Après le Covid, Barcelone redevient une ville martyre du tourisme de masse

La population de la capitale catalane s’est réveillée traumatisée par les pics de fréquentation de la Semaine sainte, et en colère contre l’impuissance de la maire « municipaliste » Ada Colau à endiguer ce fléau.

Il s’est bien produit une résurrection pour les fêtes de Pâques 2022 à Barcelone. Soit le retour d’un niveau de fréquentation touristique analogue à celle d’avant la pandémie. Mais pour certains quartiers, ce fut un cauchemar, rien d’un quelconque miracle. Le « monde d’après », meilleur que le précédent, ne survient pas par opération du Saint-Esprit. Depuis trente ans déjà – 1992, les Jeux olympiques -, la capitale catalane s’est inscrite sur la carte mondiale des destinations touristiques de premier plan. Puis à l’instar de Lisbonne, Naples, Dublin, le phénomène s’est emballé avec l’apparition des compagnies de vols low cost, et des plateformes de location AirBnB.

La place Sant-Felix Neri dévastée

Au lendemain du week-end, les journaux locaux mettaient en exergue le sort de la place Sant-Felix Neri, lieu martyr du tourisme de masse. Petra, 66 ans, barcelonaise depuis 1989, se souvient de l’époque où cette placette du quartier gothique, qui n’est pas sans rappeler la place Saint-Ravy de Montpellier, était une adresse secrète, qu’on se refilait entre jeunes amoureux, et autres fumeurs pas toujours très catholiques. La place Saint-Felix Neri se méritait, au fond d’un labyrinthe de ruelles. Aujourd’hui, on s’y rend un œil sur l’appli Trip Advisor, l’autre sur le GPS. Ou mieux : par visites guidées, sorties des autobus -jusqu’à dix groupes en collision simultanée sur place, se sont plaints les riverains. Dans un angle, il faut disposer des barrières pour que les enfants de l’école évitent d’être engloutis par le raz-de-marée.

“Un jour, il y aura un drame”

À Barceloneta, de l’autre côté du port, le quartier entier se vit en plein cauchemar plusieurs mois de l’année. Prof de philo, quinquagénaire pondéré, Jordi nous avertit : « Un jour il y aura un drame, c’est inévitable. » Ouvrier, populaire, mais donc pittoresque, Barceloneta n’a pu résister à la reconversion de ses logements en appartements touristiques. Toute une jeunesse européenne s’y abreuve et s’y assourdit à bas prix jusqu’à pas d’heure, tandis que les rues et la plage s’abandonnent au tapage (et autres soulagements, voire défécations) du botellon qui fait fureur sur la plage. Les jeunes locaux ne sont d’ailleurs pas les derniers à courir ces rassemblements de milliers de participants, où l’on arrive muni de boissons achetées pas cher au Super, et de sonos portatives. C’est interdit, mais c’est un phénomène de masse, sans commune mesure avec les timides essais du Peyrou ou de la place Saint-Roch montpelliérains, que les forces de l’ordre ne savent comment endiguer un peu partout dans la ville.

“Seuls les hipsters s’y retrouvent”

Dans son propre quartier du Born, Petra multiplie les exemples de nuisances : « tu sors dans ta rue, qui est étroite, et tu as la sensation de devoir nager dans un courant en sens contraire quand un autobus vient de débarquer. Tu ne connais plus personne. Les magasins des services quotidiens ont disparu, les boutiques nouvelles ne correspondent à aucun de nos besoins. » Plus fondamentalement, la pression est devenue insupportable pour se loger : « Ce quartier était très populaire. Maintenant, seuls les hipsters s’y retrouvent. Pour y vivre bien, il faut être jeune, propriétaire, et avoir de l’argent pour le quitter souvent. » Petra médite : « Je ne sais plus trop ce qui me retient à Barcelone. »

Après quatre-vingt-trois numéros sur vingt ans, la belle revue Masala, bourrée d’articles analysant ces évolutions dans la vieille ville, vient d’annoncer l’arrêt de ses parutions. L’un des arguments : « de l’équipe originelle de six personnes, nous ne sommes plus que deux à continuer de vivre et travailler dans ce quartier. » Petra observe : « Je vois des anciens qui repartent vers le village d’origine ou leurs résidences secondaires, mais qui gardent vides leur appartement dans le quartier, sans doute dans l’attente d’une transaction immobilière profitable ? »

Que fait Ada Colau ?

Après ce funeste week-end pascal, la fédération des comités de quartier (associacions de veïns, ici indépendants et puissants, rien à voir avec les faux nez à la Montpelliéraine) ont questionné : « Comment se fait-il que les deux années d’arrêt de l’activité dû au COVID, n’aient pas été mises à profit pour une vraie rupture en faveur d’un autre modèle ? » Car enfin, Barcelona en comù, qui dirige la ville, a toujours proclamé son rejet du modèle de massification touristique. La municipalité d’Ada Colau, elle-même issue de la résistance activiste contre les expulsions locatives, appartient au nouveau courant du « municipalisme ». Les Montpelliérains de Nous Sommes y font volontiers référence. De fibre sociale et écologique, on y jure que « la ville doit être conçue au service de ses habitants, pas pour faire de jolies photos », comme le dit Jordi Rabassa, le délégué élu de la Vieille ville pour Barcelona en comù.

 La meilleure destination touristique du monde

Mais à Barcelone, il faut déjà compter avec l’alliance brinquebalante passée avec le Parti Socialiste, dont est issu le premier adjoint, Jaume Collboni. Lequel s’exclame : « Le tourisme représente 15 % de l’économie de la ville, cent cinquante mille emplois, pour cent-soixante-dix mille lits disponibles, dont il faut souhaiter le meilleur taux d’occupation possible. » Provocation suprême dans ce contexte : le 28 avril, le supplément « voyages » du très côté Telegraph londonien, sacrait Barcelone « la meilleure destination touristique au monde », devant Sidney, Le Cap, Lisbonne et Venise. En plein conseil municipal le surlendemain, le même élu socialiste se réjouit de la consécration que représente à ses yeux le palmarès du Telegraph Travel.

Dans la foulée, les gestionnaires de croisières annonçaient de nouveaux contrats mirobolants pour la saison 2022. À y être, comment ne pas mentionner l’affront symbolique que sera la vente aux enchères, ce 10 mai chez Christie’s à New York, sous la nouvelle forme virtuelle des jetons non fongibles, de la façade de la Casa Battlò, l’un des chefs d’oeuvre de l’architecte Gaudi, sur le prestigieux Passeig de Gracia (les Champs-Elysées barcelonais). Valeur estimée : deux millions de dollars, pour la société qui exploite le bâtiment (tickets de visite premier prix à 39€ par personne), et promet toute de même une dotation à une œuvre humanitaire.

Plus aucune nouvelle licence AirBnB

Quant au concret de l’activité, le municipalisme a ses limites. Une réglementation, même volontariste au profit du bien public des habitants, suffit-elle à s’opposer à logique déchaînée de la spéculation capitaliste ? Daniel, l’un des porte-paroles de l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique, estime que « les efforts municipaux sont positifs, mais insuffisants ». La ville n’accorde plus aucune licence d’exploitation AirBnB (ou assimilé). Il y en a environ dix mille dans Barcelone. « Mais allez vérifier : il y a dix-huit mille annonces pour cette seule plateforme. » Autrement dit : il est très difficile de combattre le secteur de la location au noir.

Autre exemple de détournement : la ville a interdit toute ouverture nouvelle des boutiques hideuses de souvenirs à touristes. Mais dans la rue Ferran, jadis prisée, qui conduit de l’Opéra sur la rambla aux Palais du gouvernement catalan et de la municipalité, il y en a déjà cinq nouvelles à la faveur des réouvertures d’après Covid. Celles-ci augmentent leur stock de tee-shirts du Barça foot et de ridicules robes de danseuses flamencas, pour atteindre les 80 % requis pour rentrer dans la catégorie des boutiques de vêtements.

Des interdictions de nouveaux hôtels

Se voulant unique en Europe, un plan d’urbanisme touristique interdit tout nouvel hôtel dans un vaste secteur de la ville, mais les tolère plus loin. De même, la municipalité jure qu’elle va transférer les budgets de la promotion touristique globale pour mieux diriger les visiteurs vers des quartiers moins centraux et méconnus de la ville. « Mais au final, cela signifie qu’on maintient, voire qu’on amplifie le niveau global de fréquentation, alors qu’il faut absolument se décider à le réduire », dénonce Daniel, l’activiste de la décroissance. « Et si à Paris, vous attirez les touristes vers les Buttes-Chaumont, ne rêvez pas, ils finiront toujours à la Tour Eiffel et aux Tuileries, et vous n’aurez fait qu’amplifier les phénomènes de curiosité », poursuit-il.

« Hier encore, deux adjoints au maire présentaient fièrement un nouveau plan de promotion touristique axé sur la science et la recherche en jurant qu’il s’agit de diversification. Ils sont incapables de renoncer à un modèle d’insertion dans les grands circuits internationaux d’investissements, basés sur l’image de marque, et non sur les besoins réels de la population. » Si les confinements n’ont duré que quelques semaines, l’activité touristique globale, les liaisons aériennes, l’hébergement hôtelier ont cessé pendant deux années complètes : « On voit à quel point on se rend vulnérable en misant sur la mono-activité touristique, qui déjà génère en temps normal une majorité d’emplois de faible qualité, et temporaires. On l’avait déjà bien vu à la suite des attentats sur la rambla, quand tout s’est arrêté pour plusieurs mois. »

Un tourisme si peu cher

Quinquagénaire montpelliéraine, professionnelle de la communication, Mathilde décrit bien l’attractivité de la destination Barcelone : « Pour deux cents euros, le même prix qu’un week-end à Uzès, je trouve des musées de niveau européen, dignes de Paris, un appartement sympa tout près de la rambla, des boutiques super, une nourriture et une ambiance nocturne qui restent très typées, une architecture fabuleuse. Et quand t’en peux plus, tu somnoles dans le Flixbus du retour, qui te coûte une misère. » Dès la fin mai, on pourra y rajouter l’argument des kilomètres de plage.

Oui mais cette année, des vols de drones évalueront la fréquentation, pour délivrer les autorisations d’accès au bord de l’eau. Atout choc dans la compétition séculaire avec Madrid, la création des plages barcelonaises s’est faite de manière totalement artificielle, en entassant des centaines de millions de mètres cubes de sables dragués en mer. Le procédé atteint à présent ses limites, le changement climatique multiplie les coups de mer qui détruisent ces plages, et la ville ne sait plus où trouver l’argent pour les renouvellements incessants de sédiments.

“Que faire pour que Barcelone ne meure pas de son succès ?”

Les spécialistes annoncent qu’à terme les plages deviendront un luxe qui ne pourra être accessible à tous. Mais on ne compte déjà plus les Barcelonais convaincus que leur ville n’est plus vraiment faite pour eux. Il est devenu rarissime de croiser l’un de ces habitants sur la rambla, un peu comme s’il n’y avait plus un seul Montpelliérain sur la Comédie. Le 29 avril dernier, l’éditorialiste du quotidien indépendantiste Ara, posait la question : « Que faire pour que Barcelone ne meure pas de son succès ? »

 

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