Women Part 3 : voyage dans la planète afro-féministe

À l’occasion du programme PAR/ICI, l’exposition chorégraphique WOMEN PART 3, conçue par les artistes Ghyslaine Gau, Annabel Guérédrat, Ana Pi, a investit les espaces d’ICI—CCN à Montpellier. Les installations ont été activées en avril lors d’une soirée projection/table ronde en présence des artistes, et ensuite des soirées performatives participatives de “déploiement de matières”.

Premier soir. Nous arrivons dans la boîte noire du Studio Bagouet pour la soirée projection de films et table ronde avec Fabienne Ex-Souza, sur invitation des trois artistes. 

Ghyslaine Gau : faire face aux noeuds de la vie

On commence par l’extrait de “TRAVELLING/autoportraits#” de Ghyslaine Gau et Jean-Philippe Derail, que l’on avait pu découvrir lors de l’édition 2019 du festival international de femmes artistes – Magdalena. Dans cet auto-portrait, Gyslaine Gau est filmée de face, coupée au-dessus de la poitrine, valorisant la mise à nue métaphorique sans la dévoiler. Elle nous parle sur le ton de la confession et nous regarde droit dans les yeux. Ce plan fixe réalisé sur fond blanc apporte un contraste esthétique de sa peau noire, sur ce fond immaculé, presque clinique tant il est éclairé. Et sa parole ainsi délivrée nous plonge dans le caractère intime de cette parole individuelle, délivrée sans voile, qui croise (malheureusement) l’histoire universelle car partagée par tant de femmes. Elle confie que l’idée était de “désacraliser le lieu de l’intime pour donner moins de culpabilité”.

Ses cheveux tressés ramènent à son identité et son héritage afro. Pour une fois, c’est elle qui se touche les cheveux -cet objet d’exotisme, de fantasme et de spéculation- tâchant de démêler ces nœuds de la vie, se défaire de ces histoires dont elle ne se souvient que trop bien. On lui demande d’en “faire quelque chose”, comme une injonction à faire des cicatrices et des traumatismes un bel objet à transmettre, pour le transformer en positif, mais comment cela pourrait-il le devenir, n’est-ce pas suffisant de tenter d’y survivre ? Elle rit, jaune, sur la fausseté de notre société qui porte son attention de manière aléatoire et suspecte : “C’est louche quand on t’adore trop, on adore des dieux, c’est une chose non palpable, pas un être de chair”, s’interroge-t-elle à l’écran. Et de ses tresses, elle s’en libère au fil d’une parole qui se construit, comme pour se débarrasser du poids des représentations, comme pour témoigner de l’évolution de sa pensée et inviter le public à transformer ses idées. Seule une tresse persiste pour délimiter son visage à l’écran ; l’air grave, elle nous observe, puisqu’il s’agit aussi de dénoncer ces limites, souvent dépassées, et ce fardeau qu’elle continuera de porter tout au long de sa vie.

Annabel Guérédrat : rituel contre la morbidité coloniale 

Annabel Guérédrat, quant à elle, proposait une vidéo d’art intitulée “Mami Sargassa” (créée en 2021) mettant en scène un rituel d’enterrement avec la fameuse algue toxique qui envahit le littoral de l’arc antillais : la sargasse. Afin de questionner la possibilité de vivre sur un territoire dont le sol est toxique mais surtout d’aborder l’histoire commune issue du commerce triangulaire de la plantation de canne à sucre, et de prolonger la réflexion sur la toxicité aux liens du sang. Ce passé de l’esclavagisme coule dans leurs veines et envahit leurs esprits. Alors Annabel Guérédrat imagine un conte caribéen futuriste qui se déroule en 2083, dans un monde où la Martinique n’existe plus, seules des sargasses ont survécu à des siècles de colonisation et de contamination.

Mais une femme, “Mami Sargassa”, grâce à ce rituel d’enterrement et cette communion/intoxication “dans la sargasse fraîche”, renaîtrait des cendres du monde. Les fantômes du passé viennent hanter cette “sorcière” héroïne, sous forme de voix qui content le destin funeste en trois langues (créole, anglais, français) : “Colonisation. Contamination, occupation. No human. No animals. Just sargassa. Toxic.” La musique accompagne l’inquiétante renaissance de cette Ève échouée sur son rocher. L’artiste écrit : “Elle défend la vie, contre la morbidité coloniale, néolibérale.”

Ana Pi : aux origines de la liberté

Ensuite, la vidéo d’art “NoirBLUE” (créée en 2018) est l’œuvre entièrement écrite, réalisée et montée par l’artiste brésilienne Ana Pi. Ce film fut pensé comme “une offrande de la part d’une femme noire née au Brésil qui a traversé 9 pays de l’Afrique Subsaharienne en 2018”, nous raconte l’artiste. C’est l’histoire d’un voyage qui deviendra initiatique lorsque, pour la première fois, elle se retrouvera entourée de gens de la même couleur qu’elle. Plus question d’être trop blanche ou trop noire (insulte “blue” au Brésil), sa couleur lui permettra de se reconnecter avec la terre de ses ancêtres par le geste chorégraphique. On lui dira “Soyez la bienvenue chez vous” et elle dansera en combinant des mouvements traditionnels et contemporains, dans une expérience spatio-temporelle, “vers le fleuve Niger, noir”, relate-t-elle émue.

Au temps de la prière (en plein Ramadan) elle offrira cette “danse de guerre, de fertilité, de guérison”, la peau noire sous le voile bleu, pour s’intégrer à l’espace, se dévoiler et de ne plus cacher ces histoires, afin de devenir “mémoire vivante” pour enfin pouvoir exister.

Fabiana Ex-Souza : de l’histoire des Congadas pour la ré-existence

Enfin, l’artiste invitée Fabiana Ex-Souza présentait son court film à la croisée entre archives précaires et science-fiction “Navio-Ovni” (créé en 2017). L’idée est de “transformer le corps de ces personnes esclavagisé.es en archives vivantes”, explique l’artiste, en montrant ces cérémonies afro-religieuses des Congadas au sein de la Cour royale du Congo comme des tentatives de sauvegarder leur humanité, pour “continuer d’exister dans les champs d’intolérance invisible”, pour se défendre contre “la technologie mortelle de la colonisation” grâce à leurs traditions. En filigrane, ce récit extraterrestre illustre l’aberration et l’inhumanité de l’enlèvement des kidnappé.es du monde africain” et affirme la résistance de ce peuple brisé.

La table ronde, se présentant comme une discussion libre entre le public et les artistes, demandait “Où la théorie du radical care s’articule aux notions d’archives, de décolonialité et de visions futures ?”. Il s’agissait pour les artistes d’appuyer sur les traumatismes intergénérationnels des personnes racisé.es encore en lutte par rapport à leur passé, réclamant réparation pour survivre dans le présent -d’où ce geste artistique de se projeter dans le futur, pour s’imaginer un avenir. Mais aussi sur l’importance de rémunérer tout travail après des siècles d’esclavagisme.

Pour activer notre liberté et notre humanité en commun

Et déjà était posé ce lien précieux entre ces trois femmes, entre leurs histoires mêlées, dans leur élan de liberté, et cette volonté commune d’extérioriser par le geste et les mots ces blessures gravées dans leur peau. Sortir de la solitude pour guérir et se porter ensemble.

C’est alors que se clôturait (ou commençait ?) cette admirable collaboration entre Ana Pi, Ghyslaine Gau et Annabel Guérédrat par deux soirées performatives pendant lesquelles elles déployaient les matières chorégraphiques de cette exposition. Les trois artistes ont alors invité le public à “se déplacer et s’immerger dans les composantes de cette planète afroféministe, de l’ENTRÉE à la RIVIÈRE, parcourant la MONTAGNE (de livres, ndlr), la MER, la FORÊT SUSPENDUE, les CORPS MÊLÉS, tout en PRENANT SOIN DE VOUS” dans l’espace du Care au sein de la Chambre d’éco (salle d’expo). On y découvrait leurs références littéraires, de “The Black Unicorn” et “Sister Outsider” d’Audre Lorde à Jota Mombaça en passant par “Ne suis-je pas une femme ?” de Bell Hooks ou “L’Afrique et ses fantômes : Écrire l’après” de Seloua Luste Boulbina ou par exemple l’ouvrage “Se défendre : Une philosophie de la violence” d’Elsa Dorlin.

Après une arrivée solennelle entre corps en mouvement, rituels, matières que l’on dépose sur son passage comme pour laisser sa trace, et incantations mystiques dont on entend le caractère politique, elles viendront mettre des paillettes dans nos vies, bouger nos propres corps, mettre en mouvements nos esprits dans la bonne humeur et l’engagement en citant Toni Morrison. “Mon oeuvre doit être belle et politique” et en se donnant de la force et de l’espoir par les mots de leurs soeurs : “Notre liberté est mise en danger chaque fois qu’une personne est battue pour la couleur de sa peau” (extrait d’un ouvrage de leur sélection). Ces danses et performances seront prétextes à dénoncer les divisions et tortures du passé jusqu’à l’exploitation capitaliste du présent. Au cœur des oeuvres de l’exposition (photographies, vidéos et installations), elles nous invitent à prendre la parole, à occuper l’espace et à briller. Et nos êtres purifié.es, nous transportons dans l’espace l’odeur de la liberté, de la légèreté d’être mais la responsabilité de savoir, et surtout de la puissance des femmes -matérialisée par cette vulve en papier autour de laquelle elles danseront, accompagnées des plus courageux.ses du public qui affronteront la pluie dans la Cour de l’Agora. C’est réjouissant à regarder et émouvant de voir leurs corps se protéger. Alors je retourne dans la Chambre d’écho pour m’extraire de l’agitation et profiter d’une respiration cellulaire guidée, face à ces projections des rituels qu’elles ont réalisé en Martinique dans la Mangrove. Une voix apaisante nous accueille : “Bonjour, j’espère que vous allez bien, que vous prenez soin de vous”, alors on s’allonge et on tente de se reconnecter à nos cellules, au végétal, à la Terre qui nous lie. Cette expérience ne laissera personne indifférent.e, reste à ancrer cette conviction profonde et ce sentiment de paix dans nos vies, pour ne pas reproduire les erreurs du passé.

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