“Pelléas et Mélisande” : un drame en écho à tant de nos tragédies

L’opéra de Debussy a valu un grand moment d’émotion et de musique à l’Opéra-Comédie avec la direction poignante du chef ukrainien Kirill Karabits et la merveilleuse Judith Chemla en Mélisande, jeune épouse éthérée, victime de violence conjugale.

 

Pédéraste et Médisante”

Claude Debussy absolument subjugué par le “Tristan et Isolde” de Wagner, réussit à s’éloigner de cette influence et compose “après Wagner et non pas d’après Wagner”  une œuvre unique à bien des titres : “Pelléas et Mélisande” est son seul opéra ; l’écriture lui prendra dix années de sa vie. Cette musique marque un véritable tournant dans l’histoire de l’opéra. Un scandale accueillit d’ailleurs la première de cet œuvre novatrice, les tenants de la cabale l’ayant rebaptisée “Pédéraste et Médisante”. En 1902, bien avant les réseaux sociaux, le lynchage médiatique existait. Le public découvre alors une forme musicale novatrice avec un parti pris de continuité, un flot musical qui relie les scènes entre elles. Debussy livre une musique extrêmement subtile, presque immatérielle dont l’expérience sensorielle est difficilement transmissible.

Silence à l’arrivée du chef ukrainien

Tout est bruissements dans la salle de l’opéra Comédie, rires et chuchotements mais l’arrivée du chef Kirill Karabits se fait dans un silence absolu. Le public se fige, n’ignorant rien de l’actualité qui touche particulièrement ce chef de nationalité ukrainienne dont la famille se trouve actuellement à Kyiv. Immobile face à l’orchestre, il étire ce silence pendant de très longues secondes avant de nous inviter dans le très sombre royaume d’Allemonde.

Inspiré de “Tristan et Isolde” et “Raiponce” des frères Grimm, le livret nous conte l’histoire de la mystérieuse Mélisande perdue ou réfugiée dans une forêt, visiblement traumatisée, que Golaud, un triste veuf et chasseur solitaire, va recueillir puis épouser dans la foulée. Il la ramène chez son grand-père mourant, le vieil Arkel, dont le royaume est aussi sinistre que sombre. Cherchant la lumière comme on cherche l’oxygène, c’est l’amour qu’elle trouve dans les bras de Pelléas, le jeune demi-frère de son mari. Lequel mari, pétri de jalousie n’hésite pas à la faire espionner par son propre fils le petit Yniold, pris dans un conflit de loyauté. Autant d’ingrédients éternels qui amènent au drame. La tragédie va emporter la totalité des protagonistes, coupables ou victimes.

Féminicide, agression, mariage malheureux, vieillesse, jalousie et tueries : rien de ce qui se joue ici ne nous est étranger et l’interprétation tellement ciselée et vibrante de l’orchestre montpelliérain nous en renvoie une image poignante.

Judith Chemla épatante en chanteuse

Une mise en scène de Benjamin Lazar volontairement décalée et transposée dans les années 70, des décors peu convaincants, des pulls moches et des faux arbres, tout ce kitch est en définitive vite oublié face à l’imposante évidence de la musique et à la présence des chanteurs. Debussy souhaitait que son héroïne fut tout à la fois chanteuse et comédienne : il aurait adoré le personnage campé par Judith Chemla. On la connaissait actrice dans la série “Engrenages” ou dans des films comme “La Princesse de Montpensier” et on lui découvre un talent de chanteuse qui convient à merveille au personnage éthéré, mystérieux, parfois désespéré de Mélisande. Elle est à la fois enfantine et universelle : un éternel féminin qui paie le prix fort pour sa liberté. La voix est sûre dans toutes les nuances : vibrante ou évanescente. Votre cœur est broyé d’émotion.

Face à elle trois hommes talentueux : Vincent Le Texier, baryton basse, interprète un Arkel que l’approche de la mort éclaire d’humanité.  Le baryton Allen Boxer est un Golaud tourmenté et aigri. Son timbre est riche, puissant avec de belles notes dans les aigus. Marc Mauillon dans le rôle de Pelléas offre une palette vocale surprenante et rare : à la fois baryton et ténor. De fait, les aigus sont impeccables et les inflexions graves bien timbrées. La diction et son jeu d’acteur sont convaincants.

Une direction à la hauteur du drame

La partition de Debussy est d’une architecture invraisemblablement riche, les superpositions rythmiques, les changements de registres font un tourbillon ininterrompu d’émotions pures. Lui qui voulait s’affranchir de “La Sainte Trinité musicale : mélodie, harmonie et rythme” réussit à nous transporter dans ce monde onirique. Difficile d’imaginer que la direction aussi intensément poignante de Kirill Karabits soit sans rapport avec la dramatique actualité. L’orchestre montpelliérain y a répondu avec profondeur et élégance. Le public a longuement applaudi cette œuvre magique.

De haut en bas : Judith Chemla et Allen Boxer à la Une, puis le chœur avec Vincent Le Texier, ensuite Judith Chemla et Marc Mauillon dans le rôle de Pelléas. Photos Marc Ginot.

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Mokaddem
2 années il y a

C’est en effet un opéra surprenant dans une querelle d’époque entre la germanité de l’ « œuvre totale » wagnérienne et l’école française qui cherche son mélisme du côté d’un orientalisme procédant non par leitmotive ou étirement de l’accord (comme l’est le Tristan und Isolde de Wagner) mais par chromatisme des intervalles harmoniques.
Il faudra attendre la musique savante populaire du jazz pour arriver à de telles prouesses de composition à la fois sonores et harmoniques.
Félicitations pour la direction d’orchestre, les musiciens et la mise en scène trendy!

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