Aux 13 Vents, toute l’humanité dite en une heure de temps

Rattrapée bien malgré elle par un contexte terrible, “La Gigogne des tontines” d’Alain Béhar aux Treize Vents, est une pièce qui nous fait sourire fort à propos, mais en touchant très juste, et au fond. Elle met en scène “des bons vivants âgés grosso modo de 500 000 ans, un peu sympathiques et un peu minables, qui ont tout traversé et s’en sortent bien”.

Pour une fois, on révèlera la fin. On commencera même par ça. C’est vite décrit. Le protagoniste principal demande : “Quelle heure est-il ?”. Un autre personnage lui répond. Mais depuis la salle, on n’entend goutte. Le protagoniste principal lâche alors en réponse : “Ah, mince !” Et le noir se fait. La pièce est finie. Applaudissements. C’était donc en ellipse, tout simple d’apparence, frayant quelque part du côté de l’absurde, sans bouder son humeur loufoque.

Tout de son long, assez brièvement du reste, la pièce d’Alain Béhar, “La Gigogne des tontines” présente pareille texture : brillamment enlevée, flottant avec légèreté dans un entre-deux du sens, finalement fort troublante en touchant au fond. Dans le genre, il n’y a aussi qu’à retenir le titre, intrigant. Les tontines sont des petits systèmes financiers de groupe, où chacun y va de sa contribution personnelle pour abonder un fond partagé, susceptible de bénéficier à quelqu’un d’autre. C’est plutôt solidaire. Quant à la gigogne, on en connaît le principe d’emboîtements successifs, d’un format dans un autre. Cf : les poupées gigognes.

Aller au théâtre en ce moment

Aussi bien, on aurait écrit : poupées russes. Nous y voici. Il est possible que quelque chose de très pesant nous reste en tête, au moment de nous asseoir dans une salle de spectacle un soir de jeudi 10 mars 2022. Un truc avec de la guerre, de la fin du monde, se rajoutant à tout le reste ; et le climat et les Zemmour. Il est possible de se demander encore une fois ce que va bien pouvoir y faire une pièce de théâtre. Il est possible de se sentir gêné, voire inapte à procéder à un transport ailleurs, quand tout englue ici.

Alors trois personnages font leur entrée en scène. Laquelle recourt aux procédés du décor traditionnel pour créer un espace ingénu, tout rosé, aussi aimable que grinçant. Actuel. Mais un peu bêtement, tel un corner d’Ikéa. Un lieu complice ; mais qui dérange quand même, de ce seul fait de complicité. Dans ce cadre, nous avons donc Alain Béhar lui-même, qui est le dramaturge auteur de “La Gigogne des tontines”, mais aussi l’interprète ; ce qui n’est pas une configuration commune. Le personnage est vif, volubile, tout en sagacité très mobile. Il est dans la gamme des personnes petites, mais qui usent alors d’autant plus de malice et d’agilité pour aimanter l’attention.

L’accompagnent deux géant.es (en comparaison). Inverse absolu de Béhar, Valéry Volf demeure immuablement muet, épinglé dans un rigide costume de clerc de notaire. Plus intermédiaire, Isabelle Catalan fait défiler une garde-robe assez brillante d’executive woman, ou de demi-star, lâchant de temps à autre quelques réactions verbales chimériques, laconiques, plus ou moins désastreuses (tellement révélatrices), en travers de la loghorrée emflammée de notre Béhar.

Une étourdissante cataracte d’impertinence

Lequel serait un homme très étrange, qui ne serait jamais mort, et aurait vécu dans sa personne, ici présente, plusieurs centaines de milliers d’années d’évolution de l’humanité. C’est restitué comme s’il y était, depuis l’âge des cavernes, en passant par toutes les étapes de la constitution en société, l’invention de la langue, du pouvoir, des guerres, des outils, des techniques, etc. Tout autant témoin qu’historien, il est en mesure de jongler avec tous les liens, défier les anachronismes, ne bouder aucun trait d’esprit, foncer dans des raccourcis, tirer le tapis sous la vérité du déroulé historique, provoquer les entrechocs, pratiquer les tête-à-queues, dans une étourdissante cataracte de commentaires impertinents, très pertinents, loufoques, intempestifs, moitié absurdes, bien envoyés, très balancés, et qui relancent, et qui provoquent, et qui nous étourdissent.

Cette cavalcade de la destinée humaine tient constamment en haleine. Elle est plutôt légère, fantaisiste, un peu bonhomme. Dans le registre de la pirouette excellente, elle pourrait presque agacer. Mais voilà qu’elle fait toujours mouche dans sa vivacité. Voilà qui renvoie chacun, chacun.e, depuis son temps présent, son fauteuil de spectateur, à l’éveil d’une conscience tourbillonnante des significations les plus générales et fondamentales du principe de vivre et d’avoir fait un monde. Pas dupe, finalement souvent grave, cette polyphonie des significations orchestre un devoir -mais aussi un goût- de vivre en conscience, en questions, en étonnements.

On en a terriblement besoin.

Représentations les 15, 16, 17 mars. En savoir plus, ici

Photos Jérôme Tisserand.

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