Après les grandes machines “Œdipe roi”, “Tartuffe” et “Michael Kohlhaas”, “Love Me” de l’Argentine Marina Otero et “Strip : au risque d’aimer ça” de Julie Benegmos et Marion Coutarel, montpelliéraines : deux belles secousses féminines au Printemps des Comédiens.
Le début du festival a été hyper genré avec trois grandes machines théâtrales bien masculines : “Œdipe roi” en ouverture (Eric Lacascade/Sophocle), “Michael Kohlhaas” au théâtre Jean-Claude Carrière (Simon Mc Burney/Heinrich von Kleist), puis “Tartuffe ou l’hyppocrite” dans l’amphi d’O (Molière/Ivo van Hove). De quoi faire grincer les féministes vigilantes du théâtre montpelliérain ! Alors donc ? Plus de quoi s’accrocher aux grilles du domaine d’O ? Pas un mot ? Hélène Soulié en militante crainte et vigilante a déplacé ses combats. Elle a peut-être écouté le podcast de LOKKO où Jean Varela témoignait d’une inflexion sincère sur le sujet après sa pétition de 2019 pour la parité au Printemps des Comédiens. Une date montpelliéraine dans l’histoire de la parité, totalement ignorée par les médias locaux.
Mais dès le samedi (et durant tout le festival), le “matrimoine” a pris indéniablement le relai, à commencer par “Love me” et “Strip”. Mais dans les petites formes de prédilection féminine : auto-fiction, parole sur le corps, rage inspirée. Il y aurait beaucoup à dire sur cette assignation esthétique. Un genre dans le genre.
La performeuse argentine Marina Otero a été précédée d’une réputation flatteuse. Seule sur une chaise dans une petite salle du théâtre du Hangar, elle laisse se dérouler, en silence, son texte en fond de scène. Une littérature en mode Angot (brrr….). Elle balance tout d’une vie de douleur qui lui a fait quitté l’Argentine pour Madrid à 37 ans. À “10 000km de la maison de mon enfance” auprès d’un père violent : “La petite fille qui a vu son père planter un pied de chaise dans le ventre de sa mère, c’est moi.”
Elle vit sur un fil, additionne les hommes, souffre d’être latino. “D’abord baise moi, après, parlons d’amour.” On est comme face à une grande liseuse dans une étrange séance collective de lecture avec l’auteur en chair et en os entre le texte et le public. Le genre de spectacle qui vous prend à la gorge, pétrifie l’auditoire et durant lequel il est inimaginable de se moucher, par exemple.
“Si je ne danse pas, la colère va me détruire”, et la voilà dansante, seins nus, belle et vénéneuse, mais toute en gestes empêchés, en spasmes cathartiques. Opérée plusieurs fois de la colonne vertébrale, elle avait fait danser des hommes – nus – à sa place dans le très coté “Fuck me”. C’est une Frida Kahlo qui est là devant nous. Terriblement troublante.
À quelques kilomètres de là dans le luxueux Kiasma de Castelnau-le-Lez : ambiance différente. Julie Benegmos et Marion Coutarel (photo ci-dessus) jouent “Strip : au risque d’aimer ça”. J’ai beaucoup entendu parler de ce spectacle à Montpellier. Plutôt en bien. “Elles sont un peu restées au bord des choses”, tempère une metteuse en scène, croisée dans un autre spectacle.
À côté de moi, une adorable enseignante à la retraite, fidèle du festival, s’émoustillant toute seule de ce qu’elle va voir, fait une allusion un peu vaseuse sur les pompiers de service. Le noir se fait sur la scène du théâtre où a été aménagé un espace restreint pour une petite centaine de personnes qui exclut d’occuper les fauteuils de la salle.
Barre de Pole Dance d’un côté, décor de loge, de l’autre, au miroir cerclé d’ampoules de couleurs. Julie Benegmos explique son aventure – vraie – : pour obtenir les cachets manquants de son statut d’intermittente, elle est devenue stripteaseuse à Paris dans un cabaret dit “Chochotte”. Vérification faite sur Google : il existe bien. “C’est simple, il suffit de se déshabiller”, a-t-on dit à cette jeune actrice dont la voix n’est pas totalement sortie de l’enfance. Marion Coutarel complète en donnant les tarifs (photo à la UNE). Elles vont raconter en se déshabillant elles-mêmes, jouant de leurs charmes en mode “en quoi est-ce scandaleux de se déshabiller en public ?”
Dès lors on passe un moment de grande agitation intérieure. Comment à l’ère de MeToo (*), peut-on construire un tel spectacle ? L’industrie du sexe n’est-elle pas dans le collimateur du féminisme ? Ne sont-elles pas en train de souscrire à un “male gaze” (un regard masculin) sur le striptease ? Me revient en mémoire ce merveilleux film “Irina Palm” avec la chanteuse Marianne Faithfull dans le rôle d’une grand-mère qui masturbe les hommes dans un sex-shop pour nourrir sa famille. Il y a aussi dans cette proposition des “assistantes sociales de l’extrême”.
Des vidéos d’anciennes stripteaseuses du “Chochotte” viennent enrichir le propos, toutes nostalgiques. L’une d’entre elles flingue en deux mots les remontrances morales d’une vieille féministe venue la questionner jusque dans le cabaret. Il y a une allusion à des filles qui “ont eu des problèmes” mais furtive.
L’une d’entre elles a, grâce à cette activité inavouable, “repris confiance dans les hommes”. Une autre cite Duras en s’effeuillant. Phèdre en string, ça marche bien aussi ! “Qu’est-ce que c’est une femme libre ?”, interroge ce chœur facétieux d’intermittentes du sexe heureuses, dans un univers de fleurs en plastique ? “Les stripteaseuses marchent droit sur leur fil de funambule entre drogue et prostitution.” Saintes femmes ! Julie Benegmos en Madone clignotante est un des jolis moments de ce spectacle immoral, qui joue des contradictions du sexe féminin, peut-être trop riche en intentions.
Un objet théâtral malicieux et un peu étrange, avec une grande fraîcheur dans la déconstruction des préjugés, qui finit par nous compromettre…
(*) À ce propos, notez la sortie du livre « #MeTooThéâtre » chez Liberteria.
Ce week-end : deux grands rendez-vous au Printemps des Comédiens. “Phèdre” de Sénèque dans une mise en scène de Georges Lavaudant avec l’acteur montpelliérain Maxime Taffanel, nominé aux Molières pour son spectacle “Cent mètres papillons” et “Les Gros patinent bien”, qui a reçu, ce 30 mai, le Molière du meilleur spectacle dans le théâtre public.
Photos “Love Me” : Nora Lezano, photos “Strip : au risque d’aimer ça” : Marie Clauzade.