Pour la clôture de saison à Grammont, le metteur en scène François Tanguy crée “Par Autan”. Comme emportée par les déchirures d’une culture européenne encore riche de ses feux, mais frisant l’épuisement, la pièce sera en grande tournée toute la saison prochaine, notamment à l’affiche du Festival d’Automne à Paris.
Toujours se méfier des apparences. Au premier coup d’oeil, c’est le mot de “bric-à-brac” qui vient à l’esprit, pour caractériser le plateau qu’on découvre, où va se jouer la pièce “Par Autan”. Celle-ci est la nouvelle création du Théâtre du Radeau, basé au Mans, ses premières représentations se donnant au théâtre de Grammont à Montpellier. Voilà qui n’était pas initialement prévu. Voilà qui porte la marque tangible des années Covid, avec les aléas dans les plannings de production, que cette crise a induits.
Belette empaillée, vieilles tapisseries
Belette empaillée. Estrades et passerelles. Parois translucides. Portes dérobées. Tentures à foison. Vieilles tapisseries. Engins de projection rétros. “Bric-à-brac” disait-on, à propos de cette atmosphère matérielle d’un théâtre un peu ancien, d’humeur à tréteaux, qui d’ailleurs se nourrira de textes empruntés à Dostoïevski et Tchekhov, Kleist, Kafka et Kierkegaard, de l’autre siècle (et encore Shakespeare).
Plutôt qu’au premier coup d’oeil, faisons confiance à une observation plus patiente. Alors tout se révèle savamment ordonné, comme une orchestration de lignes directrices du regard : des parallèles, des sécantes, des transversales, des horizontales, des verticales. Il s’y dégage des plans, des arrière-plans, des volumes, des alvéoles, des espaces dérobés, des perspectives de fuites, des recoins, des échappées, des entrées et sorties multiples. On s’est trompé dans les lignes plus haut. Il ne s’agit pas là du décor où va se jouer la pièce “Par Autan”. Il s’agit intégralement d’un univers plastique vivant. Lequel est constitutif de “Par Autan”. Cela tout autant que le matériau-texte, ou la chair actante, ou le son ciselé.
Une princesse tenue prisonnière
Les premiers mots qu’on entend sont dits par une comédienne. On ne la voit pas physiquement présente sur scène. Pourrait-il s’agir d’une voix off, préalablement enregistrée ? Or cela sonne d’une diction infiniment claire, comme très proche. Cet effet de détachement lointain, et pourtant d’immédiateté partagée, favorise une écoute en élévation, troublante. Tout s’entend comme une simple description, sobre, mais qui emporte haut l’imagination : “Dans une grande ville, une cour éclairée par la lune. Au milieu de la cour, une caisse en fer. Une partie chantée qui vient de l’intérieur et qu’on entend jusque dans la salle de spectacle. Un lion attaché à une chaîne. Une épée à côté de la caisse. Une forme sombre, indistincte, un peu plus loin. Le chant, c’est à dire une jeune et belle femme, se penche là-haut à une fenêtre éclairée par une lampe, tout en continuant à chanter. Il semble qu’il s’agisse d’une princesse de sang royal tenue prisonnière ou d’une cantatrice d’opéra.”
Ces lignes sont de Robert Walser (dans “Tableau vivant”). Aux côtés de ceux déjà mentionnés plus haut, il sera l’écrivain le plus abondamment entendu, extrait après extrait, au fil de la pièce “Par Autan”. Son écriture est limpide. Descriptive. Or merveilleusement suggestive, par-delà la surface apparente. Walser brûlait d’une vocation théâtrale, mais contrariée. Il se réalisa dans l’écriture poétique. Une vie nomade le vit prendre part aux avant-gardes de son temps (à la jointure des XIXe et XXe siècles), survivre de métiers modestes, finir longuement derrière les barreaux de la psychiatrie. Entre théâtre et poésie, sobriété descriptive et envolée imaginaire, une friction liminaire nous dit sans doute beaucoup du théâtre rugueux de François Tanguy et de son Radeau.
Sous l’apparence fânée évoquée plus haut, il n’y a rien de plus contemporain en fait, que ses principes d’écriture scénique. Tout se joue quant à la place dévolue au texte. Dans le premier tableau qu’on a décrit, il y a bel et bien des comédien.nes. physiquement présent.es sur scène. Mais leur rôle semble être, eux aussi, non pas de jouer à cet instant, mais d’écouter le texte qu’on entend, tout à l’instar des spectateur.ices elleux-mêmes. Frontalement, ils nous regardent regardant. Expérience émotionnelle intégralement partagée, renversée, questionnée. Tout du long, ces artistes seront costumé.es d’époque, mais de guingois, entre gros drap, vieux cuir et dentelle élimée, aux couvre-chefs peu arrimés, parfois extravagants, flottant dans les univers du mime ici, du burlesque là, même au bord du loufoque.
Une énigmatique situation
Ils jouent une énigmatique situation présente. Absolument présente. Le plasticien américain Frank Stella disait : “Ce qui est à voir est ce que vous voyez.” Certes, il s’exprimait précisément à propos des principes minimalistes en art. Mais on peut l’élargir à toute une recherche contemporaine plus générale. Dans “Par Autan”, on se fourvoierait à vouloir suivre un texte, comme des animaux domestiques suivent un maître. Ces textes, ces extraits, forment une mosaïque d’éléments en friction, ici avec valeur de méditation philosophique, ailleurs de pure vibration poétique, là momentanée de péripétie narrative. Devant cette forme d’orchestration de la pensée, renonçons à la volonté de comprendre par les seules voies de l’intellection.
Un temps patient s’articule et sans doute trouvera-t-il mieux son rythme de transitions au fil des représentations prochaines. Tandis que cela semble s’étirer, les événements foisonnent en fait, si l’on s’attache au moindre geste qui vaut action, à la partition musicale incroyablement travaillée (y compris au piano en live sur le plateau), et à un sens labyrinthique, relancé d’extraits en extraits, par embardées, césures, butées. Théâtre chahuté de son théâtre même. C’est avec ce radeau là qu’il faut divaguer.
L’Ukraine forcément
Fabuleusement précise en fait, cette grande écriture scénique, plastique et chorégraphique, autant que littéraire ou comédienne, a aussi ses montées en puissance. Cela par exemple lorsqu’une soufflerie soulève rideaux et voiles en tempête, qu’affrontent les personnages dans un mime de résistance physique obstinée. On a alors pensé à l’autan, aux Treize Vents, au temps. Climat. Époque. L’Ukraine forcément. Tanguy avait fait partie des grévistes de la faim, avec Mnouchkine, avec Maguy Marin, Olivier Py, François Verret, contre le siège de Sarajevo, en 1995 au Festival d’Avignon.
Il semble bien que le théâtre artisan de “Par Autan” poursuive une accumulation somptueuse des signes d’une culture européenne encore riche de ses feux, mais frisant son épuisement, en beauté, tandis que ses fissures se font terriblement inquiétantes.
Photos Jean-Pierre Estournet.
À voir ce mercredi 18 mai, ce jeudi 19 et ce vendredi 20 à 20h. En savoir +, ici.
Au cours de la lecture je me suis demandée qui pouvait avoir une si belle analyse et surtout une si belle écriture . Nul étonnement de découvrir, à la fin, qu’il s’agissait de GÉRARD MAYEN ! Il ne reste presque plus de réels critiques …Heureuse de le découvrir dans l’équipe montpelliéraine de LOKKO.