Neue Grafik, le jazz londonien engagé

Ambiance jazz underground anglais à Victoire 2, ce vendredi 25 mars avec la venue du groupe Neue Grafik du claviériste parisien Fred N’thepe, basé à Londres pour la sortie de leur nouvel EP : « Foulden Road Part Two », en hommage à Adama Traoré, et aux victimes de violences policières partout dans le monde. Trompette, saxophone, basse, et batterie se répondaient dans une ambiance festive derrière leur chef d’orchestre français adopté par le “ South London ” et sa scène bouillonnante. LOKKO l’a rencontré.

 

LOKKO : Beaucoup de styles caractérisent ta musique, peux-tu me raconter ton parcours musical ?

FRED N’THEPE : Alors j’étais DJ avant d’être claviériste et compositeur. Il y a plusieurs années, je jouais principalement de la bass music, et du UK garage. Puis j’ai découvert le broken beat, la house de Detroit, la house française. Parallèlement, je me suis rendu compte que j’aimais le jazz et le piano. J’ai donc naturellement commencé à mélanger tous ces styles au point de créer un joyeux bordel qui caractérise aujourd’hui ma musique.

Et aujourd’hui, tu es à la tête d’un groupe de jazz, Neue Grafik Ensemble. Comment s’est orchestré ce virage ?

En fait, je sortais déjà des releases sur Rhythm Section (label anglais NDLR.) donc j’avais déjà un pied-à-terre là-bas avant même d’y habiter. On peut dire que ma vibe était déjà imprégnée de l’atmosphère jazz de Londres. Ensuite, j’ai commencé à faire plusieurs allers-retours pour me connecter avec les musiciens et l’ambiance générale, puis je me suis décidé à sauter le pas.

« Où est la limite du jazz ? »

Et qu’est-ce que c’est pour toi, le UK Jazz londonien ? Un écosystème, une ambiance plus qu’un style à part entière ?

C’est très vaste. Tout le monde a son idée de ce qu’est le jazz et de comment le développer. C’est une question intéressante. On se la pose régulièrement avec mon bassiste lorsque l’on se rend en festival par exemple. Est-ce que ce qu’on écoute est vraiment du jazz ? Plus généralement, est ce que les gens qu’on aime font vraiment du jazz ? Où est la limite du jazz ? Est-ce que c’est une question de composition, d’improvisation, ou d’harmonie ? Lui se considère comme un musicien de jazz, alors que moi, c’est différent, puisque je ne viens pas du milieu, que j’ai entrepris une formation sur le tard. Tout ça est amusant, parce que je me suis formé en jouant mes morceaux avec un groupe, alors que la formation d’un jazzman est d’abord d’apprendre les standards, de les jouer, et ensuite de composer et jouer ses propres compositions.

Les frontières sont donc poreuses. Alors comment décris-tu cette scène en ébullition depuis plusieurs années, et maintenant reconnue dans le monde entier ?

Je trouve qu’elle est dans un entre deux, tu peux aller voir jouer des musiciens dans le parc ou le bar à côté de chez toi un soir, et le lendemain, ils vont se produire sous un autre nom avec des artistes tels que Gorillaz, Nubya Garcia, ou Kokoroko, qui font des tournées à l’international. Il y a cette polyvalence qui fait qu’ils sont reconnus en tant que professionnels. Et cette scène, bien que de niche, reste très ouverte et généreuse.

Tu t’es donc rapidement imprégné de cet environnement foisonnant, le projet Neue Grafik Ensemble en a découlé logiquement ?

Tout cela est né de l’initiative de Lex Blondin, qui est à la tête du Total Refreshment Centre à Londres où j’ai joué. Il a écouté en détail mes productions et m’a dit :  ‘il faut que tu trouves un groupe‘, alors que je n’étais pas du tout dans cette optique. Il m’a convaincu, et je suis venu à Londres. Lui cherchait de son côté, moi en courant à droite à gauche dans des jam sessions bouillonnantes, ou dans des soirées plus connues. En une semaine, l’affaire était pliée. A Londres, il y a un écosystème particulier où tout le monde se connaît, joue ensemble, de groupes en groupes. C’est une normalité. Et vu que ça l’est pour tout le monde, ça m’a motivé à franchir le cap.

En 2019 est sorti votre premier EP « Foulden Road », qui est selon toi un album de transition, entre les univers parisien et londonien. Pourquoi avoir choisi de confronter ses deux écosystèmes sonores ? Et en quoi se complètent-ils ?

Parce que c’est moi, c’est mon univers. J’ai grandi à Paris et je vis maintenant à Londres. Je le répète, j’ai toujours été dans cet entre-deux culturel, et cet EP en est la transition. Géographiquement, musicalement, tout est lié à la France et à l’Angleterre. J’ai démarré le disque à Paris, puis j’ai fait des allers-retours entre les deux pays. Par exemple, le rappeur Brother Portrait (à l’œuvre sur le titre « Dalston Junction » en featuring avec Esinam), est venu à Paris pour qu’on finalise des choses au studio, puis, j’ai fini le mixage en Angleterre. En y repensant, j’avais aussi besoin de m’émanciper de ce milieu house électronique dans laquelle j’étais. C’est un disque de découverte et d’émancipation.

Puis vient cette suite, Foulden Road Part Two qui est sorti le 25 mars dernier. C’est un disque qui traite de ton intégration à Londres ?

Alors, c’est un disque qui a une histoire très particulière. Au départ, j’ai créé deux sons qui s’intitulent « For Adama et Queen Assa », qui font référence et sont en hommage à Adama Traoré et sa sœur Assa Traoré. J’ai joué ces titres sur scène qui n’étaient pas du tout censés faire partie d’un éventuel album. Sauf qu’ avec l’ampleur du mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis, j’ai senti le besoin de faire quelque chose de plus grand. J’étais, et je le suis toujours, très engagé dans cette cause, via les manifestations auxquelles je me rends. C’est logiquement que ma musique s’est calée sur cette urgence, sur le racisme systémique et ses problématiques. C’est intéressant d’arriver avec ce background dans un pays où je peux parler de l’histoire d’Adama Traoré, qui n’est pas connue en Angleterre.

« Foulden Road Part Two » est donc un disque en hommage à Adama Traoré et sa sœur ?

Oui, c’est un disque dédié à Assa et Adama, une façon de leur rendre hommage et de démocratiser cet événement dans un autre pays. Mais c’est aussi mon histoire, qui me marque en tant que français. Pour aller plus loin, je suis allé voir les membres de mon groupe et je leur ai demandé de partager leur ressenti, en tant que personne de couleur noire, pour les imprégner davantage au projet. Je dirais que c’est un disque plus profond que le premier dans son propos.

“Un musicien n’est pas qu’un mec qui fait des accords dans sa chambre“

Comment sont construits ces deux morceaux, et quels messages véhiculent-ils précisément ?

« Queen Assa » représente la célébration. C’est une femme qui se bat contre les violences policières, comme une véritable reine. Cette idée a été quelque peu inspirée par le titre « Alright » de Kendrick Lamar, qui fait référence aux marches noires aux USA, est une critique des discriminations contre les populations afro-américaines, ainsi que les violences policières que subissent ces populations. Mais ce son incorpore des tonalités festives sur l’espoir, avec un fort élan de positivisme.

En revanche, « For Adama » est un morceau plus instrumental et nostalgique, car il représente le deuil. Le fait qu’il n’y ait pas de paroles est quelque chose de très fort selon moi, car il crée un sentiment d’abstraction, que tout le monde peut comprendre et interpréter à sa guise.

Finalement, au gré de vos productions, vous semblez vous politiser de plus en plus ?

J’ai surtout l’impression que le monde s’extrémise de plus en plus, et on demande plus que jamais aux gens de prendre parti pour une cause. Ce disque est aussi une façon de montrer qu’un musicien n’est pas qu’un mec qui fait des accords dans sa chambre. C’est important de donner une vision abstraite et musicale de ces problématiques-là.

Photos François Kohl, Pixellr.

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