donne le courage d’être soi et la folie d’y croire, elle finira par lancer cette réplique lourde de sens : « Après on verra« . Comme une ouverture sur l’avenir, pas figé, en mouvement, car tout change alors tout est possible. Un « Roméo et Juliette » ou plutôt « Juliette et Juliette » des temps modernes, dépeignant un amour interdit sans tragédie, sans fuite vers le bonheur, avec au final une véritable note d’espoir, le bien le plus précieux dans un monde plongé dans le noir.